Chapitre 5
La brume s’épaississait au fur et à mesure qu’ils avançaient.
Sur la banquette arrière, Nerin s’était endormie au son des Black Eyed Peas, la tête pendant mollement sur ses épaules. Le chapeau pointu était depuis bien longtemps tombé de ses genoux.
Nicky pianotait sur son portable, insultant régulièrement la connexion, et échangeait avec Maria sur les dernières rumeurs. La brune mastiquait sans relâche son chewing-gum, donnant de temps à autres des coups de pied dans le siège de son frère, qui peinait à se concentrer sur la route, amusée par les réactions provoquées. Quant à Patrick, il potassait ses cours de médecine.
« Lâche un peu ça. On est pas là pour se prendre la tête », lui avait rappelé Casey alors qu’ils dépassaient Quinton. C’était un peu hypocrite de sa part, de reprocher à son ami de bosser, quand lui-même ne décrochait que des A aux examens. Le brun tentait avant tout de garder un air calme et détendu, en dépit de l’angoisse grandissante qui le consumait. Il se redressait sur son siège, s’efforçant de rejeter ses craintes dans un coin de son esprit. Il ne voulait pas montrer ses faiblesses, encore moins devant Nerin. La fille n’avait fait aucune remarque quant à la décomplexion inhabituelle de son meilleur ami, mais Casey ne s’y trompait pas. Elle avait certainement pris conscience du malaise du jeune homme.
Le brun s’autorisa un coup d’œil dans le rétro. Les deux lycéennes cancanaient bruyamment, imitant d’une voix de crécelle Miss Lambert, leur professeur de mathématiques. Mais ce qui retint vraiment l’attention du garçon fut le visage angélique de son amie d’enfance. Qu’elle était jolie, avec sa frange lui balayant les yeux, et ses cils interminables. Ainsi figée, il ne lui manquait plus qu’une auréole... Vite, le brun se hâta de détourner le regard.
— Dis donc, Casanova, quand est-ce que tu comptes lui déclarer ta flamme ?
Patrick. Il fallait croire que le grand Casey Flickerman avait manqué de discrétion. Le pourpre lui montant aux joues, l’adolescent se gratta fébrilement l’arrière du crâne. Cela eut pour effet de faire ricaner les filles. À moins que ce ne soit qu’une manifestation de sa paranoïa. Toujours fut-il qu’il somma à Patrick de baisser d’un ton, provoquant l’effet inverse.
Pressé d’atteindre leur destination, Casey appuya sur l’accélérateur. Il n’aimait pas la tournure que prenait leur voyage. Et ce n’était que le début. Soudainement, il eut le sentiment qu’il n’était pas à sa place, et que la seule chose que cette excursion allait lui apporter était d’énormes ennuis. Ce n’était pas la réaction de ses parents qui lui faisait peur ; il se moquait bien des réprimandes et autres privations de sortie. L’idée l’obsédait que son destin allait se jouer sitôt qu’il mettrait un pied dehors.
Respire, s’intima-t-il, tandis que le véhicule s’enfonçait dans les bois. Rongé par les remords, il fut maintes fois tenté de tout arrêter, de rebrousser chemin et de dire à Nicky d’aller se faire voir. Après tout, c’était elle qui avait eu l’idée de partir explorer Fairwood Pines, et ce, en pleine nuit, qui plus est ! Casey était persuadé que cette maudite ville était déjà assez flippante de jour. Mais ça, c’était encore un des incalculables traits de caractère de la jeune Hollow : on ne pouvait rien lui refuser. Elle se servait de son charisme naturel pour parvenir à ses fins, n’éprouvant aucun scrupule à manipuler, ou tricher. Donc forcément, lorsque le garçon s’était interposé, criant que c’était de la folie, il avait suffit à Nicky de lui faire les yeux doux. Et faire croire à Nerin qu’ils allaient visiter les ruines d’un manoir gothique... ! Se servir de la passion sans borne de son amie pour les vampires, dans l’unique but de trahir sa confiance !? Casey ne pouvait s’imaginer faire pire à quelqu’un. Il se sentait faible, lâche, indigne de Nerin. Que dirait son grand-père, qui lui avait inculqué les valeurs telles que l’honneur et la franchise ? Rien que d’y penser, le jeune homme sentait son cœur se serrer.
— On arrive bientôt ? demanda Maria, impatiente. Je commence à avoir des fourmis dans les jambes, moi.
— Ouais. Et on n’a pas de réseau dans ce trou, commenta la fille aux cheveux verts.
Casey soupira, énumérant toutes les raisons de faire demi-tour. Mais à peine eut-il pris la décision de rentrer à Richmond, que le véhicule heurta une masse noire. La secousse réveilla Nerin en sursaut, et tous demeurèrent un instant muets, hypnotisés par la pancarte indiquant FAIRWOOD PINES, 2 MILES sur laquelle réfléchissaient la lumière jaune des phares.
Maria fut la première à poser la question qui brûlaient toutes les lèvres :
— Qu’est-ce que c’était ?
Sans un mot, Casey descendit de la voiture. C’était lui qui les avait conduit dans ce merdier... ! Il s’approcha prudemment du pare-choc couvert de sang. Il déglutit, suivant à contrecœur les traces sombres qui menaient au fossé.
— Nom de Dieu, Casey, s’affola sa sœur. C’est quoi ce bordel ?
— Calme-toi, murmura Nicky. Sûrement un animal. Un lapin ou un truc comme ça.
— Un lapin ? Tu te fous de ma gueule ?
Ignorant les conseils de son amie, Maria sortit à son tour. La route était déserte, et la lune, cachée derrière d’épais nuages noirs. Seuls les phares permettaient de lutter contre les ténèbres.
— Reste où tu es, ordonna Casey.
Devant le timbre étonnamment strict du jeune homme, la brune recula d’un pas.
— C’est un raton-laveur, précisa-t-il afin de ne pas l’apeurer.
— Il... Il est mort ?
Par pur réflexe, elle s’avança vers l’animal.
— Laisse-le. Il a peut-être la rage, intervint alors Patrick.
Bientôt, ce fut l’attroupement général autour de la pauvre bestiole. Les cinq amis observaient, horrifiés, le corps encore chaud tressaillir dans l’attente de la mort.
— Qu’est-ce qu’on fait ? On... On peut pas le laisser comme ça. On...
Casey posa sur sa cadette un regard compatissant. Elle avait beau jouer les rebelles inatteignables, elle cachait en réalité une fragilité insoupçonnée. Casey se remémorait sans peine la fois où, apprenant la mort du caniche d’une copine d’école, Maria s’était enfermée dans sa chambre toute la matinée, pleurant tout son soûl, et il avait fallut ériger à Caramel un mémorial dans la clairière voisine.
Il décocha un regard lourd de sens à Patrick, auquel ce dernier répondit d’un signe de tête.
— Retournez dans la bagnole, dit-il aux trois filles.
— Pourquoi ? l’interrogea Maria jouant avec ses cheveux –manie signalant une agitation palpable.
— On n’a pas le choix. Il faut abréger ses souffrances.
À ces mots, le raton-laveur fut saisi d’un sursaut d’agonie qui arracha un cri commun à l’assemblée. Les poils hérissés, englués par l’hémoglobine, il frappait le vide de ses pattes cassées, battant l’air comme s’il cherchait à se défendre contre une entité invisible. Cette vision déstabilisa la benjamine du groupe, et elle se prit le visage entre les mains, au bord de la crise de nerfs.
— Oh putain ! Oh putain ! répétait-elle comme un disque rayé.
Nicky, visiblement formée à ce genre de situations, vola immédiatement au secours de sa camarade, l’aidant à reprendre son calme. Nerin, elle, était bien trop choquée pour bouger ne fût-ce que le petit doigt.
— Merde ! lâcha Patrick à l’attention de Casey. Comment est-ce qu’on est censé... ?!
Tâchant de conserver ses moyens, le brun inspecta sommairement les environs. De l’autre côté du fossé s’étendait un vaste tas de feuilles mortes, dans lequel était planté ce qui ressemblait à une branche fendue. Il s’arma de l’objet, constatant –non sans une pointe d’effroi– que le bout de celui-ci était aussi aiguisé qu’un poignard, et regagna le goudron.
Nerin plaqua les mains devant sa bouche à la vue du pieu, appréhendant l’horreur à venir. Pas lui... Pas Casey... Il ne va quand même pas le...
— Allez. Ça ne sert à rien de rester là.
C’était Nicky. Du haut de ses dix-huit ans, elle se montrait incroyablement mature. Nerin, bien que d’un an son aînée, éprouva une immense admiration pour cette fille étrange aux cheveux colorés et au caractère bien trempé. La blonde ne la connaissait très peu : elle n’avait dû la croiser que trois fois en tout, lors de quelques fêtes chez les Flickerman, cependant elle se sentait d’une certaine manière proche de Nicky. Sans doute était-ce car elle lui rappelait beaucoup Katia, son ancienne voisine disparue, tant dans son franc parler que dans sa débrouillardise. Ou bien était-ce à cause de ses grands yeux émeraude lui faisant penser à ceux de son propre père ? L’adolescente n’eût su le dire, mais elle avait la nette intuition que sa nouvelle amie était digne de confiance. En dépit des apparences, la jeune Hollow savait très bien quand stopper la déconne et faire preuve d’une maturité à toute épreuve. Du moins, c’est ainsi que la voyait Nerin : comme une tigresse à l’instinct maternel surdéveloppé, parfaitement maîtresse de ses griffes.
Maître de ses griffes, le raton-laveur l’était beaucoup moins. Se tordant dans tous les sens, il perpétuait ses attaques contre un ennemi indécelable, poussant de misérables gémissements. Déjà, un filtre laiteux voilait ses prunelles, transformant l’animal en une sorte de zombie. Un mince filet de bave mousseuse s’écoulait de sa mâchoire.
Nerin s’empressa de suivre Nicky et Maria à l’arrière du 4x4. « T-tu crois que c’est la rage ? » entendit-elle Casey balbutier. Non pressée de connaître la réponse, la jeune fille claqua prestement la portière.
Elles gardèrent le silence jusqu’au retour des garçons.
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