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Un nouveau jour commence, le réveil d’Énora a été repoussé à trois reprises. Les premières pensées ont été axées vers Alex, sur le fait qu’il passera très probablement dans la matinée. Cela la console. Son humeur se colore de multiples couleurs vives et joyeuses. Elle choisit la jupe qu’elle va revêtir aujourd’hui, elle s’y est reprise à quatre fois, soit la jupe ne lui plaît pas, soit c’est le haut. Sans omettre les collants et la veste, les températures se sont rafraîchies. C’est le même tralala, les mêmes indécisions ridicules : le choix des couleurs, motifs ou pas, elle en est consciente et commence de si bon matin à pester contre elle-même.
C’est la dose de « ses petits trucs », comme elle les nomme, qui fait partie de sa routine bien-être ou mieux-être, ou les deux. Bien entendu, lorsque cela se passe bien et non lorsqu’elle déclare la guerre à son dressing. Prendre soin de soi, se sentir bien est pour elle primordial. De surcroît, il y a au même titre dans la liste de routine du matin, d’être reconnaissante de tous les petits bienfaits que la vie apporte. Il ne lui reste qu’à ajuster le dernier vêtement : le sourire. Toujours sourire pour balayer les aléas.
Toute pimpante, Énora conseille les clients pour leur choix de lecture. Ghislaine a encore déposé sa marchandise en coup de vent, son mari a d’autres missions pour elle. Elle scrute par moment l’entrée à la recherche de la tornade Alex. Il arrive accompagné sur les coups de onze heures, s’approche pour faire la bise à son amie.
— Coucou, Bella… resplendissante aujourd’hui ! Enfin, comme toujours ! la complimente Alex.
— Tu vas bien ? répond-elle.
— Impeccable, on vient faire notre pause qui s’impose, dit-il avec un large sourire.
— Bonjour Énora, moi c’est David, se présente le jeune homme, un peu timide.
— Enchantée ! Un latte ? Pour tous les deux ? demande-t-elle en levant deux tasses, enjouée.
— Un espresso seulement pour moi s’il te plaît, corrige Alex les yeux rieurs.
— Ça marche… autre chose ?
— Pas aujourd’hui, merci bien, ajoute David, un espresso c’est parfait.
Énora les observe s’installer ensemble à une table d’un air satisfait. David repousse avec tendresse une petite mèche rebelle sur la tempe d’Alexandre. Elle essuie et range ses tasses arrivées directement de Bretagne. Elles sont décorées d’un Triskèle, l’un des emblèmes de cette région. Celle-ci a toujours été une terre de traditions et elle a été continuellement fière de ses racines et de ses symboles. Énora a une petite préférence pour ce dernier : celui aux trois spirales entrecroisées.
David se lève, salue Énora et sort. Alex reste accoudé à la table, songeur.
— Je peux me joindre à toi ? manifeste-t-elle en s’approchant de lui. Non… parce que bon, il faut que je me déplace afin de récolter de nouvelles informations.
Alexandre cligne des yeux, l’air béat.
— Désolé. Je t’invite à déjeuner ! Ça te dit ?
— Bien sûr ! Patiente un peu, que les clients aient quitté les lieux.
Alex a réservé une table au restaurant végétarien. Ils se nourrissent tous les deux également de viande et de poisson, mais cela n’est pas primordial, la cuisine dans ce lieu est excellente. Le mélange des saveurs, la présentation avec multiples couleurs, égaient et stimulent les papilles. Il a réservé les fauteuils sur la petite table en toute intimité, à l’écart.
— Nous sommes arrivés pratiquement au même moment devant ta librairie, il avait peur de m’avoir manqué, commence Alex.
— Le hasard fait tellement bien les choses…
— Moque-toi ! Il est comme moi, commercial, mais dans le domaine médical. Nous comptons nous voir assez souvent afin de faire connaissance.
— Je suis heureuse pour toi. Pas trop mal à ta bosse ? lui demande-t-elle, d’un ton amusé.
— Tu me cherches toi ! Hein ? Vilaine !
— Ça fait du bien de te voir ainsi, avec des étincelles dans les yeux, c’est réjouissant. J’espère que ça va fonctionner entre vous deux.
— Merci. À toi maintenant !
— Chut ! râle-t-elle en levant les yeux au ciel.
— Non, pas chut ! Le temps passe…
— Et il ne revient pas… oui, je sais ! Encore du temps, j’ai besoin.
— D’accord… maître Yoda, lui sourit-il.
Ils aiment souvent faire des petits clins d’œil à l’une de leurs sagas préférées : Star Wars.
Énora choisit le banoffee comme dessert, il est exceptionnel ici. Tout est fait maison, le coulis chocolat, le caramel, la chantilly. Ils sortent repus et satisfaits.
— Je te remercie, c’était super.
— Merci à toi. À tout à l’heure, je repasserai.
L’après-midi, Énora essuie ses tasses précautionneusement derrière son comptoir du salon de thé. L’espace librairie a déjà été remis aux goûts du jour avec les dernières nouveautés reçues. Avec un petit air malicieux, elle semble réjouie par son travail fourni avec passion.
Alex est arrivé arborant fièrement sa nouvelle coupe de cheveux. Il a omis de raconter à son amie qu’il avait rendez-vous chez le coiffeur juste après leur déjeuner au restaurant. Alexandre sait à merveille se mettre en valeur, avec une pointe d’insolence qui lui va si bien.
— Qu’est-ce que tu es beau ! Magnifique ! C’est pour une occasion particulière ? demande la commerçante.
— Merci ! Peut-être bien ! Café ?
— Oui, s’il te plaît. Ça va toi ? Depuis quelques jours, tu es… songeuse… Plus que d’habitude quoi !
— Oui pourquoi ça n’irait pas ? J’ai envie d’aller voir mon papa, c’est tout.
— Tu veux que je t’accompagne ?
— Merci, c’est gentil mais, non. J’apprécie ce moment, seule. (Elle fixe un point invisible dans l’arête du mur en face d’elle.)
Alex sait tant bien que mal qu’Énora ressent parfois ce besoin, pour lui étrange, d’aller se recueillir sur la tombe de son papa.
Le Maître principal Alexis Le Guichard, dans la marine nationale, était un chic type. Il vivait à Toulon. Les opérations extérieures rendaient les visites auprès de sa fille, rares et de ce fait, de façon incommensurable, précieuses. Il la couvait de cadeaux à n’en plus finir : des souvenirs de chaque pays dans lequel il foulait le sol.
Il avait eu un accident de voiture il y a environ trois ans. La route était certes très glissante cette nuit-là, mais son taux d’alcoolémie trop élevé l’avait envoyé pour un aller simple devant Saint-Pierre. Sa voiture était tombée dans un fossé profond en pleine campagne et avait fini sa course contre une buse de passage en béton. Le choc frontal avait été fatal à Alexis. Il buvait… beaucoup, beaucoup trop.
Énora racontait à son ami qu’elle blâmait souvent son papa concernant ce sujet-là. Elle disait à son père que ce n’est pas dans les ténèbres que l’on peut y trouver les réponses. Elle en voulait à l’armée, à l’État, qui, pour elle, laissait tomber leurs soldats après qu’ils eurent servi sous les couleurs de leur pays.
Il était parti de longs mois sur la frégate le Montcalm, un chasseur de sous-marins, dans les eaux du Golfe arabo-persique. Il était revenu avec ses valises chargées de troubles de l’anxiété, d’angoisses et d’insomnies. La guerre l’avait changé. Il avait dès lors ce besoin impulsif de noyer ce trop-plein d’émotions négatives accumulées, car non évacué, de recouvrir le mal qui le rongeait par un état de pseudo-plénitude éphémère et destructrice : avec son nouveau frère d'arme, l’alcool.
Il souffrait de stress post-traumatique qui n’avait jamais été pris en charge. L’alcool était son remède.
Un profond sentiment d’abandon en avait découlé, Énora se retrouvait seule avec… elle. Son aversion envers l’alcool était née.
Ses parents avaient divorcé depuis plus d’une dizaine d’années déjà. Même ainsi, son papa était loin d’être libre. Marie-Manuelle avait eu pourtant d’autres compagnons par la suite. Elle n’était pas une femme à rester seule, la solitude lui était insoutenable. Alexis recevait des appels téléphoniques à outrance, sa mère - la génitrice comme disait son amie - avait fait noter dans son dossier médical, son nom, prénom et numéro personnel comme personne de confiance à contacter. Les hospitalisations en psychiatrie, elle pouvait les cumuler sur plusieurs mois. Les trois-quarts de ses amis avaient déjà pris la poudre d’escampette. Il était très difficile d’entretenir une relation saine avec cette personne.
Alex avait toujours été honnête avec son amie : sa mère lui avait toujours fait peur. Sa façon de fixer les gens de la tête aux pieds était déstabilisante. Elle se prenait pour un scanner, cette femme ! Il avait vu des films d’horreur tout aussi flippants, disait-il parfois.
Énora avait longtemps cherché un coupable pour l’accident de son père, afin, sans doute, d’apaiser ses tourments, ses angoisses nocturnes. Il avait eu une entrevue avec sa mère ce jour-là. Elle n'avait jamais su pourquoi. Mais une chose était certaine : les scénarios qu’elle s’inventait, basés sur des suppositions, ne se terminaient jamais comme dans un conte de fées. Son papa était mort, rien n’y changerait quoi que ce soit, il fallait se faire une raison.
Elle s’était tournée, encore, vers ce livre qui faisait dresser les cheveux d’Alex sur la tête : le Manuel D’Epictète. Loin de posséder la moindre fibre littéraire, il pouvait toutefois faire certains efforts, mais concernant celui-ci, il lui vouait une certaine aversion. Il rendait son amie hermétique aux émotions et elle avait depuis le lycée appliqué une des sagesses de la philosophie stoïque qui est de se suffire à soi-même. Il était très heureux d’avoir échappé aux cours de philosophie, ce n’était vraiment pas son truc. Toutefois, il est vrai que la sagesse d’accepter la fatalité telle qu’elle se présente, à se familiariser avec la résilience dans sa vie, avait apaisé la jeune femme. Pendant plusieurs années - au lycée, durant son mariage et à la mort de son papa - elle avait ce petit livre partout avec elle.
Sur le frigo d’Énora était affiché une citation, soigneusement recopiée « Ainsi donc, à toute idée pénible, prends soin de dire : « Tu es idée et tu n’es pas du tout ce que tu représentes. » Puis examine-la et juge-la selon les règles que tu disposes, surtout d’après cette première qui te fait reconnaitre si cette idée se rapporte aux choses qui dépendent de nous, ou à celles qui n’en dépendent pas. Et, si elle se rapporte à celles qui ne dépendent point de nous, sois prêt à dire : « Cela ne me concerne pas. »
Alexandre ne l’appréciait pas. Un peu trop complexe, il l’avouait. Trop de phrases également sans doute. Son amie ne souriait pas plus vite à lire et relire ce manuel, cela lui déplaisait. Jusqu’à ce qu’elle se mette à rebondir, plus forte, déterminée. Finalement, cet Épictète avait été un bon remède. Du point de vue d’Alex, trop alambiqué, mais sa philosophie salvatrice avait aidé Énora, alors il avait accepté quelquefois qu’elle lui fasse la lecture, un tout petit peu, pas trop. Il ne fallait pas non plus pousser le bouchon trop loin pour espérer en faire un philosophe.
Alexandre essaie d’accepter le fait de la savoir seule au milieu des tombes, cette pensée le refroidit. Mais, comme le dit si bien son amie : « Les morts sont morts, ce sont des vivants qu’il nous faut nous méfier. »
Elle a probablement raison, à juste titre très souvent. Cela peut l’agacer, mais c’est sa meilleure amie et cela depuis le collège. Il accepte alors le fait que l’hypersensibilité de son amie - même si elle a tout tenté pour s’en débarrasser - lui fait voir bien des choses cachées et bien avant les autres.
Alexandre regarde par la fenêtre, le mois d’octobre prend place avec sa grisaille, son humidité.
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