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La pluie tombe à torrents ce matin, il en est ainsi depuis près de trois heures environ. La ville s’est réveillée avec des habitants qui se hâtaient dans les rues sous leurs abris anti-humidité en tout genre. La livraison des pâtisseries est un peu laborieuse, une gymnastique rythmique avec des parapluies en guise d’accessoires est requise afin de les garder au sec. Des rafales de vent se mêlent à la partie, Énora et Stéphanie ont tout juste terminé lorsque l’orage commence à gronder, des éclairs déchirent le ciel.
Le regard de la commerçante est attiré par un vêtement oublié : une veste est accrochée à une chaise, celle d’un homme visiblement. Elle appartient à l’un de ses amis, cela ne peut en être autrement, elle n’a pas encore ouvert son commerce ce matin. Elle la soulève, hume son parfum qui lui semble familier : une touche de bois de santal entêtante. Elle pense à Liam. Elle attrape le tissu à deux mains et la porte une deuxième fois vers son nez, ferme les yeux. De légers frissons parcourent son corps. C’est bien son odeur. Elle range la veste sur le porte-manteau, soupire.
Tu es ridicule !
Shin a outrepassé la météo en venant chercher son lait d’or. Il en est devenu accro, du lait et de son amie Caroline. Depuis qu’il a pris sa licence dans l’équipe de football, il fait attention à son alimentation, sa santé. Il confie à Énora qu’il a invité son amie à dîner ce soir, après son entraînement. C’est lui qui cuisinera, tout est pratiquement prêt. Ce sera des plats typiques du pays d’origine de ses parents : le Japon. Quelque chose a changé en lui, la commerçante ne sait pas dire quoi exactement, cela reste assez subtile. Il semble plus raisonnable, plus réfléchi et vraiment plus affable. Elle décide même de lui confier ses cheveux. « J’ai envie de les couper ». Shin réfléchit deux petites minutes… si cela ne lui convient pas, elle boudera. Devant son air inéluctable, il lui donne rendez-vous à midi quinze, aujourd’hui. Elle est enjouée.
Caroline arrive toute guillerette ; chacun de ses mouvements semble léger comme une plume. Elle fait la bise à son amie, l’ayant rejointe à la librairie. Énora a du travail par-dessus la tête avec les fêtes de fin d’année, elle déballe des cartons entiers d’idées cadeaux pour Noël. Caro lui narre la pluie et le beau temps, lui tend les articles afin de lui apporter une aide minime. Néanmoins, le sujet météo est surtout centré sur la pluie, le froid, le tonnerre et le vent qui accaparent la matinée. Après avoir tourné autour du pot une bonne dizaine de fois, elle confie qu’elle est invitée à dîner le soir même.
— Laisse-moi deviner… un bel homme d’origine japonaise qui vient de se mettre au foot, non ? s’amuse la libraire.
— Oh ! … Il est passé le premier, c’est ça ? dit Caro, les lèvres pincées, l’effet de surprise a été un échec.
— Exact ! La libraire lui fait un grand sourire. Je suis heureuse pour toi, il a l’air bien cet homme-là.
— Tu avais dit la même chose pour Tom, lance son amie.
— Je sais. Que veux-tu ? Je m’accroche toujours à la partie positive, aussi infime soit-elle, qui se trouve en chaque être humain. Vaudrait mieux se concentrer sur une vue d’ensemble, la totalité… (Elle soupire.) Café ? propose-t-elle en empilant les cartons vides, aplatis.
— En voilà une bonne idée ! conclut Caro. Un café long s’il te plaît.
Elle s’assoit à une table, son amie lui porte le café qui reste debout près d’elle.
— Sinon, je peux te demander si tu … enfin… si tu es enjouée à l'idée de dîner chez lui ce soir ? tente la commerçante.
— Ah ça oui ! Elle enlève le papier qui entoure le morceau de sucre, plonge celui-ci dans son café et le mélange. Je te raconterai. Et toi ?
— Je n’en doute pas. Moi, quoi ?
— Non, rien. Autre sujet… je suis au courant, je l’ai croisée, elle m’en a parlé.
Énora s’assoit, troublée. Elle reste silencieuse.
— Je suis là, tu sais, comme pour ta dernière année de lycée, hasarde Caroline avec compassion, consciente qu’elle a été un peu trop spontanée.
— Je sais…
Elle fixe du regard ses mains croisées sur ses cuisses, le visage blême.
— Si tu veux que je vienne avec toi ou si tu veux n’importe quoi d’autre…
Caroline se doit de marcher comme sur des œufs, elle devine les tourments d’Enora.
— Non, je n’irai pas. Je te remercie, mais non, affirme la commerçante d’un ton sans réplique.
— Je comprends, s’incline Caro, compréhensive.
Énora se lève et repart derrière son comptoir, attrape un chiffon humide pour nettoyer le propre.
La petite cuillère tourne dans la tasse de Caro, elle boit lentement son café. Elle a bien connu Marie-Manuelle…
*
**
La rentrée scolaire venait de débuter, son amie était en terminale. Alex avait terminé son CAP et BEP. Énora n’avait pas besoin de faire de confidences concernant la distance qui la séparait désormais de son meilleur ami : un voile supplémentaire de mélancolie flottait autour d’elle ; il lui manquait.
Un samedi après-midi, elle avait téléphoné à Caro, elle était bouleversée. La mère de celle-ci, Virginie, avait écouté avec attention toute l’histoire à travers le combiné.
La mère d’Énora était dans un état d’hystérie extrême. Elle avait été laissée en plein centre-ville par sa fille, dans les commerces, ne pouvant plus être maîtrisée. Marie-Manuelle achetait tout ce qui lui tombait sous la main. La jeune fille lui disait que les achats n’étaient pas nécessaires et que cela avait un cout conséquent. Cependant, la mère empilait dans les bras de sa fille des articles à foison, qui plus est, onéreux et bien au-dessus de ses moyens financiers. Enora tentait de remettre le tout rapidement en rayon, en vain. Devant un tel désarroi, une impuissance incommensurable face à Marie-Manuelle en pleine crise de dépression ou autre, la jeune fille avait fui. Elle n'était pas en mesure de comprendre ce qu’il se passait. Une dépression ? Encore ? Elle avait descendu les escaliers du magasin Galeries Lafayette, s’était hâtée sans se retourner, le cœur aux bords des lèvres : elle avait abandonné sa maman. La jeune fille s’était réfugiée chez Caroline, à la demande de celle-ci et de ses parents. Virginie avait appelé les différentes enseignes afin de savoir ce qu’il était possible de faire de tous ces achats acquis par une personne déséquilibrée, émotionnellement instable, en crise. Il n’y avait pas grand-chose à faire, au mieux, un avoir pouvait être délivré.
Énora avait dû ramener la montagne d’achats effectués dans les trois commerces.
Trois jours après, Marie-Manuelle avait été hospitalisée en psychiatrie, pour ce qu’elle appelait une dépression. Au bout d’une semaine, Énora avait fini par accepter l’invitation de se rendre chez son amie Caroline, elle y est restée plusieurs semaines, son père était en mer. Cela avait été très délicat de la persuader de venir. Pour la famille de son amie, il n’y avait aucune contrainte, le lycée de la jeune fille était tout près de leur domicile. Pour elle, c’était un labeur multiplié par dix de se décider d’accepter de l’aide pour une simple raison : elle allait s’attirer les foudres d’une jalousie colossale de sa mère. Lorsque la jeune fille passait de bons moments à l’extérieur, qu'elle était invitée et appréciée, sa mère devenait encore plus irascible.
— Et Virginie par ici et Caro par là ! Pff, tu n’as qu’à aller vivre chez elles !
Elle trouvait toujours la minuscule petite bête, le plus infime insecte même microscopique pour dénigrer et critiquer les autres femmes à outrance.
Les traits du visage tirés, Énora était arrivée avec sa valise et son sac de cours et Pitounette. Elle avait pris volontiers la main tendue de personnes étrangères. Ils étaient au départ des inconnus, ils étaient devenus une famille. Les repas étaient saupoudrés de rires. Les courses alimentaires gérées consciencieusement - ou presque ! - étaient une véritable partie de jeu de société Taboo où ils passaient la majeure partie de leur temps à ricaner, s’esclaffer et à oublier les trois quarts de la liste des aliments. Ces instants avaient été une dose de répit pour Énora, une autre vision de la vie de famille, même si au coucher elle se retrouvait seule en compagnie de ses tourments : ces petites bêtes qui rongeaient sans faim et n’avaient nul besoin de repos.
Elle avait une petite chambre avec un lit d’une place, des tableaux avec des paysages étaient accrochés sur le mur. Elle les fixait avant d’éteindre la lumière. Son préféré était celui qui représentait un lever de soleil, avec le ponton et la mer à perte de vue ; c’était également celui de Caro. Allongées sur le lit en compagnie d’une multitude de coussins, elles refaisaient le monde avec des outils et des idéaux d’adolescents.
Énora lâchait prise, laissait vagabonder ses pensées, espérait pendant quelques secondes, quelques minutes, vivre une autre vie d’évasion, d’aventures.
*
**
Énora se poste devant Caroline, qui relève la tête, émerge dans le présent.
— Tu sais que tu vas divinement bien manger ce soir ? lui confie-t-elle avec un léger sourire qui a la mission de mettre un terme définitif au sujet précédent.
— Oh ! Chouette ! Et en plus, tu connais le menu toi ! Ne me dis rien… j’aime les surprises, précise Caro. J’ai repensé à un truc…
— Tiens donc ! Dois-je m’inquiéter ? Je m’attends à tout venant de toi, soupire la libraire, mi-amusée, mi-agacée.
— Oh ! mais non, je ne te parlerai pas des yeux langoureux de Liam… (Son amie écarquille grands les yeux.) Je me suis souvenue de Pitounette, tu l’as toujours ?
La commerçante se détend et sourit.
— Bien sûr ! s’exclame-t-elle. Et j’en ai eu d’autres des nounours depuis ! Ils s’appellent tous Youpi maintenant, j’ai plein de Youpi et la vieille Pitounette.
— Pourquoi Youpi ?
— Parce que c’est joyeux comme nom, quand on dit « youpi ! », généralement on est heureux. Donc voilà, il me fallait une grosse dose de positif et de douceur, des nounours qui s’appellent Youpi, explique Énora.
— Et tu en as beaucoup sur ton lit des trucs comme ça ? interroge-t-elle les yeux ronds.
— Non, pas tant que ça, une petite dizaine seulement. (La libraire éclate de rire.)
— Tu me désespères… elle fait semblant d’être dépitée, la main posée sur son front.
— Mais tu m’aimes comme ça ! affirme Énora sûre d’elle.
— Ah ça oui ! Mais un homme pourrait être bien plus… réconfortant que tout ce bric-à-brac et comme tu le dis si bien, de tes nounours : doux et positif et heureux et joyeux…
La commerçante lui tire la langue et se lève pour servir des clients. Son amie se met debout également et agite la main en signe d’adieu. Elle lui envoie des bisous en les formant au-dessus de sa paume et en soufflant dessus, puis part avec un sourire aux lèvres.
Il est midi. Énora peut fermer et se rendre à son rendez-vous tant attendu. Elle pense pouvoir apprécier cette pause bien méritée dans ce tumulte de la période des fêtes de fin d’années. Elle souhaite du changement, c’est devenu une fixation, un besoin. Couper ses cheveux longs, c’est changer de look, certes. Mais c’est bien plus que cela, elle en a créé une métaphore : c’est comme si elle ôte simultanément les fardeaux qui entravent sa sérénité. Raccourcir les cheveux vaut à se détacher d’une pesanteur. Elle est déterminée, ces pensées lui apportent une joie pétillante. Shin, lui, n’est pas très serein.
— Tu es sûre de toi ? Deux centimètres de plus ?
— Un carré, oui, lui répond-elle résolue et confiante.
Les shampoings, les soins, la pause thé, la coupe, le séchage et le coiffage terminé, Shin admire le résultat.
— Je suis satisfait, ça te plaît au moins ? Moi, j’adore ! dit-il les deux mains sur les hanches.
— Honnêtement, comme toi, j’adore ! je ne me reconnais pas, s’esclaffe-t-elle devant le miroir. Merci ! Mes bouclettes sont toujours là et encore plus rebondies, j’adore, j’adore ! Oui, je sais, je radote… Merci !
La fin d’après-midi s’annonce, la luminosité s’affaiblit à l’extérieur, il pleut toujours autant. Énora a apporté son parapluie pour ne pas abimer le travail du coiffeur.
Alex et David entrent en enlevant expressément leurs vestes noyées par cette pluie incessante, les accrochent aux porte-manteaux. Des serpillières ont été déposées par la commerçante aux pieds de ceux-ci en vue des dégorgements.
— Oh ! Je suis amoureux ! Tu es magnifique ! Clame David lorsqu’il aperçoit Énora.
Alex est encore en train de pester contre la pluie et le fait qu’il soit indéniablement décoiffé. Il détourne la tête vers son compagnon, puis son amie.
— Boudu ! Bellissima, ma sœur ! je vais t’enfermer jusqu’à tes quarante-cinq ans.
Elle leur fait la bise et les remercie pour leurs compliments. Elle ne s’attarde pas sur le commentaire protecteur auto-proclamé d’Alex.
Il l’invite à une soirée cinéma avec du pop-corn ce soir. Le choix du film n’est pas encore déterminé, elle repart derrière son comptoir afin de servir ses clients. Michaël arrive en haletant, il serre la main à ses amis.
— Il n’est pas là ? demande-t-il.
— Qui donc ?
Alex lève un sourcil.
— Liam, mon héros ! Bon, je l’attends pour vous annoncer la bonne nouvelle.
Il se laisse glisser dans un fauteuil.
La commerçante prépare des infusions lorsque Liam pousse la porte d’entrée. Il avance vers la table de ses amis, les salue, regarde devant lui et reste figé. Elle lui sourit. Il avance vers Enora, lui fait la bise.
— Tu es magnifique, cela te va à ravir.
Elle le remercie et repart troublée - seulement un peu - vers la librairie.
— Il faut y aller Mika ! Hors de question d’être à la bourre pour l’entraînement, lui rappelle le capitaine.
— J’attends la miss …
Il s’empresse d’aller la retrouver, elle le devance et se poste en face de lui.
— Hey ! Mais, attends… regarde-moi. (Il prend le temps de la regarder.) Wow ! s’écrit-il, c’est le coup de foudre ! Tu es trop belle !
— Ben voilà, je l’avais dit, ça ne va pas ça, il faut recoller les cheveux, tu attires trop les abeilles, bougonne Alex.
— Vous êtes pénible et agaçant à l’extrême… Bon et sinon, qu’a donc fait Liam de si extraordinaire ? Je te cite, Mika… « ce héros » ! Eh oui, je t’ai même entendu derrière mon comptoir ! demande-t-elle afin de ramener la conversation sur un sujet autre que sa nouvelle coupe de cheveux.
Ce n’est qu’une coupe de cheveux !
— J’y viens… mais ta beauté me perturbe. Aïe ! se plaint-il. (Énora vient de le pincer.) Donc… (Il se masse le bras.) La boucherie est en vente, mon patron va prendre sa retraite. Liam m’a aidé à monter mon dossier de prêt et je l’ai déposé à mon banquier. Il m’a annoncé il y a quelques heures qu’il a été accepté, demain je signe, je vais pouvoir racheter, être mon propre patron.
Ses amis le félicitent, ravis pour lui. Devant l’impatience du capitaine, les joueurs se mettent à quitter les lieux.
— On fêtera cela ensemble les amis. Énora, j’ai toujours promis de ne jamais te convoiter, mais là en te voyant, je pense que je pourrais sans doute mettre en pause cette promesse, avoue Michaël.
— Mika, tu as le mode veilleuse sur toi ? Alors, active-le ! le réprimande la commerçante.
— Hé bim ! Je ne pouvais pas trouver mieux ! (Alexandre applaudit, hilare) Bon travail, Liam, le félicite-t-il en se tournant vers lui.
— Comme tu l’as indiqué, je n’ai fait que mon travail. Aller, on y va ! s’impatiente le capitaine.
La libraire s’empresse de rendre la veste égarée. Elle la décroche et la tend à Liam.
— Je suppose que c’est la tienne…
— Et en plus les hommes laissent leurs affaires… ben alors, papa Alex ne dit rien ? se moque David.
Liam sourit à Énora en la remerciant, les yeux dans les yeux. Il lui fait la bise.
En sortant, Michaël ose souligner que ce qu’il vient d’affirmer à son amie, est uniquement ce que le banquier pense tout bas. Il se fait rabrouer par les deux pseudos papa de son amie : l’un qui surprotège sa fausse sœur et l’autre, le capitaine trop sérieux qui n’assume pas. Il réfléchit au fait qu’Énora est probablement célibataire à cause d’Alex. Il a certainement dû en faire fuir quelques-uns. Un sourire s’échappe de ses lèvres à l’idée que cela puisse être vrai. Liam ne relève pas. Il parle de tout durant le trajet, balaie les sujets de discussion jusqu’au stade, il évite cependant le chapitre piquant : Énora.
La commerçante rentre à son domicile, elle vient de fermer son commerce. Elle prépare un sac de provisions spécial grignotage, dont des pop-corn. Ce soir, c’est Harry Potter à l’école des sorciers, le premier volet de la saga. David a l’intention de se conformer aux goûts en vigueur afin de continuer à côtoyer ces deux « loustics » qu’il aime autant qu’ils l’agacent, dans le bon sens du terme. Deux heures trente de visionnage plus tard, les hommes insistent ; ils souhaitent qu’elle passe la nuit ici, il est très tard, le temps dehors est épouvantable, la chambre d’ami est confortable. Elle accepte, elle n'a pas vraiment le choix face à tous ces arguments. Elle s’en amuse, la fatigue éprouvée lui démontre néanmoins que c’est plus sage en effet. Toutefois, elle n’omet pas d’activer une alarme à six heures du matin sur son téléphone. Elle devra faire un saut chez elle pour être présentable demain matin à l’ouverture de son commerce.
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