Chapitre 5 - Ecume Sinistre
Le groupe hétéroclite pénétra dans la cité moribonde dans un silence mortuaire, il veillait un corps à l'agonie. L'intérieur d'Isilde conservait quelques couleurs ternies et piquetées aléatoirement de ce même gris qui avait envahi la façade. Des déchets se décomposaient dans la rue malgré les ramassages réguliers du service mis en place par le maire de cette ville, ce qui attirait les parasites les plus résistants. L'entrée se marquait de deux épais piliers de roches taillées garnies de cadavres d'algues tissant un linceul.
Bien loin de se laisser abattre, les citoyens poursuivaient le cours de leur vie : les boutiques vendaient, les sirènes des écoles retentissaient, les entrailles de la République débordaient de monde. Pourtant, ce tableau animé embaumait la contrefaçon. Les habitants se distinguaient par l'absence de filtres sur leurs branchies, au contraire des voyageurs venus d'autres mers. Leurs joues creuses et leur teint blanchâtre prouvaient leur misérable état de santé.
Introduits au sein de cette foule, la troupe se laissa emportée jusqu'à la place centrale où siégeait la mairie. En piteux état, un balcon de corail autrefois rose menaçait de s'effondrer sur les passants qui l'évitaient soigneusement. Le parterre d'éponges s'effritait en une fine pellicule de poussière. Une imposante bannière électronique affichait divers messages sur la vie quotidienne de la ville : « Promotion -50% chez CrustiMiam, 12 rue des crabes ; Inscriptions file d'attente pour immolation de 09h à 21h, 7J/7 ; Météo, courant sud-ouest amènera une nuée de fausses méduses, surveillez vos enfants. ». Nalya fronça les sourcils. Moitié prix ? Voilà qui n'était pas commun pour les aquaïens. Le propriétaire de la crustacerie devait être désespéré. Mais son esprit de déduction lui suggérait que pour être si maigres, les Isildiens ne se nourrissaient que peu. Comme ses parents à la fin de leur maladie. Mais ses parents étaient morts en quelques mois, comment les résidents de cette ville survivaient ? Ils devaient forcément avoir un remède ou un moyen de retarder la maladie. Car oui, elle voyait exactement les mêmes symptômes.
Faerys fixait ses pieds comme une obsession pour ne pas assister à ce spectacle. Il ne voulait pas revivre le malheur de cette dernière année. C'était terminé. Sperys s'aperçut de sa détresse émotionnelle. Il passa son bras autour de ses épaules, leurs tentacules s'entrelaçant affectueusement. L'étreinte lui apporta un courage renouvelé. Il percevait cette tendresse comme une bulle qui le protégeait de la réalité. À son plus grand malheur, cette dernière tapota son épaule. Un homme d'âge mûr tourna de l’œil sous leurs yeux, sa femme le secoua, appela son nom et à l'aide. Un étau écrasa son cœur, le destin lui interdisait d'oublier. Il s'échappa de la foule, cherchant de la solitude et de l'air qu'il trouva dans une ruelle garnie de cadavres de bouteilles plastiques. Il glissa le long du mur à sa gauche, prit sa tête entre ses mains et clôt ses paupières en souhaitant que cette cité disparaisse. Ses muscles tétanisés le forçaient à se recroqueviller et lui ôtaient toutes possibilités de se relever.
Le pirate avait épié l'embrassade des deux céphalopodes d'un air critique. Il interrogeait ce que le calmar trouvait à ce faible petit prince presque aussi ignorant que son aînée. Il ne le pensait pas du genre à pencher pour les côtés innocents. Dans le tumulte de la populace qui s'amassait pour aider ou observer, le quatuor perdit le poulpe de vue et dut errer pour le retrouver. Sperys luttait pour ignorer l'affolement de son palpitant et affichait un visage parfaitement neutre malgré son regard vif qui scrutait chaque recoin. A l'instar de Nalya qui dissimulait son trouble sous son habituel masque de princesse. Mais elle était morte d'inquiétude. Le pirate eut un sourire amusé devant Kyos qui couvait la jeune femme du regard. Elle ne quittait presque jamais son champ de vision. Il se convainquait qu'il ne faisait que remplir sa mission de la surveiller. Mais aucun renfort n'était encore venu les cueillir donc il était capable de mettre son dressage de côté pour la satisfaire. Une pointe de cynisme traversa le visage du brigand dont les attributs n'étaient pas clairs. Les grégaires restaient grégaires. Pourtant, les poissons combattants n'étaient pas reconnus pour leur nature sociable.
Le quatuor se divisa en deux pour mener les recherches. La princesse et le soldat jouaient des coudes dans la foule pour progresser. Ils furent séparés à trois reprises avant d'atteindre, enfin, des artères moins fréquentées. Ils soufflèrent. Quelle cohue ! La relative quiétude de cette ruelle était bienvenue. Kyos osa effleurer les reins de la jeune femme et lui assura qu'ils retrouveraient son petit frère. Jamais il ne lui avait donné de faux espoirs concernant la guérison de ses parents. Ce n'était pas dans ses qualifications, lui promettre aurait été synonyme de mensonge. Alors, Nalya le crut. Elle hocha la tête et le remercia de son soutien. D'apparence glaciale, il devina la sincérité de cette gratitude.
Nalya se rongeait les sangs mais la fuite de son cadet leur offrait une brève intimité. Tout en nageant, elle aborda le sujet de Sperys : ses nombreuses relations à travers le monde, son alliance avec ce hors-la-loi, ses liens avec Faerys. Ce calmar transpirait le danger et la malice. Elle avait une affligeante sensation d'être menée par le bout du nez. Mais elle tenait une raison de le condamner et elle serait absolument enchantée de témoigner en sa défaveur. De plus, elle pouvait compter sur le combattant. Ce lien d'amitié lui conférait une fierté mal placée. Elle concevait qu'elle ne devrait pas le voir comme une victoire personnelle, surtout que cette affection mutuelle était authentique, mais sa nature orgueilleuse gonflait son égo.
Kyos partageait les soupçons de la régente. Son intuition lui soufflait qu'une arrestation ne suffirait pas à le stopper. Et il l'avait vu combattre lors de l'embuscade, ce nérite rivaliserait avec un combattant et son corps orné de cicatrices connaissait la douleur. Tout comme le sale boulot, le meurtre, la manipulation. Pour l'instant, Nalya suivait la piste semée par Sperys, il assurait ses arrières. Il espérait que le danger ne viendrait pas de face mais quel était le degré de fourberie de cet aquaïen ?
Nonobstant ses angoisses, Nalya se trouva intriguée au cours de ses pérégrinations dans ces voies plus secrètes. Toute cité disposait de rues aux charmes uniques, aux boutiques pleines d'âmes et d'histoires, à l'architecture ancienne. Isilde ne faisait pas exception. Elle se prit à flâner près des devantures d'un antiquaire, d'un prêteur à gage, et fut happée par une discrète échoppe qui semblait étrangement échapper à la grisaille. La forme arrondie de la vitrine avait un bon millier d'années et les moulures de créatures marines avaient été restaurées récemment. Par ce drôle de hublot, un salon en verre teinté plus à la mode. Un Isildien patientait, son regard porté sur la table électronique où il admirait un dessin sur un dos. Elle ne parvenait pas à savoir ce qu'il représentait exactement. Sur la gauche, près de la porte, un comptoir montait la garde et séparait l'accueil du reste de l'atelier. Au fond, une table d'opération et du matériel disposé sur des étagères à la propreté irréprochable. Une femme méduse était penchée sur un aquaïen dont les bras d'étoile de mer encadraient son visage comme du pollen au centre d'une pâquerette. La méduse reproduisait un modèle sur son épaule et y appliquait un crayon remplit de poudre abrasive qui grava l’œuvre en la colorant. Cette pratique lui était inconnue et la fascina. Attirée, elle poussa la porte, salua la tatoueuse en retour et observa les écrans qui diffusaient les différentes réalisations de l'artiste. Pour parler en termes humains : un style gréco-japonais. Chaque motif était original et s'adaptait à la forme de la partie du corps qu'il ornait.
Kyos avait entendu des camarades de l'académie parler de cet art très respecté dans bien des cités. Les poudres abrasives pouvaient être luminescentes ou mat, d'une palette de couleur très variées, chaque cité avait ses codes, ses motifs récurrents mais chaque tatoueur avait sa patte propre. Cette méduse devait avoir voyagé pour obtenir ce style hybride. Bientôt, la tatoueuse termina son travail et permit à sa toile d'admirer le résultat tout en lui faisant part des recommandations d'usage. Elle approcha alors du comptoir et leur proposa son aide.
« Vos œuvres sont remarquables. Comment faîtes-vous ? »
La méduse rit et explicita le processus. Si les voyageurs n'étaient pas rares, il ne s'agissait en général que de marchands habitués aux différentes cultures aquaïennes. Nalya lui prêta une oreille attentive et finit par mener la conversation sur l'état de la ville après l'évocation de la beauté de son magasin.
« Pourquoi vous restez ici si cette maladie sévit ? Falside vous l'impose ? Vous ne faîtes pas de recherches pour la curer ?
— Non, nous refusons simplement d'abandonner la terre de nos ancêtres. Et ce n'est pas une maladie, plutôt un empoisonnement. Tous ces trucs que les humains jettent, ils appellent ça du plastique. On l'absorbe par la respiration, la nourriture... On a un traitement qui retarde les effets mais on ne parvient pas à le soigner. Nous y sommes exposés depuis longtemps. »
La princesse avait cessé d'écouter au terme « poison ». Sperys avait raison, il ne s'agissait d'une tragédie mais d'un meurtre. Quelqu'un leur avait fait respirer de cette eau contaminée pendant des mois. L'implication directe était un traître au palais. De plus, Falside leur avait caché la vérité qui aurait pu leur permettre d'arrêter le régicide. Ses poings se serrèrent, ses narines se dilatèrent, son regard se durcit. Ils regretteraient. Tous. Les responsables, les coupables, les collaborateurs. Les traîtres. Mais un détail la dérangeait. Il existait mille venins et toxines, bien plus rapides, bien moins compliquées à administrer. Qui prendrait une telle peine ? Et pourquoi ? Des questions qu'elle ne manquerait pas de poser au tueur. Une enquête à Atlantide s'imposait. Mais en attendant, aux fosses la Surface, elle ne pouvait laisser les humains empoisonner un peuple dont ils ignoraient l'existence.
Elle remercia poliment la méduse et quitta le salon en compagnie de Kyos. Le changement d'état d'esprit de Nalya ne lui avait pas échappé. Et il était aussi surpris qu'elle de ce retournement de situation. La mort des dirigeants atlantes n'avait rien de fortuit. Des missions se rappelèrent à lui. Des missions avec des filtres et en combinaison, dans des zones mortes. Des missions où il évacuait des centaines de corps d'aquaïens morts asphyxiés dans des eaux pestilentielles. Une révélation le frappa avec la puissance d'une gifle. Sèche et vive. La Surface camouflait les hécatombes crées par les activités humaines. La Surface censée protéger et négocier au nom des aquaïens faillait à sa tâche depuis des siècles. Avaient-ils un jour parlé aux terrestres ? Falside craignait-elle que l'on découvrit sa traîtrise ? Kyos croyait défendre son espèce, mais il protégeait juste ses élites.
« Votre Altesse, quoi que vous décidiez, je serai à vos côtés. »
Avec cette simple promesse d'allégeance, le soldat retrouvait du sens à sa vie. Le sentiment de vide permanent, que la princesse parvenait en partie à chasser, s'envolait. La jeune femme redressa le buste et accepta sa dévotion ; son cœur tambourinait de joie qu'il choisît son camp. Elle n'avait même pas besoin de lui poser un ultimatum.
« Désormais, tu es un chevalier d'Atlantide, pas une marionnette du Haut Conseil. »
***
Sperys avait retrouvé son amant en fin d'après-midi. Il l'avait longuement rassuré mais Faerys devait surpasser sa culpabilité avant qu'elle ne le rongeât complètement. Une fois le groupe réunit, ils prirent une suite dans un hôtel et la princesse partagea ses découvertes sur la prétendue maladie de ses parents. Le cadet blanchissait à vue d’œil, ses bras s'enroulaient autour de lui alors qu'il se recroquevillait sur sa chaise. La colère palpable de sa sœur émanait dans l'atmosphère, et bien que cette animosité ne se dirigeait pas vers lui, elle le tourmentait. Nalya voulait signifier leur présence à l'humanité et frapper un grand coup pour leur montrer les dégâts qu'ils causaient. Mais au grand damne du nérite, elle prévoyait encore une action pacifique. Elle accordait le bénéfice du doute aux terrestres. Moins à Falside. Cela dit, elle faisait déjà un premier acte de désobéissance à l'autorité internationale de la Surface.
Alors qu'ils débattaient sur l'action à entreprendre, une ombre obscurcit la lumière du soleil couchant estival. Ils levèrent les yeux vers le ciel et virent une étrange vague. Des hommes, des femmes, des enfants. Des centaines de corps flottaient avec paresse au gré de la houle. Les cadavres survolèrent la ville d'un lugubre sillage qui broya le cœur de l'aînée. Qu'ils soient terrestres ne la privait pas d'empathie, elle ignorait les circonstances de ce drame et la cruauté des humains envers leur propre espèce. À l'inverse de Sperys dont l'expression se maintint glaciale.
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