Chapitre 4
La voix grave d’un soldat sortit Eden de sa torpeur. Elle comprend qu’on lui demande de se lever alors elle s'exécute machinalement. Ses yeux cernés se posent anxieusement sur les gens autour d’elle. Parmi les hommes et femmes que les soldats font avancer à l’intérieur du vaste entrepôt dans lequel les camions ont été garés, Eden reconnaît les visages des deux survivants qui ont essayé de la donner en pâtures aux Zombies. La méfiance s’installe lentement dans le corps d’Eden, vicieuse, tenace. La jeune femme à l’impression d’être entourée d’ennemies. L’égoïste sentiment d’être une victime de la nature humaine s'insinue en elle. Pourtant au fond d’elle, Eden sait qu’elle ne vaut pas mieux que ces deux hommes qui ont essayé de préserver leur vie au détriment de la sienne. Eden sait qu’elle a agi de la même façon.
Les murs de ciment gris du hangar souterrain sont remplacés par les larges plaques de carrelage beiges d’un long couloir menant à ce que l’on pourrait considérer l'accueil du bâtiment. Les prisonniers sont placés dans différentes files conduisant à des bureaux occupés par des fonctionnaires, âgés dans la plupart des cas.
Eden avance lentement dans sa propre file, les bras ballants, le regard vide. Elle sent les corps sales et malodorants des autres captifs autour d'elle. Quand la jeune femme arrive enfin au bureau elle est prise en charge par une vieille femme.
Eden ne peut pas voir ses yeux, ceux-ci sont cachés par une épaisse masse de cheveux rouges parfaitement bouclés. Elle aperçoit à peine les branches dorées des lunettes de la secrétaire.
De sa voix cassé la vieille femme demande à Eden son prénom, son nom, son âge ainsi que sa date et son lieux de naissance. Celle-ci répond platement. Elle ne cache pas son patronyme comme elle a pris l'habitude de le faire ces deux dernières années. De toute façon, l'armée sait déjà qui elle est. D'un geste sec de la main, la secrétaire lui fait signe de suivre les autres détenus dans le couloirs derrière son bureau. Eden rattrape rapidement les autres captifs. Ceux-ci attendent devant trois grandes portes gardées par quatre soldats, arme au poing. Quand le couloir est presque rempli deux des soldats s'avancent et ordonnent au captifs de se ranger en colonne. Eden s'insèrent rapidement dans l'une des deux files.
Tous les détenus sont triés et dirigés vers l'une des trois portes. Une pour les hommes, une pour les femmes et une pour ceux qui ne peuvent être genrés avec le principe peu subtile de binarité.
Eden est poussée dans la pièce réservée aux femmes après avoir confirmé son genre. Des bancs en métal sont adossés aux murs couverts de crépi beige.
Des combinaisons gris clair reposent à moitié pliées dans un coin de la pièce. Une dizaine de femmes sont assises sur les bancs. Eden devine qu'elles viennent toutes de milieux pauvres mais de villes différentes. Certaines arborent des membres mécaniques, symbole implicite des États du Nord-Ouest. D'autres ont la peau recouverte de tatouages fluorescents dont l'encre n'est produite qu'au Sud. Sur chacune de ces femmes Eden aperçoit un indice lui permettant d'identifier leur origine.
Une fois que l'entièreté des captifs est rassemblée dans les différentes chambres, les soldats referment les portes et leur ordonnent de troquer leurs T-shirts, vestes, pulls, pantalons et autres pour l'ensemble gris proposé dans les salles.
Eden tourne le dos aux autres femmes par pudeur mais aussi par prudence. Exposer son corps quasiment vierge de cicatrices serait comme écrire sur son front qu'elle est une cible facile, peu entraînée et qui ne s’est jamais vraiment battue avec un feutre rouge. Eden enfile rapidement l’uniforme et attrape les siens dans sa main droite.
Quand toutes les femmes sont prêtes, Eden toque à la porte. Celle-ci s'ouvre en grinçant. De l'autre côté les soldats attendent, leur arme dans une main et dans l'autre des sacs en toiles qu'ils tendent à tous les prisonniers. Les militaires ordonnent aux captifs de mettre leurs vêtements dans le sac et de récupérer l’étiquette numérotée accrochée à l’un des cordons servant à fermer le sac. Eden tend son sac à l’un des soldats qui le jette sans ménagement sur un chariot derrière lui avant de lui tendre un bracelet électronique. Quand Eden passe l’anneau de métal à son poignet, celui-ci se resserre et se verrouille automatiquement dans un léger cliquetis. Eden fixe son étiquette sur un petit renfoncement sur le haut du bracelet prévue à cet effet.
Sur ordre des soldats le groupe se met en marche. La fatigue pèse lourd sur les épaules d’Eden dont la tête dodeline a chaque pas. Les couloirs étroits laissent place à une immense pièce organisée sur deux niveaux. Le niveaux inférieur accueille les cellules et le niveau supérieur n’est en fait qu’un maillage de passerelles en métal suspendues au plafond.
Les portes des cellules sont équipées d'une petite fenêtre cachée derrière d’épais barreaux noirs.. Une cellule est assignée à chaque captif. Comme toutes les autres, celle d’Eden est munie d’un lit et d’une salle de bain précaire constituée de toilettes et un lavabo fêlé. La voix d’une soldate retentit dans les hauts-parleurs accrochés dans chaque cellule. Eden se concentre comme elle peut pour écouter les indications données par la femme. Les cellules se ferment manuellement de l'intérieur et il est impossible de les ouvrir de l'extérieur sans les passes-partout des soldats.
Eden ferme instantanément sa porte et se laisse tomber sur son lit en ignorant le reste des instructions. Elle rabat la couverture de coton usé sur ses épaules et s'endort sur-le-champ.
Une sonnerie aiguë retentit et réveille Eden qui sursaute violemment. Des soldats passent entre les cellules en faisant rebondir le bout de leurs armes sur les barreaux.
-Tout le monde debout!!! Les mains sur la tête et les doigts entrelacés. Veuillez vous diriger calmement vers la sortie. Ordonne la voix, d’un homme cette fois, à travers les hauts-parleurs. Les prisonniers, encore groggy, sortent lentement. Tout le monde se fait aussi discret que possible pour éviter les problèmes. Eden longe les murs en se faisant la plus petite possible.
Les soldats guident le groupe à travers le dédale de couloirs jusqu’au réfectoire du bâtiment. La jeune femme aux mèches violettes essaie tant bien que mal de retenir le chemin pour plus tard mais le manque de points de repère rend sa tâche d’autant plus ardue.
Elle est poussée par la passe de captifs autour d’elle jusque dans une grande salle carré aux murs beiges. De longues fables meublent l’espace. À la droite d’Eden deux cuisiniers s’activent de l’autre côté d’un comptoir en métal. L'un d'eux quitte le comptoir en poussant un chariot rempli de plateaux en plastique gris. D’un geste de la main, il indique aux soldats que les cuisiniers sont prêts à recevoir les prisonniers. Eden et les autres sont enfin autorisés à baisser les mains. La jeune femme secoue les bras pour chasser le léger engourdissement qui s'y était installé. Les pas lourds des prisonniers résonnent dans la salle alors qu'ils se précipitent vers le comptoir et les plateaux. Eden accélère le pas et attrape un plateau et un bol de céréales accompagné d'un vers de jus de fruits. Elle se précipite ensuite vers l'une des seules tables encore vide au fond de la pièce.
Le repas dans son plateau est fade, dénué de couleur autant que de gout. Comme un vêtement usé qui a perdu sa couleur après avoir été lavé de trop nombreuses fois. Les céréales et le jus de fruits dans le plateau d'Eden semblent ternes, gris, un peu comme les meubles couverts de poussière dans le grenier de ses parents.
Eden mange rapidement et va reposer son plateau sur un deuxième comptoir muni d’un tapis roulant à côté de la sortie. Les soldats qui attendent là-bas lui indiquent le chemin des douches. Une étincelle de joie parcourt Eden. Son périple hors des murs l'a laissée couverte de sueur et de terre. Elle fait donc bon usage des quelques produits d'hygiène mis à disposition. Ses cheveux sont encore humides quand elle retourne à la salle des cellules où elle déambule jusqu'à midi environ avant d'être à nouveau appeler pour le déjeuner.
La jeune femme passe ensuite son après-midi dans le silence tranquille de la bibliothèque à la recherche d'oeuvre qu'elle n'aurait pas déjà Lu. Ses doigts effleurent les couvertures poussiéreuses. Tolkien, Poe, Rimbaud, Bradbury, Zola. Elle a déjà lu leurs œuvres. Des plus célèbres aux plus controversées.
L'immense bibliothèque remplie de mystères de ses parents lui manque.
Ses doigts agrippent la couverture d'un jolie rouge sombre d'un petit roman qu'elle sort de sa place entre deux livres plus épais. La jeune femme s'installe sur un vieux pouf jaune sous la fenêtre. D'un geste fluide, elle coince une de ses mèches violettes derrière son oreille et ouvre son livre à la première page. Il ne lui fait que quelques secondes pour abandonner son monde terne au profit de celui caché dans l'encre des mots.
La sonnerie annonçant le dîner sort Eden de sa lecture. Elle se relève de son pouf en grognant, repose son livre sur son étagère et se dirige mécaniquement vers le restaurant.
Elle engloutit son repas et retourne dans sa cellule. Eden sombre dans le sommeil au moment même où son corps touche le matelas.
Le jour suivant ressemble au premier, comme celui d'après et celui d'encore après.
Malgré la semi liberté qui lui est accordé la jeune femme se sent épiée, et non sans raison. Les caméras en métal gris sont des rappels constant de son statut de prisonnier. Alors Eden se fait discrète. Pas de comportement exubérant, pas de remarques agressives, pas de gestes brusques. Eden passe son temps à lire à la bibliothèque ou à déambuler dans les couloirs étroits de la prison. Elle est même passée quelques fois devant la salle de sport. Avant de fuir cet endroit comme la peste après avoir été enfermée dans la pièce par inadvertance alors qu'elle se baladait parmi les différentes infrastructures. Eden avait passé deux heures en haut d'un mur d'escalade couvert de mousse et de branches pour échapper aux coachs de survie qui essayaient tant bien que mal de la faire participer aux activités qu'ils proposaient. Elle devait admettre que pour un amas de plastique et de faux bois le rendu était très réaliste et représentait bien les falaises humides du Sud.
Trois ou quatre jours après avoir été dépouillés de toutes leurs affaires, les prisonniers sont appelés à se rendre à la laverie dans les sous-sols du complexe afin de récupérer ce qu'il restait de leurs affaires après la désinfection et le tri opéré par les soldats. Cependant Eden est bien incapable
de la trouver, cette foutue laverie! Elle ne s'est jamais aventurée dans les sous-sols jusqu'à ce jour. La jeune femme c'est déjà perdue trois fois et sa patience s'épuise à vue d'oeil. Eden marche lentement, elle n'est pas pressée de toute façon. À l'intersection suivante, elle perçoit des bruits de pas et des voix. Elle tourne à gauche vers l’origine des voix, à l'intersection suivante elle va tout droit, puis à droite et encore tout droit. Au croisement d'après elle marque un temps d'hésitation. Un éclat de rire la pousse à aller à droite. Dans ce couloir là, Eden rencontre trois femmes qui s'arrêtent immédiatement de rire quand elles la voient. D'une petite voix, Eden leur demande la direction de la laverie. L'une des femmes lui répond sèchement en lui indiquant le chemin de son bras mécanique. Eden se dépêche de déguerpir. Les regards noirs des trois femmes la mettent mal à l'aise. Ses yeux d'un bleu gris sombre l'ont toujours rendue plus menaçante qu'elle ne l'est vraiment. Mais ils la rendaient aussi plus désirable quand ils étaient soulignés de noir ou de bleu. Même si elle ne porte pas ses parents dans son cœur, Eden est obligé d'admettre qu'ils ont sélectionné astucieusement ses caractères physiques pour lui donner un avantage parmi les classes sociales les plus aisés.
Un visage harmonieux, de beaux yeux aussi menaçants que désirables, de beaux cheveux, une peau impeccable et un système immunitaire d'acier. Alors pour cacher ses traits si gracieux elle s'est teint les cheveux et percer les oreilles, le nez et le sourcil. Les anneaux argentés et ses mèches violettes détournaient facilement le regard d'autrui et lui permettaient de se cacher des autorités toujours à sa recherche.
En suivant les indications fournies par la femme il ne faut que quelques minutes à Eden pour trouver la laverie. Dans la petite pièce remplie de machines à laver et de sèche-linges il y a, adossé contre un mur, des étagères dans lesquelles sont rangés les sacs contenant les affaires des prisonniers. Eden s'avance et parcourt des yeux les étiquettes accrochées aux sacs à la recherche de la Un petit sourire s'accroche à son visage quand elle trouve enfin ce qu'elle cherche. C'est d'un pas plus léger qu'elle retourne à sa cellule en suivant de loin d'autres prisonniers.
Elle prend juste le temps de fermer à clé la porte de sa cellule avant de déballer rapidement ses affaires sur son matelas. Elle retrouve avec plaisir son sweat signature qu'elle enfile immédiatement par-dessus le T-shirt gris de l'uniforme pénitentiaire. Eden hésite un instant avant de remettre le reste de ses vêtements dans le sac en toile pour le glisser sous son lit. Elle à déjà surpris quelques-uns de ses voisins en train d'essayer de forcer les portes de certaines cellules. Même si ses vêtements n'ont aucune valeur marchande, elle a développé une étrange affection pour eux.
En rentrant dans sa cellule le soir du sixième jour après son arrivée, Eden trouve sur son lit un papier plié en deux. Ses doigts attrapent les bords de la feuille et la déplient. Elle prend le temps de s'asseoir sur le matelas avant de lire le mot imprimé sur le papier blanc. Dans un encart en haut de la feuille, Eden trouve son nom, son prénom et sa date de naissance à gauche. À droite on peut lire ce qui semble être l'adresse de la prison, soulignée par les coordonnées GPS de cette dernière. En dessous de l'encart s'étend un petit paragraphe auquel Eden porte une grande attention.
Nous avons bien reçu la demande de mission à votre nom. Après examen le Centre de Gestion des Jugements et Sanctions des États-Unis d'Amérique à valider votre dossier. Un conseiller et inspecteur de mission vous à été assigné. Vous êtes invitée à le retrouver le 15 juin 2503 à 14h15. Votre inspecteur, Monsieur Hermès Baudra vous accueillera dans son Bureau et vous informera des détails de votre mission. Vous y rencontrerez par ailleurs vos coéquipiers.
Bien à vous,
Le Centre de Gestion des Jugements et
Sanctions des États-Unis d'Amérique
Eden soupire et se masse les tempes. La présence d'équipiers la met dans une situation délicate.
Ses parents offrent une belle prime à celui où celle qui leur ramènera leur fille. Si un de ses coéquipiers plus curieux que les autres venait à apprendre son nom de famille, il n'hésitera sûrement pas à s'en prendre à elle ou à informer ses géniteurs de sa localisation.
Eden se lève, prise d'une soudaine curiosité pour les réactions des autres face à leur lettre. De l'autre côté des barreaux, les gens s'exclament et questionnent leurs compères, cherchent leurs équipiers. Eden les regarde s'agiter bruyamment comme des animaux en cage quelques instants avant retourner s'allonger sur son matelas.
Elle passe les journées suivantes à écouter les conversations des autres, cacher sur les passerelles métalliques suspendues dans la salle des cellules ou bien dans l'angle d'un couloir.
Entre deux repas elle assiste de loin à quelques cours de survie dans la salle de sport pour emmagasiner un maximum de connaissances utiles avant de retourner dans sa cellule pour la nuit sans jamais cesser d'écouter. Elle passe des nuits à gamberger sur sa mission, ses coéquipiers, sa phobie sociale.
En fait, Eden ne sait même plus ce qui l'effraie le plus, les hommes ou les Zombies.
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