Chapitre 4
Je reste sans voix. Mes yeux ne parviennent pas à quitter les timides flammes qui lèchent, enrobent ses paumes. Elles remontent lentement le long de ses bras. Key transpire à grosses gouttes tandis que son cardan fond progressivement en lambeaux. Je ne prends conscience de l'effort qu'il fournit que lorsqu'il commence à perdre pied. Le feu se retire alors, soudain, comme une vive lumière qu'on absorbe.
- Key !
- Ne me touche pas.
Ses mots me blessent. Je ne peux m'empêcher de regarder mes mains. Ma peau se mélange à la couleur du sable. Mes doigts effleurent les courants d'air. Et tout à coup, je me sens affreusement vide. Pourquoi lui ? Pourquoi n'ai-je pas hérité du feu, moi aussi ?
Après un long silence gênant, nous finissons par repartir lorsque Key retrouve ses esprits. Ni lui ni moi ne prenons la peine de parler, car ni lui ni moi nous sentons bien. Le manque d'oxygène nous comprime les poumons. Et si Key semble accuser le manque de vivres, de mon côté je rumine ce don qu'il n'a jamais pris la peine de partager avec moi. J'ai envie de l'assommer. De le mordre, de le ligoter, de l'accrocher à un poteau et de l'abandonner en plein désert. Mais comme je suis raisonnable, je me contente de le taquiner gentiment :
- Et ça fait longtemps que tu as ce pouvoir... ?
- Depuis toujours.
- Donc... ta famille était au courant ?
- Mon père seulement. Depuis la fois où il m'a emmené avec lui à Erod. On n'était pas parti depuis deux jours qu'on s'est fait coincer à la Dune du Pic par une bande de pirates. Ils nous ont confondu avec des Rafteurs tout droit sortis des mines et nous sont tombés dessus à peine le soleil couché. Mon père a immédiatement réagi. Tu sais comme il était, du genre à botter le cul des gens par surprise. C'est la seul fois où je l'ai vu utiliser ses pouvoirs d'ailleurs. En général, il partait seul. Mais pas cette fois. Je pense surtout qu'il ne voulait pas que je ne reste pas seul après que... après le décès de ma mère.
Key ralentit et reprend son souffle.
- Quand les pirates nous sont tombés dessus, mon père a immédiatement appelé le feu. Je me souviens de la tête que j'ai du faire cette nuit-là, j'étais là : « wha c'est trop cool » alors que je mourais de trouille. Mais comme j'avais encore plus peur que mon père ne m'emmène pas la fois suivante, je me suis persuadé que je devais moi aussi y arriver.
- Et c'est tout ?
- C'est tout.
- Mais comment vous vous en êtes sortis ?
- Mon père avait un attachement très particulier au feu, mais ça je ne l'ai compris que plus tard, lorsqu'il n'était déjà plus là. Il aimait le feu, mais l'inverse était tout aussi vrai. Les flammes vivaient en lui et il vivait en elles.
En silence, je l'écoute parler de son père avec émotions. Ce père qui sans le savoir lui a transmis son amour. S'il entendait parler son fils aujourd'hui, s'il savait la place qu'il occupait dans sa vie même après tout ce temps, il en serait probablement touché.
- Si tu as ce pouvoir depuis toutes ces années, finis-je par demander, pourquoi ne m'en as-tu jamais parlé ?
- A quoi bon... répond-t-il. On vit dans un désert. Faire du feu est la dernière chose dont on ait besoin.
Sa réponse me prend tant au dépourvu que je laisse échapper un petit rire, rapidement étouffé au travers des couloirs de la mine.
- Et ça fait quoi d'avoir des pouvoir ? insisté-je, curieuse.
C'est à son tour de rire. Ma question l'amuse, ou bien c'est la fièvre qui le tient.
- J'ai surtout très chaud...
***
A chaque pas, la mine se referme un peu plus sur nous. Nous avançons péniblement avec la terrible sensation que la fin nous guette. La chaleur est accablante, Key tente de ne pas s'effondrer tandis qu'elle nous monte à la tête, nous fait perdre l'esprit. J'en deviens presque folle tant il m'est difficile de garder les idées claires. Des bribes de souvenirs décomposés refont surface, des morceaux de voix qui, alors que j'avance, s'inscrivent en moi : « ... les Rafteurs qui empruntent ces couloirs quotidiennement... des gisements profonds des perles de roches qu'il... si pures... » La peur me noue le ventre. Je cherche Key du regard : il file devant moi, ne m'attend pas. Je cours pour le rattraper. Il ne peut pas me laisser ! Il ne peut pas me laisser seule !
La roche m'arrache à mon corps, ma peau brûle ! Mon corps entier semble me happer de l'intérieur. Puis la souffrance me délivre. Je respire à grandes goulées. Enfin ! Durant de longues secondes je reprends mon souffle, respire, laisse entrer l'air dans mes poumons.
Il m'en faut bien plus pour reprendre mes esprits. Key est assis un peu plus loin dans le sable et relève la tête. La voute s'élève à une hauteur vertigineuse, tel un ciel au cœur de la montagne. C'est alors que je remarque cette lumière inhabituelle. Un doux halo violet qui émane des parois et dévoile, partout autour de nous, des milliers, non... des millions de perles qui brillent, luisent avec délicatesse.
- Nous sommes arrivés, murmure-t-il. Nous sommes arrivés !
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