Bobinette
Il lui avait tourné autour pendant au moins deux jours, petite forteresse lacée devant et boutonnée derrière, à l'enveloppe lisse et rigide, uniformément couleur chair, en tous points semblable, s'était-il dit, au moulage de plastique qui formait le corps de la poupée de sa sœur, celle-là même dont il avait arraché les membres et enfoncé les yeux, un soir de vengeance. La même robe de coton rose, la natte brillante comme la peau d'une vipère, le tronc sans seins et sans ventre, sans nombril et sans battement de cœur. Les bottines blanches qui montaient jusqu'aux genoux. La culotte qu'il imaginait immaculée, faite de mauvaises fibres, sans élasticité et qui devait filer.
Il aurait voulu l'aborder comme on aborde les filles à dix ans, en leur tirant les cheveux ou en soulevant leurs jupes. Il avait finalement osé lui parler en sortant d'un cours sur la psychosociologie des comportements des stars que donnait un ancien chroniqueur radio mondain. Elle avait tourné son visage vers lui et lui avait répondu d'un simple claquement des cils, petit bruit sec qui l'avait fait sursauter.
Mais elle avait marché avec lui jusqu'au cours suivant. Il l'avait revue à quelques reprises. La robe rose et les bottines blanches semblaient constituer le costume officiel de la planète dont elle devait être l'unique habitante. Il s'était rapidement rendu compte, non sans un léger malaise, qu'elle ne portait jamais rien d'autre. Il avait hésité, il n'aimait pas les folles. La curiosité l'avait emporté.
Maintenant elle lui parlait. Souvent, trop, tout le temps. Elle babillait, décrivant des lieux et des gens qui lui paraissaient à lui tout à fait banals, s'ébaubissant et s'extasiant, s'émerveillant et s'enthousiasmant, se pâmant, bref, une fille. Une fille comme plein d'autres.
Qu'il attendait ce soir chez lui, fébrilement, avec l'espoir de lui déboutonner la robe une fois qu'il l'aurait couchée sur le ventre et qu'il la chevaucherait. Elle lui avait promis du sexe. Il la cajolerait longtemps, laissant ses doigts explorer tous les espaces vierges de son corps à peine formé de maigrichonne et remerciant le ciel de ce cadeau de première main.
De nervosité, il tirait des lambeaux d'étiquette des bières qu'il buvait à même la bouteille. Il en était à sa quatrième, juste ce qu'il lui fallait d'alcool pour lui mettre l'humeur à la joie mais ce soir rien ne marchait comme d'habitude. L'attente le contrariait. Il avait éteint le feu sous la sauce et sous l'eau qui menaçait de s'évaporer jusqu'au fond du chaudron. Il avait aussi rangé le beurre qui fondait et il avait fini par jeter à la poubelle les deux pains ronds qui ne rêvaient plus que de danser au bout de deux fourchettes pour un public imaginaire. Il pensait à présent qu'il serait préférable de mettre la fille au lit sans manger.
Les copeaux de papier s'amoncelaient sur la table, formant des sortes de dunes comme on en voit dans les dépotoirs où des populations humaines vivent des déchets des autres. Il n'aimait pas penser à cela, surtout au moment où il se préparait à se mettre à table. C'est pourquoi il n'avait aucun scrupule à sacrifier ce repas. Il continuait à déchirer les étiquettes, se servant même de ses dents quand ses ongles peinaient à décoller le papier.
La sixième bouteille tournait entre ses deux mains. Il la faisait circuler entre ses paumes, tendrement, puis lui posait le cul sur la table et se mettait à la rouler de plus en plus vite jusqu'à ce que la bière jaillisse du goulot. Ensuite il buvait. L'exaspération laissait place à la colère. Non seulement la fille n'aurait rien à manger, mais il laisserait tomber les préliminaires. Pas de caresse sur la peau de plastique, pas de doigts, pas de langue. Rien que la jupe levée et la culotte baissée. Rien que la douleur de la première fois. Il y aurait peut-être des larmes.
Elle lui avait promis du sexe et il lui avait promis... quoi donc ? qu'il serait doux ou quelque chose comme ça. Il se souvenait lui avoir décrit à l'oreille comment il déferait les lacets de ses bottines, comment il la ferait tournoyer comme une ballerine de boîte à bijoux pour aller détacher à chaque tour complet un bouton de sa robe, comment il la prendrait ensuite sur ses genoux pour la regarder battre des cils, et comment sa langue à lui s'immiscerait entre ses lèvres à elle.
Pour la faire taire. Pour arrêter le stupide placotage, le débit d'inepties les moi je pense et moi je trouve, c'est tellement trop mignon et hon as-tu vu ça on dirait un bébé chat. La faire se la fermer, pour pouvoir penser, des questions cruciales, des trucs qui lui revenaient, qui le tracassaient, qui finissaient par prendre toute la place... qui, qui donc attachait la robe tous les matins ?
Oui, qui prenait le temps, chaque matin, de la boutonner jusqu'à la nuque, insérant soigneusement chacun des dix-huit boutons — il les avait comptés — dans chacune des dix-huit boutonnières, n'en omettant aucune. Qui l'habillait et la déshabillait ?
La huitième bière lui avait glissé de la main au moment où il avait tenté de la sortir de la caisse et elle était allée se fracasser sur la céramique. Il voyait trouble. Comme il allait chercher de quoi éponger le dégât, la sonnette sonna. Il tituba jusqu'à la porte. Bobinette entra. Il l'attira au milieu de la cuisine, là où les morceaux de verre de la bouteille jonchaient le sol.
Il commença par déchirer sa robe, tenant fermement la fille par le col, détachant de longs pans de tissu, jetant les lambeaux autour d'elle, sans se soucier de la bave et des larmes qui lui coulaient du menton et du pipi qui mouillait sa culotte. Cette dernière, blanche, fragile, ne résista pas à la première attaque, tel qu'il l'avait anticipé. Comme la fille tentait de croiser les bras sur sa poitrine plate et nue, il lui saisit une main et la leva haut. Et il se mit à la faire tourner, tourner, tourner sur elle-même, la forçant à décrire des cercles de plus en plus rapides, jusqu'à ce qu'elle ressemble à une colonne de chair, sa natte battant l'air à l'horizontal, petit fouet rageur qu'il devait éviter à chaque tournoiement. Quand la fille s'effondra au milieu des éclats de verre, il se pencha sur elle, molle poupée haletante, et d'un geste sûr, comme s'il avait su depuis le début le sort qu'il lui réservait, il lui enfonça profondément les deux pouces dans les orbites.
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