Chapitre 1

8 minutes de lecture

Je relève les yeux : la Prêtresse de pierre prie, immobile, en fixant l'horizon. Je suis sceptique, je le sais. Je ne crois pas en ses vertus. Pourtant, les anciens s'alignent derrière ses pouvoirs : elle protégerait le village depuis des générations. Sauf que de ces générations, je ne connais que la dernière, et que personne, pas même Carrie, ne lui prête encore attention.

L'air entendu, je lui tapote le bras :

- Toi aussi, on t'a oubliée.

La Prêtresse reste muette. Inaccessible.

Autrefois elle servait à tester la valeur d'un homme. C'est Key qui me l'a appris, dans une énième démonstration de combat. Key aime croire qu'il est le plus fort. Je n'ose pas lui avouer que si plus aucun garçon du village ne veut se battre avec lui, c'est parce qu'ils en ont tous marre.

- Kimi !

Le voilà qui se précipite vers moi. Je me tourne vers la statue, mime un semblant de prière et fais mine de ne pas le voir. Il n'est bien sûr pas dupe.

- Kimi...

Il me tire par le bras.

- Si tu touches à cette statue, Carrie va te tuer.

- Si je ne le fais pas, c'est moi qui vais te tuer.

Key ravale son rire. Moi, je ne ris pas. Je ne ris jamais quand on pense que je ne peux pas me battre sous prétexte que je suis une fille. Je marque mon respect à la Prêtresse pour ce que je m'apprête à faire. Puis dans un soudain élan, lui décoche un coup de pied qui m'envoie valser trois mètres plus loin.

Le rire hilare de Key me parvient alors que j'embrasse le sol. Autour de moi la poussière s'envole, me faisant tousser. J'avais manqué quelque chose. Indiciblement. Mais Key m'invite à me relever, et sans réfléchir, j'attrape sa main. Bon, d'accord, je ne pouvais pas me battre. Pas parce que je n'en étais pas capable mais parce que je n'avais pas appris.

Parce qu'on ne m'avait pas appris.

Mon regard se pose sur la Prêtresse. Sur cette statue de femme qui fixe l'horizon en silence. Sur ses deux mains enchainées qui de l'espoir font naitre son combat. A cet instant, elle m'apparait plus forte. Pour tester la valeur d'un homme, il faut nécessairement exceller dans un art, et je me demande quel était le sien.

- Peut-être devrais-je commencer par lui payer sincèrement mes respects... m'entends-je murmurer.

Mais avant d'en être intimement persuadée, un craquement sec retentit. Celui de la roche. De la pierre qui se brise. Le visage de Key change de couleur. Il blêmit.

- Je croyais que tu n'en avais rien à faire de tout ça, tenté-je de me rassurer en voyant la statue se fendre.

- Hey, Kimi... lâche-t-il devant la gravité de la situation.

Brusquement, il ne rigole plus. Moi non plus d'ailleurs. La statue menaçe de s'effondrer. Nous nous regardons, perdus, puis partons en courant à travers le village, fuyant ce qu'il reste de la Prêtresse, complices du parjure que nous venons de commettre. Intérieurement, je prie pour que personne ne nous ait aperçu : je deviens toujours croyante dans mes instants de faiblesse.

- Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? me demande Key une fois devant son cabanon.

- On fait demi-tour et on assume.

Je fais mine de partir. Il me retient. Ses yeux me fixent avec une intensité rare et l'espace d'un instant j'ai envie de disparaitre, de me cacher. Parfois Key me regarde ainsi. Quand il hésite, comme maintenant. Je sens sa main trembler sur mon bras. Il voudrait me retenir, mais il ne le peut pas.

J'insiste :

- Ils l'apprendront tôt ou tard, de toute façon.

- Parfois les secrets disparaissent avec leur auteur.

Je le regarde, sceptique, et finis par baisser la tête.

- Je n'aime pas mentir...

Alors je tourne les talons et reviens sur mes pas. Je traverse le village dans l'autre sens : les premières bâtisses s'alignent devant moi ; celles où nous gardons ce qu'il nous reste du troupeau puis celle des deux gardes censés nous protéger en cas d'attaque. Vient ensuite celles des anciens, les derniers qui n'ont pas encore quitté Lunia alors que la désertification menace de la couper du reste du monde. Les premières dunes se fondent et se creusent dans le paysage, là où le soleil brûle chaque jour un peu plus ce qu'il reste de la végétation. L'espoir de notre vie ne tient qu'à cette Prêtresse qui prie et supplie l'horizon. Et chaque jour, Key élabore notre fuite. Parce qu'il faut vivre, insiste-t-il.

Sauf que Lunia est mon village. Celui qui nourrit mes souvenirs, celui qui me nourrit.

Carrie habite une cabane qui donne sur la place centrale. La poussière envahit le pas de sa porte à chaque coup de vent. Même le sable semble avoir élu domicile dans les interstices de l'unique fenêtre. Malgré tout, elle est l'une des rares à en posséder une. La plupart vivent dans la pénombre prodiguée par les murs.

Key ne m'a pas suivie. Je me présente seule à la porte, frappe trois coups et attends qu'on vienne m'ouvrir. C'est Celie qui apparait dans l'embrasure, son fils de huit ans. Il a le teint hâlé, les cheveux en bataille des enfants qui ont passé leur matinée dehors. Il me fixe de ses yeux bleus comme si j'étais une inconnue. Il hésite d'ailleurs à me laisser entrer.

J'attends.

- C'est qui ? demande Carrie en apparaissant derrière lui.

- Kimi.

Celie adopte un ton monotone avant de disparaitre dans la cabane pendant que Carrie m'invite à entrer. Une odeur de galette plane dans la pièce principale. J'arrive à l'heure du repas. Carrie semble remarquer ma gêne et me glisse ma part entre les mains. Je sais ce que son geste signifie et je rougie de plus belle.

- Mange, me fait-elle sans s'appesantir sur les mots.

- Je suis désolée...

- Elle n'est pas désolée, intervient Celie alors que je le fusille du regard.

La nourriture se fait rare et je n'ai rien avalé depuis la veille. Mon estomac demande sa part. Il n'y a généralement pas d'hospitalité quand la nourriture vient à manquer. Le geste de Carrie m'empêche de savourer pleinement chaque bouchée.

- Je t'avais dis de ne plus revenir, lance-t-elle.

- Elle t'avait dit de ne plus revenir.

Celie répète ses mots comme un perroquet en me fixant. Je sais qu'il est jeune, qu'il se permet cette insolence car il a encore de quoi manger. Dans quelques mois, quelques jours peut-être, il aura perdu l'énergie qui l'anime.

- Que fais-tu là ?

- Je... heu... la statue, dis-je maladroitement.

- La Prêtresse ?

- Oui... Enfin ce qu'elle était, ou plutôt ce qu'elle est devenue.

Une ombre passe sur son visage. Célie, du haut de ses huit ans soupire bruyamment.

- Mman, elle a encore fait une bêtise...

Je fusillerais ce gosse.

- Il n'y a plus de statue, finis-je par avouer.

Carrie me dévisage, comme pour s'assurer que je dis la vérité. Célie lève les bras en l'air puis se prend la tête entre les mains. Ce gosse est fou, mais sa mère ne bronche pas. Elle réfléchit. Jette un œil à son fils, puis me regarde à nouveau.

Je sens le besoin de me justifier tant son silence me pèse. Et c'est ce que je fais, après quelques secondes :

- Ce n'était pas voulu. Je sais que c'est de ma faute et que les anciens tiennent à la Prêtresse comme à la prunelle de leurs yeux. C'est juste que Key... Tu sais comment il est parfois. Il est énervant. Frustrant. J'avais besoin de lui montrer que les filles savent aussi se battre. Enfin que moi, je peux me battre.

Carrie regarde Celie qui se met à courir partout dans le cabanon en criant à tue-tête : « Elle a cassé la Prêtresse ! La Prêtresse est détruite ! » J'ai envie de bâillonner ce gosse. De le réduire au silence avant que tout le village n'apprenne ce qui s'est passé. Mais je me retiens tandis que Carrie débarrasse la table.

Elle ne fait aucun commentaire et son silence fait remonter en moi la culpabilité. J'aurais préféré qu'elle s'énerve, qu'elle me gronde. Elle avait cessé de le faire depuis le jour où Celie était revenu en sang, une vilaine plaie sur la tempe.

Ce jour-là, j'avais perdu une mère.

Carrie finit d'essuyer les assiettes avec un des rares torchons propres qui lui reste : un luxe, quand on sait combien l'eau se fait rare. Puis elle sort d'un coin de la cabane une vieille boite à moitié cassée. Elle en tire des perles de bois qu'elle fixe longuement, le regard perdu dans le vide, avant de les faire rouler dans sa main. Et elle réfléchit. Encore. Assaillie par ses pensées.

Quand elle relève ses yeux sur moi, elle a laissé derrière elle une partie de son âme. La tristesse se lit sur son visage, l'inquiétude dans ses traits. Pour la première fois, je l'aperçois plus vulnérable qu'elle ne l'a jamais été. Elle cherche ses mots pour me parler. Tremble presque. Ses pensées vont à Célie, qui a sorti des étagères des billes qu'il prend soin de compter.

- Emmène-le avec toi. Tu peux encore le faire. Il est trop tard en ce qui me concerne, mais lui a encore la vie devant lui.

Je ne saisis pas. Il n'a jamais été question de partir. Lunia est mon foyer et je n'ai jamais rien connu d'autre. Carrie insiste :

- Tu ne comprends pas. La statue s'est brisée, notre temps touche à sa fin. Ce village s'éteint, ses habitants se meurent. Les anciens refuseront de partir, mais toi tu le peux encore. Sauve mon fils. Emmène-le avec toi. Prends-le, et je te pardonnerai.

C'est à mon tour de trembler. Sa détermination raisonne en moi et l'écho de ses pensées m'assaille. Pour la première fois, je flanche et imagine ce nouveau futur. Il n'est guère rassurant. Mais Key m'accompagnerait, il n'attend que ça.

Je secoue la tête.

Non. Lunia est mon village. Ma vie. La seule qui, au cœur de ses murs, m'apaise.

- Vous n'auriez aucune chance à travers les dunes. Mais si... et seulement si la statue ne s'est pas brisée par hasard, alors l'Armée du Vide vous ouvrira ses rangs, et de là vous pourrez rejoindre une autre galaxie. Kimi, Penses-y...

La main de Carrie se referme autour de mon bras comme un étau. Elle m'assène de réfléchir sérieusement à la situation. Mais c'est déjà tout vu : je ne peux pas quitter Lunia. Je suis prisonnière de ce village, prisonnière de ses souvenirs. Ce serait de la folie. L'armée du vide ?

Finalement, c'est Key qui me ramène à la raison en frappant à la porte. Carrie va lui ouvrir, elle ne l'a jamais apprécié. L'un en face de l'autre, ils se regardent à peine, puis elle s'écarte du passage pour me laisser sortir.

Elle marque tout de même une seconde d'hésitation. Je vois qu'elle aimerait me retenir mais qu'elle s'en empêche. « Essaye d'y réfléchir » semble-t-elle vouloir me dire.

Je disparais aussitôt entre les cabanes avoisinantes.

Annotations

Vous aimez lire Gwenouille Bouh ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0