Chapitre 8 - Désastreux Abordage
Les yeux clos, la respiration mesurée, immobile dans l'immensité du monde sous-marin, Sperys guettait. Son plan n'avait souffert d'aucune attente ; les morsidois ne toléraient pas l'intrusion des soldats de Falside, les isildiens se refusaient à agoniser en silence. De puissantes turbines vrombirent au loin, ses paupières levèrent le rideau sur des pupilles sans plus de fond. Le soleil était levé depuis au moins quatre heures, attaquer en pleine lumière ne leur conférait pas l'avantage mais si leur entreprise réussissait, les dégâts seraient conséquents.
Un navire de croisière voguait vers l'ouest. Sperys donna le signal, une armée le suivit. Ils attendirent son passage et se ventousèrent à la coque d'un blanc immaculé. Un nuage sombre et au parfum de pétrole brûlé se relâcha dans l'eau. Une virulente toux saisit les aquaïens dépourvus de filtres. Ils s'accrochèrent à leurs prises et escaladèrent le bateau.
Les vagues fouettèrent leur corps, l'eau et le sel claquaient leur peau, irritaient leur épiderme. Le calmar s'orienta en direction d'une fenêtre entrouverte d'où s'échappait un fumet sucré. Il jeta un discret coup d’œil à l'intérieur. Des plans de travail en inox meublaient une grande pièce étincelante de propreté. Des humains vêtus de blanc cuisinaient sur un air entraînant. Il en ignorait la provenance mais apprécia la bonne humeur qui s'en dégageait. « La bonne couleur pour cette journée, songea-t-il. » Il se dissimula de nouveau lorsqu'un des cuisiniers se retourna et souffla sa montée d'adrénaline. Il ne devait pas se faire prendre. Ce navire devait transporter près de dix-mille terrestres. Il orienta son regard vers son objectif : la cabine de pilotage.
Les chaleureux rayons du soleil reflétés à la surface des flots asséchaient leur peau malgré les brumisateurs que lui avait fournis le pirate avant son départ. Sperys n'était pas capable d'atteindre la cabine près de la proue à la seule force de ses bras. Il devrait aborder avant. La grimpe sur cet immeuble flottant dura cinq minutes étirées par la tension. Sperys se hissa sur le balcon d'une chambre dont la baie vitrée était ouverte.
Les occupants manquaient à l'appel mais la femme de chambre avait eu le temps de nettoyer et refaire les lits. Les pieds nus de Sperys découvrirent la sensation râpeuse de la moquette bleu nuit disposée dans toutes les chambres de cette catégorie. Le nérite trouva la pièce étouffante entre le lit matrimonial qui n'offrait qu'une vingtaine de centimètres pour circuler et accéder à la porte et la décoration propre n'en était que plus impersonnelle. Il ne s'attarda pas plus longtemps et ouvrit la porte avec précautions. Il épia le couloir, à gauche, à droite, il craignit de se perdre dans ce dédale. Allons, rien de difficile, vers la proue et vers le haut.
Un cri résonna dans le corridor ; le massacre commençait. Pas de bonne volonté, pas de bienveillance, pas de tolérance. Les terrestres apprendraient qu'ils existaient et qu'ils ne se laisseraient pas assassiner à petit feu.
Sperys débuta sa procession. Les allées, telles des sosies, le faisaient douter de la bonne voie. Il se cacha, un couple surveillait leur petite fille en revenant de la cafétéria pour le petit déjeuner. Le calmar souffla de soulagement. Il ne croisait presque personne malgré le nombre de passagers sur ce vaisseau. Il aurait pu qualifier cette situation de paranormale. Terré à un carrefour, il les vit user d'une carte afin d'ouvrir la porte de leur cabine. Il caressa sa dague du bout des doigts et poursuivit sa route. Enfin ! Des escaliers ! Il gravit les marches, les paliers ; l'oreille tendue, l’œil à l'affût. Les ponts se succédèrent d'une absolue uniformité. Enfin ! Le pont supérieur ! La population se densifiait à cet étage. Il longea le bastingage, contourna le bar de la piscine extérieure et s'introduisit dans l'espace bien-être. Le bassin chauffé était vide, les échos des clapotis de l'eau se répercutaient dans l'atmosphère chlorée qui irritait son odorat. Il fronça son nez retroussé et avança avec souplesse entre les colonnes décoratives.
Un frisson remonta le long de sa colonne et il tourna lentement la tête pour découvrir deux hommes en uniforme qui pointaient une arme sur lui. Les fameux pistolets des terrestres. Il en avait vu plus d'une fois sur les navires militaires des humains. L'un d'eux prononça une série de mots incompréhensibles pour lui mais son ton était évocateur. Sec, autoritaire. Le dégoût dans ses yeux ne trompait pas plus. Le mouvement de l'arme à feu en direction de sa lame lui suggéra qu'il souhaitât qu'il s'en sépara. Il porta sa main aux sangles de son fourreau, le décrocha. Le son sourd de la chute du couteau résonna au-dessus de l'écoulement de l'eau dans les bassins. Il recula à chaque pas du terrestre qui l'éloigna de son précieux poignard. Hors de question qu'il l'abandonnât alors que Falside le poursuivait. Il se languit du moment opportun. Les deux armoires à glace l'encadrèrent et il agit, aussi véloce que la foudre. Ses tentacules les plus longs claquèrent dans l'air. Leurs crochets mobiles lacérèrent la gorge des vigiles dans un chuintement visqueux et moite qui peignit ses membres de rouge carmin plus intense que son teint naturel. La sourde chute de ces terrestres sonna leurs derniers soupirs qu'ils laissèrent à la cadence de leur sang.
Il reprit possession de sa lame, il espérait que le reste de ces gardiens se concentrait sur la horde d'aquaïens qui œuvraient dans les chambres. Une alarme stridente envahit le navire et une voix s'échappa de boîtiers grillagés accrochés à intervalles réguliers. Une fois de plus, la langue lui était hermétique. Il jeta un œil aux cadavres et déroba l'une des cartes d'accès. Elle ouvrirait sûrement les portes de la cabine de pilotage.
Sperys remarqua un plan. Il s'y attarda, traça son chemin du bout de l'index puis quitta l'espace bien-être. A gauche, deux intersections, à droite et voilà l'escalier barré d'une écoutille. La panique avait investi le navire, au point qu'il passa inaperçu dans la cohue d'humains égarés. Ils cherchaient à accéder aux canots de sauvetage sans se douter que le nérite avait donné ses directives à ce sujet. Ceux qui réchapperaient de cet abordage ne le devraient qu'à la chance.
Il inséra la carte dans le lecteur. Une diode s'éclaira en vert et le verrou claqua. Le calmar poussa la lourde porte et gravit de nouvelles marches. Les humains qui travaillaient ici avaient bien du courage. Au bout de ce périple, une grande salle vitrée, garnies de machines électroniques qui ne connaissaient pas le repos. Au centre, une barre de gouvernail sur une console couverte de manettes. Un homme vêtu d'un uniforme blanc, différent des tabliers de cuisine qu'il avait vu précédemment, parlait dans une boule au bout d'une tige. Il reconnut la voix des corridors. Il agrippa le capitaine par le col et le tira en arrière, il ne se soucia pas plus de l'homme inoffensif et se concentra sur le tableau de bord.
Une carte indiquait la trajectoire du navire. Il remarqua que le bateau s'orientait tout seul. Il regarda par la baie vitrée, sa cible s'approchait, le port de destination de la croisière. La main sur la barre, il déchiffra les icônes alignées sous les nombreux boutons. Une DEL verte près d'un personnage coiffé d'un képi similaire à celui posé sur la patère de l'entrée. Il releva l'interrupteur, le voyant s'éteignit et le gouvernail devint plus souple. Il n'eut pas le loisir de commencer sa navigation qu'il se fit tirer à son tour loin de la barre. Le capitaine releva l'interrupteur du pilote automatique mais il dut pianoter sur un clavier un mot de passe.
Sperys l'empêcha de le valider. Il frappa sa jambe d'un coup de pied, l'humain flancha, il prit son col et le renversa au sol. Le navire perdait de la vitesse alors que la barre tournait au gré du courant. Ils dérivaient. La langue mélodieuse du terrestre ne trahissait ses insultes que par la ferveur de ces injures crachées à sa face. L'aquaïen le frappa au visage. Une fois, deux fois, trois fois. La rage enflammait ses poings telle une traînée de poudre. Il ne remarqua pas la main du capitaine qui vola sa dague et lui enfonça dans la cuisse. La cuisante douleur perça le brouillard de son ire. Un cri, des larmes brouillèrent sa vue un bref instant. Il saisit le poignet de l'ennemi et le tordit, un bris sec résonna. Ce fut au tour de l'humain de hurler sa souffrance. Ses tentacules retinrent son autre main tandis qu'il nouait les siennes autour de sa gorge. Il pressa de plus en plus fort jusqu'à ce que la vie abandonnât le corps du capitaine.
Sperys se releva, s'appuya sur sa jambe valide et saisit la barre pour remettre le vaisseau dans l'axe de l'agglomération littorale. Il appuya sur le bouton du micro et ordonna aux aquaïens de quitter le bord immédiatement. Il tiendrait le cap. Il repéra le levier de vitesse et le poussa à fond. Le bateau sembla se réveiller, une embardée le secoua, des cris s'élevèrent. Le port approcha à grande vitesse, il repéra la zone la plus peuplée et ne dévia plus de sa trajectoire funeste. La foule mit un moment avant de s'affoler, elle fuît, se bouscula, une voix l'interpellait dans la radio.
La collision, il l'appréhenda. Le bateau emporta de nombreuses embarcations de plaisance sur son chemin, percuta le ciment des quais, s'enfonça dans les dalles de la promenade pavée, écrasa, déchira sa coque, rompit sa quille, trembla, termina sa course dans l'une des bâtisses du port. Dans le choc, Sperys perdit son équilibre au milieu d'un maelström de verre brisé, sa blessure le privait d'appuis fermes. Il heurta la barre, sa respiration se coupa et il chuta sur sa droite. Son front cogna le bord de la console. Le monde autour de lui se flouta et noircit alors que les sirènes s'éloignaient. L'odeur de fumée n'atteignit pas ses narines, pas plus que le froid ne dérangea le sommeil qui le réclamait. La fatigue déferla tandis que refluait l'adrénaline.
***
Un gémissement d'inconfort, une lumière l'aveugla. Faerys ouvrit les yeux et barra de sa main le soleil qui brillait à travers la verrière de l'hôpital de Falside. Une silhouette masqua les rayons, sa vue se précisa et il reconnut le visage de sa sœur. Un soupir lui échappa mais il ignorait lui-même s'il s'agissait de soulagement ou de déception. Il n'était pas mort. La main fraîche de Nalya sur son front fiévreux lui apporta du confort. Un instant, il crût voir sa mère. Il avait été proche d'elle à une époque. Il avait adoré flâner sur les marchés avec elle pour dénicher des étoffes exotiques. Cette époque remontait si loin qu'il avait l'impression que ce n'était pas lui qui l'avait vécue.
« Ne bouges pas, tu as dormi deux jours. Tu n'es pas remis. »
Le poulpe ouvrit la bouche, le premier sujet qui lui importa fut Sperys mais il se stoppa. Son regard intense, elle frotta le coin de son œil puis son index glissa et tritura le lobe de son oreille. Il comprit qu'ils étaient surveillés. Il satisferait ses interrogations de manière détournée.
« Je n'ai rien raté d'important ?
— A part que nous sommes consignés à Atlantide et que Monsieur Camb a propulsé un navire de croisière sur une ville humaine, rien. »
Nalya connaissait son frère, elle se doutait de ce qu'il lui importait. Elle désapprouvait toujours leur relation mais supposait que le calmar croyait à la mort du prince et l'avait oublié aussitôt pour se consacrer à sa folie meurtrière. Son frère était têtu mais pas idiot, il se détacherait de cet amour à sens unique. Enfin, l'étincelle dans le regard de son cadet lui suggéra qu'il lui faudrait de la patience.
Faerys contenait l'expression de son admiration pour son amant. Il n'y avait que lui pour une action si flamboyante. Il n'avait pas de rancœur, il avait cru mourir lui aussi. A cet instant, il n'avait souhaité que lui dire adieu et lui demander de continuer le combat. Il porta la main à sa gorge. Son cœur s'affola, sa clef manquait à l'appel. Son regard paniqué n'échappa pas à la jeune femme qui comprit le problème. Elle ignorait où était cette clef, il lui semblait l'avoir vue lorsque les combattants l'avaient remonté de Morside. Cela étant, elle avait certainement une importance quelconque s'il l'avait confiée à Faerys.
La tortue soupira, son aventure se terminait-elle ici ? La voilà prisonnière de sa propre ville. Sa confrontation avec le Haut Conseil avait été humiliante au possible. Ils l'avaient méprisée, leur ton paternaliste, leur fausse compassion. Son âme avait hurlé de rage sous son masque de neutralité totale. « Nous comprenons votre désarroi face à la tragique perte de votre famille ; Nous estimons que vous avez besoin d'être encadrée pour la passation de pouvoir ; Votre peuple nécessite une reine mature et dévouée à sa cité. », etc. Insupportable. Elle devait la vérité aux Atlantes. Elle avait toujours été une digne princesse, elle n'avait pas besoin des leçons de la Surface pour être une digne reine.
Elle s'était laissée portée par Sperys jusqu'ici, le choix était à elle à présent. Baisser la tête, accepter d'être gardée comme une enfant, soumettre à jamais sa lignée à ce Conseil véreux ? Ou désobéir, révéler la vérité aux Atlantes, abattre Falside une bonne fois pour toute ? Aucune de ces solutions n'étaient aisée. La première révoltait l'entièreté de son être ; la seconde tétanisait le moindre de ses muscles. S'opposer à l'autorité n'avait jamais fait partie de sa nature.
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