ACEGLOP
Exténuante. C’est le seul mot qui pourrait qualifier cette journée et l’unique mot que je peux prononcer. La fin de l’année se rapproche à grands pas et je vois déjà les examens nous attendre juste devant la ligne d'arrivée, armés jusqu’au dent pour disqualifier les étudiants trop faibles pour concourir, ou punir ceux qui auraient tenté de tricher d’une manière ou d’une autre. Aucun n’est assez malin pour ne pas se faire prendre. Et puis il y a les premières chaleurs d’été, arrivées plus tôt que les années précédentes, nous infligeant un handicap supplémentaire dans cette course à la réussite.
Mon sac à dos, lesté par mon ordinateur et mes livres d’études, me tire les épaules et me tord mon pauvre dos, déjà abîmé par le doux confort des bancs de l'amphithéâtre universitaire. Je plains mes parents qui n'avaient pas de version numérique à leur époque. J’arrive cependant devant le portillon de bois verni de ma résidence et le pousse grâce aux dernières forces que je puise au plus profond de mon corps. Ce dernier se heurte contre des grosses pierres, qui rongent peu à peu le bois afin de protéger mes précieux parterre de fleurs. Je ne peux m’empêcher de m’accroupir devant elles comme pour les saluer. Camélias, jonquilles, roses, volubis, comme vous êtes sublimes mes chéries. Leurs couleurs et leurs parfums me revigorent de joie de vivre et m’offrent la première douceur de la journée bien que cette dernière touche à sa fin. Je me redresse alors avec difficulté, manquant de perdre l'équilibre et les courbatures qui s’étendent de mes hanches aux chevilles me punissent de ma bonté. Mais cela en valait la peine. Je me retourne, laissant mes enfants profiter des derniers rayons du soleil avant de se clore et de se reposer sous la clarté de la lune, pour ensuite me diriger vers ma maison. Enfin, notre maison, en colocation. Je trouve d’ailleurs que c’est étrangement calme aujourd’hui. Seraient-ils tous partis ? Ma joie est encore plus grande et j’ouvre avec entrain la porte d’entrée et découvre avec gaieté…
- Putain merde fait chier ! Vous commencez à me casser les couilles bande d’enfoiré !
Déception, Chris lui est bien là, assis comme à son habitude en tailleur devant le canapé, une manette à la main. Mon moral est retombé aussi bas que sa patience. Je me déleste de mon sac, me déchausse pour libérer mes pieds endoloris et apprécie la fraîcheur du carrelage, un véritable onguent. Je traîne le pas jusqu’au canapé et m’affale en plongeant la tête dans les coussins. Comme j’aimerais dormir, mais la seule berceuse qui envoûte la pièce est chantée par la mélodieuse voix de mon colocataire.
- Mais va te faire foutre merde !! Mais quelle saloperie ce jeu !
Chris finit par lâcher l’affaire en jetant sa manette à travers la pièce. Je le regarde d’un œil, grommelant contre sa patience légendaire partie en vacances depuis près de 20 ans. A moins que Chris ne l’ait réduite en cendre dès la naissance. Il reçoit ensuite un appel, mais décide de ne pas répondre en lui demandant gentiment de patienter.
- Mais qu’est-ce qu’elle me fait chier celle-là aussi !
Il m’énerve, je vais rapidement perdre mon calme. Chris jette son téléphone en arrière et l’appareil me frappe au visage. Aïe. Et Chris me remarque, enfin ! ai-je envie de dire.
- Oh excuse moi Ophélie. Je ne t’ai pas entendu descendre de ta chambre.
Il est si perspicace qu’il ne m’a même pas vu rentrer. Encore un peu et c’est notre présence qu’il va oublier tellement il voit rouge au quotidien. Puis il détourne le regard vers ses jeux éparpillés sur le sol en fouillant comme pour retrouver quelque chose, avant de mettre la main sur une substance gluante.
- Putain Gaspard t’as encore laissé de la bouffe trainer tu m’emmerdes !
J’entends alors le pauvre garçon revenir en s’excusant. Je le vois se pencher pour ramasser ce qui traînait avant de le voir l’engloutir et se lécher les doigts. Berk. Je ferme les yeux et me retient de vomir le faible déjeuner qui me reste dans le ventre.
- Tu peux me faire une place Ophélie ?
Gaspard me le demande avec une extrême douceur. C’est vraiment le plus gentil de tous. Sans lui, je pense que la colocation serait partie en fumée… et la maison aussi par la même occasion. Un sandwich dégoulinant de sauce à la main, et probablement plus épais que notre bouche à tous, Gaspard ne tarde par à le dévorer sans véritablement apprécier les saveurs. Pourtant, le sourire d’ange qu’il arbore en mangeant pourrait témoigner le contraire.
- Tu fais chier à manger tout le temps. Tu en fous partout c’est dégueulasse. Et putain regarde ton bide, on dirait que tu vas exploser un peu plus chaque jour.
- Hey, sois sympa avec moi ! Tu sais bien que je n’arrive pas à m’empêcher de manger depuis que j’ai arrêté la… enfin tu vois de quoi je parle, se défend Gaspard en baissant les yeux.
Conscient de l’avoir blessé, Chris change de sujet sans pour autant s’excuser. Le voilà qui se remet à fouiller dans ses jeux avec une énergie débordante.
- Mais merde ! Où est ce connard de jeu ! Ah ça m’énerve putain !
C’est à ce moment que je reçois un oreiller me projetant contre Gaspard, comme si une intervention divine avait eu pitié de nous mais qu’il s’était injustement trompé de cible. Je me redresse, tourne la tête et aperçois brièvement la silhouette de Paul qui se retourne dans son hamac. Le bruit commence à le gêner. Il est clair qu’il pourrait s’enfermer dans sa chambre, mais son excuse habituelle est que s’il y restait, il passerait son temps à dormir. Tu parles, je dirais que c’est le seul moyen de nous montrer qu’il habite encore ici. Mais il n’est pas au bout de ses surprises car j’entends derrière nous Arthur qui descend lourdement les escaliers.
- Yes, see you soon ! Yes, yes, your welcome. Yes, bye, bye, dit-il avec un accent anglais approximatif.
Vêtu d’une chemise à moitié ouverte, les lunettes de soleil sur les yeux et son teint presque bronzé, on jurerait le voir revenir de vacances. Il ne manque plus qu’une valise à la main et on s’y croirait.
- Devinez qui a encore eu un super contrat avec les american, nous demande-t-il avec avec l’accent encore en bouche.
Ce qu’il peut être prétentieux, et cela ne manque pas d’attiser de nouveau la bonté de Chris.
- Mais ferme ta gueule, qu’est-ce qu’on s’en branle.
- Hey, j’t’emmerde. J’ai déjà dû m’isoler pour éviter tes beuglements. Les mecs pensaient que j’étais au Texas au milieu d’un ranch de bisons en rut.
Et les voilà qui s’engueulent. Je plaque mes mains contre les yeux pour espérer les voir disparaître et retrouver un semblant de calme, avant d’être rassurée par Gaspard. Il pose sa main contre ma tête et m’adresse une caresse pour m’aider à m’apaiser. Quelques miettes traînent entre ses doigts, mais c’est le geste qui compte pas vrai ? Je lui souris pour le remercier et m’offre le même geste en retour. Chris et Arthur finissent leur dispute rapidement et le jeune entrepreneur se prépare pour sortir avant de m’annoncer devant tout le monde :
- Oh, et Ophélie, tu n’oublieras pas de faire ce que j’ai demandé s’il te plait ?
Je rougis, et acquiesce timidement pour ne pas éveiller de soupçons. Mais les garçons étant ce qu’ils sont, ils me regardent étrangement pour essayer de déterminer la nature du service. Arthur s’en va rapidement et je change rapidement de sujet.
- Et euh… Lara ? Comment va-t-elle ?
Les garçons rougissent à leur tour et rigolent nerveusement. Chris m’explique alors.
- Oh bah, tu la connais, toujours à voir du monde toute la journée. Mais qu’est-ce qu’elle m’emmerde à faire du bruit et à déranger tout le monde ! finit-il en s’énervant.
C’est assez hypocrite de dire ça pour quelqu’un d’aussi bruyant. Après, j’avoue ne pas savoir ce que je préfère entre la colère omniprésente de Chris ou bien les… “conversations” de Lara.
- Et pour Erica, vous avez des nouvelles ? demande Gaspard inquiet.
Personne ne répond. Je remonte mes jambes pour m’enfouir dedans et fixe profondément le sol. Gaspard reprend ses questions.
- Toi Ophélie, tu ne sais vraiment rien ? Vous êtes super proches habituellement.
- Non je ne sais rien. La dernière fois, elle m’a dit qu’elle allait chez des amis. Elle n’a pas précisé où, combien de temps, ni même avec qui.
- Je vois… Mais ça fait trois jours. Je commence à m’inquiéter.
- Oh ne t’en fais pas. Cette fois, elle a dû vouloir copier le style de vie de Lara. Elle reviendra après avoir fait ses expériences.
- Putain t’es vraiment qu’un connard Chris ! s’énerve Gaspard.
Je me lève du canapé pour laisser ces deux imbéciles se prendre la tête et je récupère mon sac avant de monter lentement les escaliers en direction de ma chambre. Dans le couloir, il n’y a aucun bruit, comme si je venais de passer dans un autre monde. Tout diffère du rez-de-chaussé. La plupart des chambres sont disposés ici, à l’exception de celles de Paul et Chris. Le sol est tapis de moquette, tandis que les murs contrastent avec une couleur opposée à celles présentes dans la cuisine et le salon. Je suis apaisée, me sentant pour la première fois chez moi depuis que je suis rentrée. Je passe devant la porte de Lara qui s’ouvre au même moment. Du monde sort de sa chambre. Tiens, ils ne sont que deux aujourd’hui mais sacrément baraqués. Je suis tellement petite et maigrichonne qu’aucun ne me remarque et je me colle difficilement contre le mur avec mon gros sac pour les éviter. Ces deux hommes sont suivis de Lara, vêtue d’un haut presque transparent, une bretelle baissée et les cheveux en pagaille. Un grand sourire d’épanouissement sur son visage témoigne de l’agréable journée qu’elle vient de passer. Euphorique, elle me demande :
- Comment vas-tu mon amour ?
Lara se rapproche de moi et m’embrasse la joue, à seulement quelques millimètres de mes lèvres. Je recule pour l’éviter et elle rigole.
- Oh je suis désolée, me dit-elle d’un clin d'œil.
J’aurais pu la croire si elle ne me faisait pas le même coup tous les soirs. Elle rejoint ses prétendants, essayant de ne pas boiter après sa folle journée. Elle me désespère. J’entre dans ma chambre, celle collée à la sienne, et m’enferme à double tour. Plus aucun son, seule l’obscurité me tient compagnie. Je lâche brutalement mon sac avant de m’adosser contre la porte et souffler en glissant tout du long jusqu’à m'asseoir de fatigue. Je profite enfin de ma vie, la solitude qui m’a toujours apporté un plus grand soutien que quiconque dans cette maison. Je manque de peu de m’endormir alors je me motive à me redresser. Épuisée, le corps endolori, je m’avance d’abord à quatre pattes avant de m’appuyer sur un meuble pour me relever. Je m’installe dans ma chaise de bureau bien plus confortable que ceux de l’université et allume mon ordinateur. L’obscurité est alors transpercée par la lumière bleue de mes trois écrans. J’écris mon mot de passe : “ACEGLOP” et profite du chargement pour observer une photo de nous sept.
Nous l’avions fait la première semaine où nous sommes arrivés. Cela fait presque deux ans. Je me demande comment j’ai pu les supporter aussi longtemps. Elle me faisait sourire à l’époque. Mais je n’ai pas pu m’empêcher de la modifier, en la taguant d’une croix rouge sur le visage d’Erica. Mais le son de l’ordinateur m’agresse les oreilles, m’appelant à démarrer mon dernier projet.
J’ouvre internet, et commence par vérifier mes mails. Deux acheteurs potentiels. C’est déjà ça. La collection de Chris est pleine de rareté. Je peux facilement en tirer un bon prix. Une fois qu’il aura compris, il partira de là. Je n’en peux plus de toutes ses crises. Et j’espère qu’il sera rapidement suivi d’Arthur, même si c’est lui qui me rapporte le plus. Avec toutes ses magouilles, j’arrive à lui prendre un sacré pourcentage. Quand il a commencé à faire son business, je lui ai proposé de détourner les fonds pour se faire encore plus d’argent. Blanchir de l’argent n’a rien de compliqué. Mais ce que cet imbécile ne sait pas, c’est que c’est illégal. Une fois que j’aurais un gros pactole, je n’aurais qu’à le dénoncer pour effacer les traces. Tu ne veux rien payer ? Ce n’est pas grave. Il est tellement égoïste à vouloir tout garder, ne rien dépenser. Impossible de faire une activité ensemble, il préfère nous narguer mais on n’en voit jamais la couleur. Il profite juste du toit, mais n’a absolument pas envie de partager quoique ce soit.
Je pense qu’ensuite, ce sera Lara. Je devrais profiter de son absence pour récupérer la caméra que j’ai cachée. A force de s’envoyer en l’air, j’arrive à avoir un joli compte sur les sites porno. Pour l’instant je garde ça secret pour renflouer les comptes. Mais dans peu de temps, je vais commencer à diffuser à la fac. C’est drôle de la voir si pudique à l’extérieur. Mais avec tout ce qu’elle fait, ça m’étonne qu’aussi peu de monde le sache. Je ne fais que lui donner un petit coup de pouce. Sa réputation sera ruinée et elle voudra partir le plus loin possible. Il ne faut pas non plus que j’oublie d’envoyer les dernières notes d’examens aux parents de Paul. Ils ne savent pas qu’il ne vient plus en cours. Enfin, à mon avis il n’y est jamais allé. Et puis quand tout le monde sera couché, j’irai doper la nourriture de Gaspard. J’ouvre mon tiroir et regarde si j’ai encore assez de drogue pour lui. Le pauvre a bien réussi à se sevrer, mais aujourd’hui il passe son temps à manger. Et il mange tellement que ça en devient n’importe quoi. L’appartement est dégueulasse et le loyer est rarement payé avec toutes les dépenses alimentaires. Mais avec ce que j’ai réussi à trouver, au mieux ce sera l’intoxication alimentaire, au pire la désintox en hôpital. Je suis désolée Gaspard, tu es un bon ami. Mais il est hors de question que je me ruine pour toi.
Je passe une petite heure sur l’ordinateur pour continuer mon projet de dératisation. Cette maison sera à moi, je n’ai pas besoin de ces imbéciles dans ma vie. Des moins que rien qui ne m’aideront qu’à rater mes études en me retirant ma place de meilleure élève de l’université.
J’allume enfin ma caméra de surveillance que j’ai pu m’offrir avec les comptes d’Arthur. J’y vois Erica, toujours sanglée par les poignets au mur du local, les yeux bandés par un foulard trempé de larmes. Personne n’a connaissance de cet endroit. Je me penche vers mon écran comme pour lui chuchoter quelque chose.
- Ma très chère meilleure amie. Tu t’es mise dans un sacré pétrin. Si seulement tu n’avais pas cherché à m’imiter, tu n’aurais jamais su tout ce que je préparais. Ta jalousie maladive et ton manque de personnalité t’auront sûrement coûté la vie. Tu vas rester encore quelque jours ici, si tu survis.
Je m’adosse dans mon siège de bureau, les mains croisées sur ma poitrine. Je contemple mon nouvel animal de compagnie, sanglotant et priant qu’on la libère. Je me délecte de ce spectacle encore un peu, avant de rejoindre les autres pour manger.
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