I
"Ah mais vas-y ! Surtout ne te gêne pas ! Tu crois que tu peux arriver ainsi et me bousculer ! À mon âge, tu n'as pas honte ?!
- Dès que tu le peux, tu invoques ton âge : on le sait que tu es plus âgée que nous, mais tu n'es pas non plus la première sorcière de la création !
- La première certes non, mais une des plus anciennes encore en vie !
- Et ça te donne le droit de hurler comme cela et de ne rien respecter d'autre que toi ?"
Le silence s'installa, elles se rappelèrent de la raison de leur venues dans cette maison. Elles étaient entrées comme des bourrasques. La neige avait pénétré dans la cuisine en même temps qu'elles. Elles étaient venues pour veiller le pauvre Dalbrior. Son corps reposait dans la pièce d'à côté et il serait enterré le lendemain. Il fallait veiller à ce que les Mages ne s'emparent pas de lui... Enfin les Mages, cela faisaient plusieurs siècles que personne ne les avait vues rôder dans les parages : la tradition s'était maintenue.
- Oui mais en attendant, tu devrais quand même faire attention : c'est pas quand je me serai cassé quelque chose qu'il faudra regarder où tu vas.
- Pas de risque : on est à l'abri pour encore des siècles avec la santé que tu te tiens !
- Ris donc, ris donc : tu verras quand tu auras atteint mon âge.
Et elle s'assit dans le fauteuil de la cheminée.
- Va donc dire aux deux veilleuses de la pièce d'à côté que nous sommes arrivées et que nous prenons le relais. La nuit est tombée et il est temps qu'elles rentrent chez elles.
Une fois revenue de la chambre à coucher, la plus jeune tira une chaise et se rapprocha du feu.
- Ne traine pas les pieds de la chaise : tu pourrais être un peu plus respectueuse !
- Oui bah c'est pas le bruit d'un pied de chaise sur le sol qui va le déranger. D'après ce que j'en ai vu, il dort bien et il ne se réveillera pas. Il est raide, je vous le dis et bien raide.
- Rho mais ce n'est pas possible de parler comme ça ! Tu n'as donc aucun respect pour ce pauvre mort.
- Ah voilà qu'à l'heure qu'il est, il est devenu "ce pauvre mort". Il y a encore une semaine, je me souviens t'avoir entendue proférer des paroles qui n'étaient pas forcément pour dresser son éloge.
- Oui mais il était en vie : c'était complètement différent ! Maintenant qu'il est mort, on lui doit le respect, c'est ainsi.
- C'est quand même un peu bête: quand il est vivant, on peut dire du mal, mais quand il est mort, il devient un saint intouchable...
- Certains croient déjà devenir intouchables avant même de mourir : regarde-la dans son fauteuil...
La plus âgée était assise bien confortablement, au chaud près de la cheminée, elle avait le menton qui lui touchait la poitrine et sa respiration était devenue régulière.
- Je vous entends parfaitement bien ! je ne suis pas une sainte, je demande simplement à ce qu'on me prenne en considération !
- En tout cas, malgré ton grand âge, tu as gardé l'ouïe fine !
- Moque-toi, vas-y. Mais tu ne viendras pas pleurer quand tu auras réveillé mon courroux.
- Allons, allons, ne nous battons pas entre nous. Gardons nos forces au cas où les Mages viendraient. On aura besoin de tous nos pouvoirs à ce moment-là.
- Ne t'en fais donc pas, tu sais bien qu'ils ne seraient pas de taille même si il n'y avait qu'une seule d'entre nous face à eux.
- Et puis tu sais bien qu'ils ne sont pas revenus depuis .... depuis quand d'ailleurs? Ma tante m'en avait parlé à l'époque, tu avais eu un rôle à jouer dans cette histoire.
- Un rôle, un rôle, pas bien plus que ta tante. Celle-là, elle a toujours eu le chic pour raconter les histoires à sa manière. Déjà à l'école de sorcières, il y a pas mal de temps, elle avait quelque peu tiré le récit à son avantage.
- Oui je sais, cette histoire, tu nous l'as déjà racontée cent fois, Wihnhilda, et on n'a jamais eu moyen de démêler le vrai du faux. Moi je parlais d'une autre histoire: celle où tu as croisé les Mages !
Le silence revint : on entendait les bûches crépiter dans la cheminée. La plus âgée ne répondait pas et gardait l'oeil fixé sur les flammes. Les autres attendirent. Ce qui les tira de leur silence, ce fut le bruit de la bouilloire qui émit un sifflement aigu. La sorcière qui était le plus à cheval sur les traditions se leva d'un bond pour la retirer de la cuisinière à côté de la cheminée.
- Si même les objets s'y mettent, je ne vais pas pouvoir tenir le choc, je vous préviens.
- J'aurais peut-être le privilège de t'enterrer, s'amusa Wihnhilda.
- Comme tu as enterré ma pauvre tante ?
- Décidément, avec toi les morts ne sont pas riches !
Elles burent le thé que la plus jeune avait préparé. Avec les herbes qu'elle avait mis dedans, elles ne risquaient pas de dormir de la nuit. La recette de la potion d'éveil que sa famille se transmettait était un secret, mais elle était très efficace.
- Tu es sûre qu'il n'y a pas un peu d'aneth? Moi je dirais bien qu'il y en a.
- Tu me poses cette question à chacune des veillées!
- Oui parce que je n'ai jamais eu la réponse. Je ne mourrai pas avant de savoir.
- Oh! Par les Puissants ! En plus de ne pas la laisser dormir de la nuit, tu vas rendre Wihnhilda immortelle grâce à cette potion ! Je ne suis pas vraiment certaine de le supporter !
Les sorcières se sourirent.
- Il faudrait peut-être tout de même aller voir ce pauvre Dalbrior.
- Tu crois qu'il a bougé depuis tout à l'heure ?
- Non mais c'est tout de même pour lui qu'on est ici.
- Oui je ne suis pas certaine qu'il s'aperçoive de la différence. Mais allons-y.
Quand elles revinrent au bout de quelques minutes, elles n'étaient pas d'accord:
- Je te l'avais dit de ne pas utiliser le sort d'illumination totale : on y voyait comme en plein jour.
- Je pensais que tu disais ça à cause du respect que tu voues à ce pauvre mort. Je ne croyais pas que ce serait si affreux.
- Ah bah si ma jeunette ! on n'éclaire pas un cadavre de la sorte : tu devrais quand même le savoir, ce n'est pas la première fois que tu assistes à ce genre de chose.
- Je le saurais pour la prochaine fois, mais parlons d'autre chose, rien que d'y repenser, ça me donne la chair de poule.
- Oh bah si tu avais vécu tout ce que j'ai déjà traversé, tu ne serais pas aussi craintive, tu peux me croire.
- Mais arrête un peu avec ton âge, tu n'as pas toujours tout vu et tout fait. D'ailleurs, je t'ai trouvée un peu lente pour annuler le sort de la jeunette !
Le vent soufflait à l'extérieur: il avait neigé toute la journée et sans doute que cette nuit serait glaiciale. Wihnhilda se leva pour aller fermer la porte de la chambre, malgré les remontrances de l'autre sorcière qui ne voulait pas fermer cette porte. Si elle ne voulait pas qu'on les retrouve aussi froides que Dalbrior demain matin, il fallait qu'elles restent au chaud grâce à la cheminée: le cadavre se moquait bien d'avoir de la lumière et de la chaleur.
- En attendant que la nuit se passe, tu ne voudrais pas un peu nous raconter ce qui s'est passé autrefois avec les Mages?
- Tu es trop curieuse!
- En tout cas, pour ma part, j'ai entendu parlé d'un Meneus...
- Ça m'aurait bien étonné si ta tante avait fermé son clapet... Bon, je vais vous raconter ce qui s'est réellement passé, parce que je doute que ta tante se soit apesantie sur les détails, et pourtant, ce sont eux qui ont toute leur importance.
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