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Le lundi matin débute avec un grand soleil radieux. Claude François chantait dans les années 70 : "C'est une journée idéale pour marcher dans la forêt" dans sa chanson Le lundi au soleil. Énora y pense en ouvrant ses volants, elle hume l'air frais.

Un agréable projet d’une promenade en forêt entre filles se dessine et ravit Énora. Une fois tous les quinze jours, ou plus si les occasions se présentent, Ghislaine et elle aiment aller se dépenser : marcher, décompresser dans les bois.

Elles partent s’aérer en pleine nature afin d’éclaircir leurs pensées, faire autant de bien à leurs corps qu’à leurs esprits, pratiquer la technique d’enracinement, étudiée dans le petit livre de Mary Laure Teyssedre : L’ancrage énergétique. Le lieu est propice à la visualisation. Être bien ancré est indispensable au quotidien, cela évite d’être « à côté de ses pompes », aime dire la libraire.

Sur les conseils de son amie, Ghislaine a acquis ce livre. La promenade en forêt se transforme en véritable épisode de Koh Lanta selon les allégations de celle-ci. La veille, il a plu toute la journée, certains chemins sont impraticables, alors Énora bifurque à travers la forêt sauvage où il leur faut se baisser, lever les jambes, se baisser à nouveau, faire attention où elles posent les pieds, retenir les branches afin d’éviter de blesser la personne située à l’arrière. Elles prennent des photos et accueillent une belle myriade de fous rires.

— Je ne suis pas certaine de répondre favorablement à la prochaine invitation de balade en forêt, plaisante Ghislaine.

— Oh ! Mais bien sûr que si, on n’est pas bien là ? Loin de la foule, avec de la végétation sur la tête, s’esclaffe-t-elle en enlevant délicatement les petites branches mortes dans les cheveux de son amie.

Elles marchent encore et font une petite pause collation dans l’herbe au soleil.

— Je rectifie, on est vraiment bien là.

— Je vais peut-être plomber l’ambiance alors, soupire Énora.

— Dis-moi, je t’écoute, l’encourage son amie en se relevant sur ses coudes.

— Une infirmière m’a contactée afin de m’informer que la génitrice était hospitalisée.

— Et qu’a-t-elle cette fois-ci ? (Le visage de Ghislaine se durcit.)

Énora lui narre le peu d’informations qu’elle possède, n’ayant pas tout assimilé… par choix. Cela ne concerne apparemment pas ses crises, cela paraît bien plus grave. Elle en vient au fait qu’elle a écourté la conversation. Depuis, elle est hantée à nouveau par des bribes du passé.

Ghislaine lui confie qu’elle n’est pas en droit de lui dire comment procéder, que ses décisions lui appartiennent à elle seule. Cependant, elle sait mieux que quiconque le sujet de l’histoire : « la femme indigne qui lui a donné la vie ». Elle partage les opinions de la psychologue. Famille ou non, parfois il est préférable de rester éloigné des personnes toxiques, destructrices. Lorsqu’il en va de la santé émotionnelle, la protection, l’éloignement sont fortement recommandés. Énora a toujours préféré voir le verre à moitié plein et non à moitié vide, sa mère lui offrait seulement des verres vides.

La propriétaire du salon de thé médite assise en tailleur, les yeux clos.

Ghislaine cherche une réponse, un conseil. Elle se plonge dans ses souvenirs confiés durant de longues heures par son amie. Elle les garde précieusement en mémoire, il est tellement laborieux de faire parler Énora !

Environ une année après sa demande de divorce, la libraire sortait d’un rendez-vous chez sa psychologue, légèrement désorientée. Elle avait rejoint son amie dans sa maison, à la campagne. Sa fausse quiétude masquait un terrain ou des obus venaient d’exploser. Ghislaine avait fait du thé et recouvert les épaules de son amie d’un plaid.

C’est ce que l’on pouvait nommer le premier effet Kiss Cool, le plus doux. Les publicités des pastilles rafraîchissantes passaient en boucle à la télévision dans les années quatre-vingt-dix avec comme slogan son « double effet Kiss Cool ». Même si la mode était passée, ce slogan restait dans les souvenirs, les gens très souvent s’en amusaient.

Le premier effet Kiss Cool était donc de déposer sur la table une grande interrogation assez complexe qui la taraudait. Pourquoi toutes ses relations avec les hommes ressemblaient-elles à une grande partie de jeux de société où il fallait toujours rester sur ses gardes, éviter les pièges tendus, gamberger jusqu’à trouver une sortie pour remporter la victoire ? Elle avait compris et accepté à cet instant précis le fait que son mariage soldé par un divorce était une expérience bénéfique. Elle pouvait dès lors mettre en lumière les zones d’ombre. Elle avait désormais la possibilité d'appréhender ces schémas répétitifs envers les hommes, afin de les panser en douceur.

Le deuxième effet de la pastille rafraîchissante était de devoir se replonger dans le passé et faire ressortir des années d’inhibitions. Regarder la vérité, telle qu’elle est en face, mettre en corrélation chaque histoire.

Il en avait découlé ceci, Énora avait parlé calmement : « Elle ne m’a jamais appris à me protéger. J’ai toujours eu l’image que la violence physique ou morale ou la combinaison des deux, étaient naturelles, légitimes, acceptables. Elle m’a familiarisée avec cela. Elle ne m’a jamais appris à avoir mes propres limites et encore moins, reconnaître mes besoins. »

Son amie savait de qui elle parlait, comprenait le raz de marée qui venait de passer au-dessus de sa tête, sans même connaitre les différents chapitres qui avaient mené Énora à cette conclusion. Ghislaine était bouleversée, ressentait des sentiments multiples : de la peine pour son amie et de la colère pour une femme qui était une mère tout comme elle.

Énora racontait quelques chapitres de sa vie avec Bruno, avant Raymond. Il travaillait avec elle, une attirance mutuelle. Elle avait toujours été une romantique effrénée. Ghislaine était bien heureuse de n’avoir jamais rencontré cet homme-là, cet être tempétueux. Elle pensait que son Christian n’aurait pas été des plus tendres envers lui. À deux reprises, la jeune femme avait travaillé avec le nez décoré d’un gros hématome. La première fois, il s’était logé également sous les deux yeux.

— Je suis tombée dans ma baignoire en voulant ouvrir la fenêtre pour aérer, avait-elle dû mentir devant son patron et ses collègues.

Elle avait également camouflé des marques de doigts qui entouraient son cou, tâche laborieuse en plein été. Elle sortait donc le moins possible.

Sa cousine Sandrine lui avait téléphoné, ce n’était pas le moment idéal pour répondre. Pourtant, il était devenu décisif dans la suite des événements.

Elle venait de se chahuter avec Bruno. C’était de sa faute, il l’avait bien formatée en ce sens-là. Elle avait le poignet très douloureux et un énorme bleu sur la fesse. Lui n’y était pour rien, elle le poussait à bout. Il ne la trompait pas, elle se faisait des films dignes d’une très grosse production américaine.

Hélas, elle avait trouvé dans le répertoire téléphonique de celui-ci, une jolie collection de « sœurette » Il n’avait pourtant qu’une sœur adulte, mais « sœurette avec une majuscule, sœurette 2, sœurette sans majuscule » se trouvaient étrangement dans le répertoire de son téléphone. Les numéros, une fois composés, répondaient au prénom de Sophie ou Célia. Une femme qui se sent trahie se transforme en véritable Inspecteur Gadget. Il ne devait pas être informé de ce détail. Pourquoi ne le croyait-elle pas ? Elle n’avait pas besoin de fouiller. Il n’aimait qu’elle, il l’aimait tant, elle et ses sœurettes. Elle était couverte de cadeaux, de fleurs et de bleus.

— Tu marques vite, ce n’est pas de ma faute, avait-il affirmé.

Elle s’était confiée à sa cousine, qui, elle, lui avait demandé de contacter sa mère promptement. Elle avait insisté sur le fait que c’était à elle de venir l’aider et de la mener passer une radiographie. Énora avait avoué que son petit ami lui avait tordu violemment le poignet. La jeune femme hésitait, elle savait inexorablement à quel point cela l’ennuierait, que hélas, sa mère ne saurait pas lui porter secours.

Marie-Manuelle était pourtant très serviable envers ses amis, sa famille. Elle recherchait le fait d’être entourée en permanence, elle rendait donc des visites quotidiennes à une ou plusieurs personnes différentes. Mais en cet instant, Énora ressentait qu’il était inutile de l’informer.

Sa cousine avait raccroché et avait prévenu sa tante. Pour Sandrine, c’était une urgence réelle de la secourir.

Elle était donc venue chercher sa fille à son domicile, un petit appartement à trente minutes de Montauban ; l’avait emmenée passer une radiographie à la clinique, lui avait demandé si les chamailleries étaient fréquentes. Sa fille avait acquiescé.

— Le quotidien des couples, ça va passer.

Marie Manuelle tentait de rassurer Énora.

Elle avait ensuite ramené sa fille, ce n’était qu’une entorse et des petits soins à prodiguer. Elle l’avait déposée sans s’attarder.

— Je te laisse, Danielle m’attend, on va à la grande fête historique des 400 coups à Montauban ce soir, on a réservé le resto.

— D’accord, merci, bonne soirée, avait dit Énora les yeux baissés sur sa main qui maintenait le poignet douloureux.

Elle avait pris place sur une chaise de la cuisine, cet appartement était très exigu et à cet instant elle le sentait rétrécir à vue d’œil. Elle ressentait un malaise si profond qu’elle en avait du mal à respirer. Quelque chose ne tournait vraiment pas rond, sans qu’elle puisse y mettre des mots dessus. Un court-circuit avait eu lieu en elle, c’était le seul moyen en sa possession pour ne pas sombrer. Se court-circuiter pour mieux repartir. Vers quoi ? Vers qui ?

Court-circuit…

Sa cousine l’avait rappelée et était restée interdite face aux agissements d’une mère qui ne protégeait pas sa fille. Elle trouvait cette façon de procéder totalement aberrante.

Énora n’attendait rien de plus. Lorsque Sandrine avait insisté pour qu’Énora téléphone à sa mère, la jeune femme avait refusé, car au plus profond d’elle-même, elle savait très bien qu’elle ne ferait rien face à un homme brutal et elle ne s’était pas leurrée. Sa maman ne la protégeait pas contre les personnes malveillantes, perfides. Elle s’était déjà occupée de sa fille en l’emmenant passer une radiographie, Énora éprouvait de la gratitude pour cela, elle avait appris à se contenter de peu.

Elle avait continué à vivre une année de plus avec cet énergumène et l’avait fait mettre à la porte de chez elle avec l’aide des forces de l’ordre. Dénuée de force, elle n’avait plus aucune énergie pour supporter les violences de cet homme. Avec les certificats médicaux à l’appui - qu’elle avait fort heureusement fait rédiger par son médecin traitant - afin de prouver qu’il était violent, les gendarmes avaient indiqué la porte de sortie définitive à Bruno. Elle n’avait jamais autant ressenti de sérénité d’un seul coup. Assise sur le carrelage, le dos collé sur la porte d’entrée, aucune larme ne naissait pour s’écouler. Elle se sentait si légère, si apaisée.

Ghislaine continue à naviguer dans ses souvenirs : ces histoires-là, confiées maintes fois. Elles ont toutes leur importance, la même similitude : elles sont toutes reliées.

Des années auparavant, son amie vivait avec sa mère dans la charmante petite maison de ville de son beau-père, le beau-père aimable, un peu étrange. Le persil à côté n’était qu’un léger détail amusant.

Cette maison disposait d’un escalier afin d’accéder aux chambres à coucher à l’étage. Le lambris habillait tous les murs, seules les teintes différenciaient les pièces. La salle de bain, avec la douche, était au rez-de-chaussée, sous l’escalier. Celle-ci, non prévue initialement dans les plans, avait été conçue par la suite. Une ouverture avait été créée juste au-dessus de la douche, certes pour aérer la pièce - il n’y avait aucune fenêtre entre ces quatre murs étroits - mais pas uniquement.

Énora, mise à rude épreuve par ses suspicions, avait désiré en avoir le cœur net. Il lui fallait agir afin de récolter des réponses concrètes, plutôt que de rester à superposer les doutes, les comparer, à rester passive et à se mettre la rate au court-bouillon.

Elle avait choisi l’instant où son beau-père commençait à peine à faire la vaisselle pour aller prendre sa douche. Sa mère était absente. La jeune fille s’était hâtée pour faire couler l’eau de la douche sans se déshabiller. Elle avait entendu des pas qui montaient l’escalier. De colère, elle avait éteint l’eau et s’était dirigée vers la cuisine. L'évier deux bacs était rempli d’eau, l'une savonneuse, l'autre claire. Assiettes et couverts se trouvaient en attente dans l’eau avec le liquide vaisselle, les verres avaient été lavés … ils étaient en attente du propriétaire qui avait eu un besoin urgent de se rincer l’œil avant. Lorsqu’il entendait sa belle-fille s’affairer dans la petite salle de bain, il montait chaque marche de l’escalier afin de se poster près de son feuilleton préféré. La vaisselle ou une autre occupation pouvait attendre, regarder la jeune fille nue sous la douche devait être plus attrayant.

Dès lors, il fallait échafauder des plans afin de prendre une douche en toute intimité. Une de ses amies - qui était relativement souvent invitée - s’était confiée un jour à Énora. Elle se sentait épiée lorsqu’elle se lavait, cette étrange sensation était pour elle, peu rassurante. Elle ne s’attardait guère à traîner trop longtemps dans la salle de bain ; cet endroit l’oppressait. Cela avait été la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase.

Énora, mal à l’aise, avait désiré consulter sa mère. Elle l’avait informée de tous les faits, celle-ci lui en avait voulu longtemps et ne l’avait jamais cru. Grâce à une étincelle de conscience, Marie-Manuelle avait décidé de partir de ce logement. Elles avaient déménagé dans un appartement derrière le lycée de la jeune fille, mais sa mère continuait à avoir des contacts avec son ex-beau-père. Elle partait toujours en vacances avec lui, elle avait proposé une fois à sa fille de partir avec eux. Énora avait refusé d'un ton catégorique et s’était brouillée avec Marie-Manuelle. Elle était si chagrinée que sa propre maman ose l’inviter avec cet homme … aux comportements inadéquats.

Ghislaine ne pouvait en entendre davantage. Elle était si affligée qu’une mère puisse agir ainsi. La mère avait-elle encore ressenti de la haine envers sa fille ? Avait-elle cru qu’elle était la cause de sa rupture avec monsieur gros pervers ? Elle en était capable. Tout cela la faisait fulminer.

Ghislaine se remémore ces souvenirs, ils sont gravés dans la roche. Elle avait écouté son amie se livrer des heures et des heures, pleurer encore et encore, jusqu’à ce que les souvenirs restent à leur place de souvenirs, qu’elle comprenne que toutes ces douleurs, ces angoisses, ne pouvaient plus l’atteindre.

Ghislaine, tout au fond d'elle, possède ses opinions bien tranchées, c'est viscéral : son amie ne doit pas agir concernant l’appel téléphonique de l’hôpital. Sa génitrice avait bien trop causé de dégâts. Sans les livres, la jeune femme aurait péri. La lecture l’avait sauvée… elle espère que ses amis aussi.

Elle reste auprès de son amie, sans vraiment exprimer ses points de vue. Elles finissent leur jolie promenade en naviguant de sujet en sujet, même si le cas Marie-Manuelle encombre leurs esprits à toutes les deux.

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