Chapitre 17 - Houleux Evènements
« … Gouverner le peuple d’Atlantide est un honneur. Une fierté portée par ma lignée depuis des millénaires. Ainsi, je vous promets de protéger tout ce qui constitue l’identité de notre cité et de la défendre. Récemment, le Haut Conseil cherche à s’insinuer dans les affaires du royaume. Ils veulent me réduire au silence parce que j’ai découvert leurs mensonges. Ils n’ont jamais négocié avec les humains, et par leur faute, des aquaïens meurent… »
Nalya déclamait son discours, debout à la tribune royale, face à ses citoyens. Réfugiée derrière son masque de princesse, elle récitait ses lignes et jouait son rôle pour ne pas penser. Ne pas penser à son frère enfermé dans les geôles du palais. Les murmures de la foule l’embarrassaient à peine, focalisée sur ses mots. Elle n’évoqua pas le régicide, il valait mieux que le peuple en ignora l’auteur.
La princesse crispait ses doigts sur le manche frémissant de son trident. Il constituait son dernier soutien, la dernière présence revigorante à ses côtés. Pour tout le respect qu’elle avait pour le conseiller de son père, elle ne se résolvait pas à faire appel à son aide. Elle connaissait déjà sa réponse. Il lui suggérerait de faire la paix avec la Surface.
Et voilà ce qui la mettait d’autant plus en colère. Son frère avait raison. Jamais leurs parents n’auraient agi contre le Haut Conseil. Les anciens ne faisaient pas la Révolution. Plus de famille, plus de Kyos, elle était seule avec ses choix.
Son allocution terminée, elle retrouva la quiétude de sa chambre rangée et sobre. Nalya n’entassait pas les tentatives ratées de son frère pour trouver une passion. Ses seuls effets personnels étaient les jeux de stratégies du monde entier, soigneusement entreposés sur une étagère. Un rire cynique et désabusé lui échappa. Elle était une piètre joueuse. Sperys l’avait menée exactement où il voulait, il avait utilisé tous les moyens à sa disposition, avec audace et finesse. Il lui avait donné la vaine sensation qu’elle suivait son propre chemin à la découverte de la vérité. La voilà égarée, à présent reine, à la merci de l’autorité qu’elle défiait. Elle marquerait l’histoire de sa famille par sa fin. Un misérable exploit. Une disgrâce.
En attendant, le sort de son frère lui revint en tête. Il serait sa première décision en tant que souveraine. L’augure de son règne, aussi court sera-t-il. Les choix se montraient limités : le pardon, l’ignorance ou la peine capitale. Le pardon lui était impossible aussi rapidement après cette révélation. D’autant que le poulpe ne regrettait pas son acte bien qu’il le faisait souffrir. L'ignorance ? Une douce solution de facilité. Elle prétendrait repousser simplement sa décision. La mort ; une justice difficile.
Elle s'assit sur son lit, sa posture maintenue. Comme au ralenti, ses épaules s'affaissèrent et elle enfouit son visage dans ses mains, les doigts crispés sur son front et ses tempes écailleuses. En tant que reine, il n'y avait qu'une réponse ; moins évidente en tant que sœur. La mesure du temps se perdit dans ses dilemmes.
Ce ne fut qu'au cœur de la nuit qu'elle se redressa. Elle ne s'arrangea pas dans le miroir. Dans le corridor, elle harangua deux gardes à la suivre au centre de détention du palais. Elle ouvrit la grille de la prison de son frère qui se releva à son approche. Elle le contempla et rassembla son courage pendant ces quelques secondes.
« Faerys, tu es dépossédé du nom des Magnalja. Et condamné à la fosse pour régicide. »
Les yeux du prince déchu se fermèrent dès les premiers mots de sa sœur. Bien qu'être rénié de sa famille le blessait plus que d'être voué à la mort, il se sentait soulagé. Soulagé du poids de ce nom. Il hocha la tête et suivit docilement les gardes à la fosse. Les arches de corail se rejoignaient au-dessus du gouffre béant, telle une cage naturelle. Le jeune homme resta immobile pendant que les soldats lui attachaient des chaînes lestées de pierres aux chevilles. Lui qui s'était toujours demandé jusqu'à quelle profondeur descendait ce trou, voilà une bien belle occasion de le découvrir.
Face à lui, Nalya luttait contre les larmes. Il le voyait : son port de tête abattu, ses yeux brillants, sa mâchoire contractée pour retenir ses sanglots. Il lui sourit.
« J'accepte, c'est une décision de reine.
— Pourquoi choisis-tu cet instant pour te montrer mature ? »
Elle céda à l'envie irrépressible de l'étreindre une dernière fois. Le désir de tout arrêter heurtait sa gorge, tétanisée, elle peinait à le lâcher. Les larmes écorchèrent le coin des yeux de Faerys, il se laissa aller à la serrer en retour. Il n'était pas certain de se souvenir de leur dernier câlin. Autour d’eux, les gardes soulevaient les rochers et se préparaient à les jeter dans la fosse, leur rappelant que l’heure était venue.
Nalya recula, affermit sa posture et ravala sa tristesse. Faerys se sentit comme aspiré par le gouffre, le lest accélérait sa chute. Sa sœur disparut. La lumière lui manqua rapidement après. L’angoisse l’étouffa au fil de son interminable chute dans l’épais silence de la fosse.
Il se recroquevilla, il craignait de se faire arracher un membre par quelque obstacle sur son chemin qu’il ne pourrait ni voir ni esquiver. Le temps s’étira. Au bout de longues minutes, les pierres heurtèrent le fond dans un bruit sourd. Le choc souleva un nuage de sable et de neige marine qui le fit tousser. Il agita les mains, paniqué, pour éloigner les poussières qui l’irritaient. L’obscurité et le silence l’étouffaient déjà suffisamment. Il scruta les alentours mais pas la moindre petite lueur à l’horizon. Prudemment, il tâtonna pour s’assoir sur le fond. Mais lorsque sa main toucha les contours d’un objet sphérique aux nombreux reliefs sur lequel il crut reconnaître deux trous de la taille des yeux et deux autres, plus petits, pour le nez, il hurla. Il grimpa sur un rocher où il se percha, terrifié. La respiration erratique, il enfouit son visage dans ses genoux entourés de ses bras. Il se berça, les yeux fermés pour diminuer le malaise de ne rien voir. Même s’il acceptait la sanction, cette mort : seul et affamé, était un châtiment pénible.
Il s’arrogea à penser à des souvenirs positifs. Il pouvait se bercer d’illusions en attendant son triste sort. Sa mémoire lui rappela immédiatement sa rencontre avec Sperys.
***
Faerys s’était encore une fois glissé hors d’Atlantide. Au début, il explorait les alentours de la plaine, au-delà de la forêt d’algues. Mais depuis quelques semaines, il se plaisait à descendre sur le talus, dans la cité de Néritide. Incognito, le visage dissimulé par sa cape constituée de fausses bulles. Des jours de travail pour ce résultat unique dont il tirait une profonde fierté.
Le prince aimait la ville abyssale. L’ambiance moins solennelle, l’anonymat qu’elle lui conférait, ses habitants généreux bien que bourrus. Néritide n’avait pas eu besoin d’une illustre lignée pour devenir grandiose. Le jeune homme traversa la place centrale bondée par la foule venue au marché. Une caravane nordiste installait ses étales avec l’aide des escortes engagées pour le voyage.
Faerys se glissa avec souplesse entre les badauds pour connaître la raison de leur engouement pour cette caravane. Son regard s'illumina devant les superbes peaux de phoque. Ce mammifère insaisissable constituait un met luxueux et comme tout ce que les aquaïens consommaient, tout le corps était recyclé. Cependant, les passants ne s'y intéressaient pas. Leur attention était tournée vers l'une des escortes. L'amas de bras retenus par les deux longs tentacules l'attira immédiatement. Il était rare de croiser d'autres céphalopodes. De prime abord, il pensa qu'ils avaient le même âge à cause de son nez retroussé qui lui conférait un minois immature. Songer qu'un jeune homme comme lui voyageait librement à travers les océans l'obséda. Il aimerait tant être ce calmar.
Lorsque Sperys eut terminé son travail, de nombreux nérites le saluèrent et lui demandèrent des nouvelles des autres cités abyssales. Il avait déjà commencé à constituer un parfum de résistance. Faerys tendit l'oreille pour capter des bribes de leurs échanges.
Au cours d'une conversation, Speyrs remarqua la présence du poulpe à la cape improbable. Un nouveau à Néritide ? Ses joues rondes contrastaient avec ses menaçantes pupilles rectangulaires. Il apprécia ce charme particulier. Le problème ? Il les espionnait. Le calmar écourta donc ses rencontres pour interpeller le jeune homme.
« C'est impoli d'écouter les conversations.
— C'est dangereux de monter une révolution. »
Le silence s'étira une courte seconde avant que Sperys ne rit, amusé par le répondant de son homologue. Faerys crut qu'il se moquait mais son regard pétillant d'intérêt contredisait sa crainte de ne pas être pris au sérieux. Un sourire étira ses lèvres malgré lui tandis que la tension dans ses épaules se relâchait.
« D’où viens-tu ?
— Atlantide, il paraît que je suis prince…
— Et que fait le prince hors de son château ?
— Il cherche… »
Chercher quoi ? Des problèmes, une raison de vivre, une aventure ? Il ne le savait pas à cet instant précis. Sa vie n’était pas tracée comme celle de sa sœur et paradoxalement, il ne savait pas quoi en faire. Toutes les portes lui étaient ouvertes. La seule qui lui paraissait insaisissable, c’était de partir explorer.
Intrigué par ce prince égaré, le calmar se plaça à ses côtés et l’invita à une promenade dans la ville. Ils passèrent près de quatre heures ininterrompues à papoter, emportés de sujet en sujet dans une conversation passionnée. Le cœur du jeune homme battit pour la première fois face à la quantité de descriptions de paysages étrangers que lui dessinait Sperys. Ils en oublièrent de se présenter jusqu’à l’instant où Faerys dut rentrer.
Presque deux ans avant le décès de ses parents, Faerys rencontrait Sperys.
***
Sperys soupira en admirant le coucher de soleil sur la surface bleutée de la Sylvaréna. Le vent caressait sa peau soulagée de retrouver un environnement plus humide. Son teint terni par l’air sec de la base militaire se ravivait au crépuscule de cette première journée de navigation sur le pont d’un porte-avion nommé d’après un illustre général selon le traducteur.
Il songeait à quel point Faerys aurait aimé les reflets des rayons de lumière orangés alors que le sel caresserait sa peau. Et Sperys aurait aimé partager ce moment avec lui, même prisonnier. L’adrénaline qui envahissait son corps à l’idée de le retrouver, lui prouvait qu’il lui manquait.
Car oui, les humains le retenaient toujours. Mais ils le guidaient vers sa liberté, vers sa première grande victoire. Ses tentacules toujours scellés ne l’empêcheraient pas de fuir, de retrouver son amant et de le féliciter pour la clairvoyance de donner les coordonnées de Falside aux humains. Un coup risqué, mais il ferait tout pour guider le général dans la bonne direction.
Le gradé s’approcha de lui et se posta, les mains croisées dans le dos, à ses côtés. Il attendait beaucoup de lui : éviter une guerre et une panique générale des humains qui apprendraient qu’ils n’étaient pas seuls sur Terre. Il risquait d’être déçu.
Le silence s’installa, le général voulait parler mais la barrière de la langue le retenait. Il voulait poser les points sur les « i », faire comprendre à ce monstre ce qui l’attendait lui, et toute son espèce, au moindre faux-pas. Même s’ils n’avaient eu qu’un dialogue interposé, il n’avait manqué ni son cynisme, ni son ironie.
L’agitation bouillonnante autour d’eux soufflait au calmar que les humains étaient prêts à riposter en cas de provocation. Un rien, un moment, un geste. Sperys n’attendait plus que l’occasion. Le personnel préparait les avions au besoin du décollage. Ce serait l’occasion pour lui d’admirer ces engins volants dont quelques vieux modèles se trouvaient à Néritide. Il n’en avait jamais vu dans les airs. Un autre spectacle qu’il souhaiterait partager avec Faerys. Un tendre sourire s’étira sur son visage au souvenir de l’intérêt du poulpe face à ces machines inconnues, voler paraissait impossible pour tout aquaïen.
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