Épisode 12 - Sur le fait

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 Tokri tourna une page de son livre et aborda le début de règne du troisième Chikage : Shiri Ogawa. Constatant qu'il fut placé à la tête du Village par le jeu de l’échiquier politique interne, le jeune homme souffla du nez. Ce Chikage semblait correspondre au profil des politiciens qu’il avait en horreur, contrairement aux deux premiers qui avaient été de formidables combattants œuvrant pour le bien de leur peuple.

 L’Utak plaça son marque-page, soucieux de ne pas abîmer un ouvrage de la Bibliothèque. Il se fichait d’abîmer les siens, jugeant que cela faisait partie de la vie d’un livre. Il était à contrario extrêmement précautionneux des œuvres qu’il empruntait.

 Il jeta un œil à la chambre d’Izul, prenant soin de ne pas être repéré du toit qui lui était devenu bien trop familier. Au début de son enquête, Tokri ne lâchait pas la jeune femme du regard. Il se sentait à présent de plus en plus perturbé lorsqu’il guettait trop longtemps de nouveaux indices. Était-ce dû à l’absence d’éthique de son opération ? Peut-être en partie, mais le Genin avait pourtant le sentiment d’agir comme on le lui avait enseigné. Le comportement d’Izul représentait une instabilité pour leurs futures missions et la cohésion de l’unité. Comme tout ninja, il collectait des informations afin de régler ce dossier. Non, le problème était tout autre et l’Utak commençait tout juste à se l’admettre en son for intérieur.

 Izul l’attirait. Cela s'était fait lentement, insidieusement, durant sa semaine d’espionnage. Commençait-il à éprouver des sentiments ? Tokri se mordit profondément une joue pour chasser cette possibilité de son esprit. Il lui fallait se ressaisir et se contrôler pour découvrir le fin de mot de l’histoire. Cela devenait de plus en plus pressant, l’état physique d’Izul l’alarmant comme jamais il ne l’avait été pour quiconque. Mais il ne pouvait faire autrement que de s’admettre la vérité. La façon qu’elle avait de rire en redressant ses cheveux rebelles, sa moue faussement boudeuse quand on la taquinait, jusqu’au simple battement de cils…

Et pourquoi la pâleur de ses yeux verts le hantaient-ils autant ? Il s’était d’abord persuadé que ce n’était qu’un détail, une particularité esthétique comme une autre. Mais il y avait cette impression fugace, ce picotement au creux du ventre lorsque leurs regards se croisaient, lui faisant presque instantanément rater un battement de cœur.

— Qu’ils restent professionnels, se marmonna l’Utak avec ironie, avant de se pencher pour observer sa camarade. Putain d’hypocrite.

 Assise en lotus, sa position favorite pour lire sur son lit, Izul semblait regarder son livre sans le voir. Tokri la sentait tendue. Tel un animal en cage, l’adolescente tournait régulièrement la tête vers la porte de sa chambre. Pour éviter de se perturber plus que de raison, le jeune homme s’était exercé à étendre son en. Atteignant la chambre de son équipière, Tokri était frustré de ne pas parvenir à aller au-delà, convaincu que la solution à ce mystère s’y trouvait.

 Ses magnifiques cheveux azurs à présent dépareillés, encore plus ce soir-là que depuis le début de son effondrement, couvraient presque intégralement le visage de l’adolescente. Entre deux mèches, l’Utak percevait ses yeux verts meurtris par les larmes. Durant la semaine qui venait de s’écouler, la coquetterie de la jeune femme avait peu à peu disparu.

 Tokri était à la fois inquiet et furieux contre lui-même. Il voulait comprendre, l’aider. Et enrageait contre lui-même de ne pas y parvenir. Il savait que le reste de l’équipe ressentait les mêmes inquiétudes. Il en avait discuté avec Nika et Mutika les premiers jours, en l’absence de la concernée et de Sarouh. Mais à présent, un simple regard suffisait. Ce fut différent avec le Tsumyo. Les regards qu’il lançait à Izul lorsque cette dernière lui tournait le dos avaient suffi à l’Utak pour ressentir de plein fouet son désarroi. Et ceux qu’ils échangeaient entre eux étaient suffisamment éloquents pour se passer de paroles. Quelque part, Tokri se sentait de plus en plus proche du Gensouard. Lui aussi s’était attaché à Izul et souffrait de ne pas pouvoir la soutenir. De son côté, Gomaki redoublait de vigilance envers ses élèves. Le Juunin prenait garde à ne pas brusquer Izul et déployait d’incroyables ressources de douceur et de compassion, tout en faisant au mieux pour maintenir le moral des autres.

 Sentant que Izul était davantage à l’aise avec Nika que tout autre membre de l’équipe, Tokri avait pris la décision de les mettre en binôme toute la semaine. Le silence se faisait de plus en plus pesant au sein de l’équipe. Tous peinaient à se concentrer sur leurs formations. Le passage sans transition de la kunoichi solaire à la shinobi renfermée avait affecté chaque membre de l’équipe en profondeur.

 Culpabilisait-elle de cette situation ? Connaissant la Leïl, ce ne serait pas étonnant. Mais cela ne suffisait pas pour l’amener à se confier. Nika avait confié à Tokri qu’elle avait senti leur amie sur le point de se confier à diverses occasions, mais que la peur la retenait.

 Izul se pencha sur son livre, puis se redressa en sursaut. Lorsqu’elle se recroquevilla au bout de son lit, le cœur de Tokri s’emballa. La porte s’ouvrit en un fracas que l’Utak aurait pu ressentir sans le en. Un homme entra et se jeta presque sur elle en claudiquant. Pas bien grand, d’une stature qui évoquait une ancienne musculature aujourd’hui révolue, il se mit à hurler à l’encontre de Izul. S’étant stoppé devant la jeune femme, l’inconnu tanguait d’un pied à l’autre. Le Genin en déduit qu’il était éméché. Tokri ne parvenait pas à entendre ses paroles, mais il ressentit par ses gestes toute sa rancœur haineuse. Instinctivement, le poing du jeune shinobi se serra.

 Izul se prit la tête dans les mains et tenta faiblement de répliquer quelque chose avant de faire le choix de se taire en tremblant. Le Genin eut toutes les peines du monde à ne pas bondir en fracas dans la chambre. La rage écarquilla ses yeux, qui ne pouvaient se détourner de l’écoeurant spectacle tandis qu’il rêvait de mettre à terre l’homme pour le tabasser à sang. Pour que cesse les malheurs et le désespoir d’Izul, Tokri aurait été prêt à le tuer. Défendre la victime, abattre l’ennemi. Tel que devrait l’être la mission des shinobis. Au lieu de cela, il se retrouvait les mains liées, dans l’obligation d’assister à la scène d’une Izul en larmes, recroquevillé dans son lit.

Quelques gouttes de sang coulèrent de la paume du guerrier du sable. Sans s’en rendre compte, la colère de l’Utak décupla la puissance du en. Lorsqu’il vit les mains de Izul glisser le long de son visage en ignorant quelques instants son bourreau, il comprit son erreur et se plaqua hors de vue. Quelques secondes plus tard, Tokri entendit la fenêtre s’ouvrir.

— Tu fous quoi, petite connasse ? bafouilla la voix tonitruante de l’ivrogne. Tu vas pas t’barrer comme ça !

— Je veux juste prendre l’air…

— Si tu essayes de t’enfuir petite pute, j'te jure que j’te bute !

 Izul ne répondit rien. S’enfermant dans le silence, elle encaissa toutes les injures du monde. Avec l’arrivée du son, l’horreur de la situation frappa d’autant plus cruellement l’Utak. L’alcoolique reprocha à sa fille d’être un poids, d’avoir tout sacrifié pour elle, sa mère et Chikara. Que s’il avait fini dans cet état, c’était de leur faute à ces salopes d’ingrates qui n’avaient aucune reconnaissance pour le shinobi qu’il avait été, qui ne le respectaient jamais…

 Passant d’un discours illuminé à un autre, il se mit à qualifier Izul de traînée. Lui reprocha de ne chercher qu’à attirer l’attention des hommes, comme l’étranger aux cheveux bleus, le rouquin ou le brun bon à rien.

 Remontant à des souvenirs du temps de l’Académie, l’Utak eut l’impression que le Leïl reprochait à sa fille tout homme qui semblait lui prêter un intérêt, que ce soit amoureux ou purement amical. Était-il jaloux de la réussite scolaire et sociale de sa fille ? Le second poing de Tokri se crispa, blanchissant ses paumes. Son cœur battait à lui rompre la poitrine et il se mordit les lèvres jusqu’au sang. Peinant à respirer, il ordonna intérieurement à l’ancien ninja d’aller cuver son ébriété ailleurs, ignorant combien de temps il parviendrait à contenir sa rage.

 Au bout de quelques minutes qui furent vécues par Tokri et Izul comme des heures interminables, un claquement violent de porte précéda un silence mortifère. L’Utak expira discrètement. Izul l’avait-elle repéré ?

 Le Genin finit par entendre son amie pleurer. D’abord discrètement, elle renifla avant de se laisser aller en des sanglots qui déchirèrent Tokri au plus profond de son être jusqu’à ce qu’un cliquetis le prive du son. Comprenant qu’elle venait de fermer la fenêtre, Tokri se risqua un coup d'œil dans la chambre pour la voir en proie à sa détresse, effondrée sur son lit. Un court instant, il eut l’envie irrationnelle de la rejoindre pour la réconforter. Mais son objectif atteint, le Genin savait qu’il n’avait plus rien à faire ici.

 Il hésita à partir aussitôt, mais la crainte de voir le paternel revenir à la charge prit le dessus. Il resta donc statique sur son toit une heure de plus, le regard fixé sur le spectacle d’Izul en détresse le meurtrissant plus profondément de seconde en seconde.

 Une fois calmée, elle éteignit la lumière et se laissa happer par son épuisement. Discrètement, Tokri réunit ses affaires, se laissa glisser le long du mur et prit la route vers sa demeure d’un pas lourd. Il savait ce qu’il devait faire et hésita à s’exécuter dès à présent. Un soupçon de rationalité lui chuchota qu’il devait attendre le lendemain, avant la journée de simulations au combat de l’équipe. Bien qu’il allait se lever plus tôt que d’habitude, la nuit allait être longue.

 Tremblant de rage, Tokri avait l’impression qu’il allait exploser. Ses pas résonnaient d’un rythme nerveux dans les ruelles, son regard presque dément fouillant les ombres à la recherche d’un exutoire. Il n’arrivait pas à se calmer, les images de la scène tournant en boucle dans sa tête. Chaque détail alimentant une tempête qu’il ne pouvait plus apaiser. Il avait besoin d’évacuer. Hika, son stupide petit frère, n’importe qui…

 Alors qu’il allait dépasser un terrain d'entraînement, l’Utak s’arrêta net. Fébrile, il fit tomber le sac contenant ses affaires et commença à se diriger vers sa cible d’un pas vif, avant de se mettre à courir. Il prit appui de son pied gauche, renforcé au gyo, sur l’une des barrières entourant le lieu et bondit vers l’un des mannequins d'entraînement.

 Sa jambe chargée en Chakra, sa rage sauvage arracha la cible de ses gonds, l’envoyant tournoyer en l’air en une myriade de copeaux de bois, avant de s’effondrer violemment au sol.

 Tokri fixa le mannequin, mais ce n’était pas le pantin inerte qu’il vit. Le cadavre du père d’Izul lui faisait place, remplacé un bref instant par celui d’Uril. Il cracha à son visage avant de lui tourner le dos pour s'enfoncer dans les ténèbres des ruelles sableuses de Chikara.

 Un jour prochain, les pères paieront.

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