#9 Baraka chez les barakis

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Les pas de Baraka l’amènent à la gare.

Un détail anodin mais charmant des pays méditerranéens, c’est la nonchalance des mammonis, ces tanguys-machos jouant au bandit-manchot en suçant les tagliatelles de la mama.

Un détail anodin mais charmant des pays de l’est, c’est la beauté romantique des pijaks, ces slaves au regard vide, noyant leur chagrin collectif dans ce tort-boyau et tue-l’esprit qu’est la vodka à 90 de la baba.

Et un détail anodin mais charmant de la Wallonie, c’est l’excentricité de ses barakis, ces kings autoproclamés d'une cité de trois rues qui font des wheelings avec leur mobylette, la clope au bec à deux pas d’une baraque à frites prête à flamber.

Les barakis.

Malgré la proximité de leur dénomination avec son propre patronyme, Baraka ne s’est jamais senti la moindre affinité pour eux. Ces spécimens font pourtant partie intégrante de l’identité du plat pays. Leurs prénoms lyriques – Kevin, Pamela, Brenda, Brandon, Ayrton, Dylan, ou parfois même Son Goku, Goldorak ou Victor Newman – sont directement inspirés par le charisme des ténors des soap opérettes adulées par leurs parents. Ces curieux énergumènes sévissent surtout dans les zones provinciales, la croupe scotchée sur une pétrolette débridée, fringuant destrier de ces chevaliers blancs des temps modernes... Quand on pense que ce sont ces même barakis qui désignent les pygmées ou les picaros comme des peuplades primitives, on marche sur la tête !

Baraka entre dans la gare et se dirige vers le guichet. Pas de file : tout le monde commande son billet depuis longtemps sur la borne électronique ou l’application mobile. Ce guichet vit d’ailleurs ses dernières heures: il sera fermé définitivement au printemps prochain, privant la gare de son semblant d’âme. Barak se souvient avoir manifesté et entamé une grève de la faim pour protester contre cette injustice… (chute)

– Un billet pour Toulouse s’il vous plait.

C’est une demande inhabituelle pour la sinistre guichetière. Elle le regarde d’un air dédaigneux : encore un planqué qui s’offre les vacances à crédits que son maigre salaire ne lui permettra jamais… L’affaire est vite bouclée et Baraka gagne le quai de la voix une, où deux fêlés et trois tondus attendent le train de onze heures. Dans son dos, la façade arrière de la gare. Émile lui avait un jour raconté qu’il s’agissait d’une gare d’occasion, de seconde main, transportée par rail depuis la fière ville voisine, lorsqu’elle s’était dotée d’une station ferrovière digne de ses activités florissantes. La gare en briques Lego avait ensuite été remontée à Leuze. Baraka l’avait temps de fois contemplée. Plus qu’une façade, c’était la promesse de nouveaux horizons, loin du marasme de cette maudite ville.

Par-delà les rails, les champs humides s’étendent à perte de vue. La Belgique est un pays plat comme une mer. Au bout de l'horizon, de nouveaux rivages. À trente-quatre ans, Baraka largue les amarres. Il met les voiles, enfin. Une étrange sensation monte en lui. Son excitation se mêle à une peur qui lui noue la gorge et lui tord les tripes. Est-ce ça le grand frisson ? Le frisson dont fut pris Magellan avant son tour du monde ? Le frisson qui anima ce fichu Stanley lorsqu’il explora le Congo ? Le frisson qui envoya Amstrong, Laïka et Dirk Frimout dans l’espace ?

L’arrivée fracassante du train sort Baraka de ses pensées. Revenir en arrière n’est plus possible: le train emmène déjà Baraka sur les rails de son destin.

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