#2 Trois chicons et quatre saisons
Ces derniers jours avaient été éprouvants pour Baraka. La disparition tragique et soudaine de ses parents, la soutenance d’une thèse préparée depuis de longs mois puis ruinée en trois minutes et… une météo merdique. Un déluge de cordes retentit dehors : il ne manquait plus qu’une drache* de grêlons pour l’achever.
Jusqu’alors, son souvenir le plus douloureux remontait à l’enfance, lorsque ses parents l’avaient inscrit à un stage de plongée aux lacs de l’Eau d’Heure. Ces cinq jours de calvaire figureraient à jamais en tête de ses pires traumas, pour trois raisons :
– il souffrait d’asthme et ne savait pas nager;
– une fois la vase remuée, l’Eau d’Heure devenait l’Odeur. Baraka prenait racine dans une vase dont le fumet âcre s’accrochait à son nez et la texture poisseuse à ses pieds.
– les chicons** de la cantine étaient carrément infects.
Cette dernière raison, songea-t-il, était de loin la pire des trois. Alors qu’il grommelait en maudissant ces sombres souvenirs, un fumet réconfortant parvint à ses narines, le réconciliant instantanément avec le sacro-saint légume. Dans la cuisine mijotait son souper***.
Les chicons grésillaient dans l’antique poêle en fonte, léchée par les douces flammes s’échappant des becs de la cuisinière. Une cuisinière au gaz, aurait sifflé sa mère: ça donne pas l’même goût, savez! Quelques lamelles de gouda gratinaient tandis que d’autres dégoulinaient sur l'épais jambon de ferme, dont les arômes se mêlaient généreusement au fondant de trois chicons braisés. Des éclats de poivre sautillaient dans un jus généreux, mêlant joyeusement beurre et béchamel. Quelques gouttes téméraires échappaient à la caramélisation, s’élevant hors de la poêle avant de s’écraser sur les carreaux – plus très – blancs de la cuisine.
Ce repas lui tapissa le ventre et le cœur comme la douceur d’une mère sait le faire. À défaut d’être cordon bleu, Baraka avait de la ressource. Il savait où dénicher les tupperwares surgelés de chicons au gratin concoctés par feu sa mère.
Il arrosa ce festin d’une bière de type saison brassée dans le village voisin. Celle qui récompense le paysan après une harassante journée de labeur. Certes, il n’avait ni travaillé de la journée, ni pour habitude de boire de l'alcool seul à la maison. Mais cette dose de houblon était franchement méritée, pour avoir réussi à garder l’œil sec toute une journée durant. Une première depuis ce tragique mardi. Ça méritait bien une seconde bière, tiens! En avalant son troisième verre, Baraka se rappela son rendez-vous du lendemain avec le notaire. Il décapsula une quatrième saison, et pour se donner du courage, il repensa à ce qu’Emile lui disait quand il avait le moral en berne:
– Ris un bon coup, manneke****! Tu verras, c’est comme les essuie-glaces: ça ne chasse pas la pluie mais ça permet d’avancer!
Cette devise tombait bien car la journée à venir ne s’annonçait pas comme une franche rigolade. À défaut de permis de conduire (ce n’était pas faute d’avoir tenté sa chance près de quatorze fois en dix ans) et sans ses parents pour le véhiculer dans l’ancestrale Opel Kadett, Baraka se voyait condamné à pédaler six kilomètres pour gagner la ville et honorer son rendez-vous chez le notaire Dupont de Chassart. La bicyclette qui végétait depuis des lustres dans un coin de la grange trahissait son manque d'engouement pour le sport. Il s’agit d’arriver à l’heure, songea Baraka, ce n’est pas le type de rendez-vous où se pointer en retard.
Baraka se mit en quête d’une cinquième mousse mais...
– Oh non, y’a plus d’saison!
* C'est ainsi que Baraka et ses compatriotes belges désignent une averse soudaine et soutenue
** C'est ainsi que Baraka et ses compatriotes belges désignent l’endive
*** C’est ainsi que Baraka et ses compatriotes belges désignent le dîner
**** C’est ainsi que Baraka et ses compatriotes surnomment les petits garçons, tels que celui qui pisse depuis 1619 à Bruxelles
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