CHAPITRE 19 : Les déserteurs.
Cinq cavaliers, dix chevaux blancs d’écume, harassés de fatigue avaient rejoint le grand fleuve silencieux aux eaux couleur de plomb.
Un long détour à galoper nuitamment à travers les forêts profondes dans l’espoir de brouiller leurs pistes les avait amenés au sommet d’une colline en avant des rives du Tibre*. Déjà l’aurore froide commençait à poindre.
La forêt de roseaux s’étendait, immense devant eux. Une mer qui sous le soleil resplendirait bientôt d’un vert cru.
Mais à la lumière de ce jour naissant dont l’horizon hésitait pour quelques instants encore entre le rose et le violet,elle ondulait grise, terne, mouvante, bruissant sous la caresse du vent.
Au pas ils descendirent la bute. Leur salut s’étendait en bas, à leurs pieds. Cette mer verte et jaune saurait les garder de la menace des hommes.
Autant qu’ils purent, ils longèrent la rive les pieds dans l’eau afin de masquer leurs traces. Bientôt, ils pénétreraient cette masse ondoyante et chantante pour y camper, mais il leur faudrait encore s’aventurer dans un marécage qui ceignait l’immense roselière, échapper aux saligators*, aux salamandres géantes* et éviter la morsure des scolopendres cataractas*.
Ils pataugèrent durant trois bonnes heures dans ce milieu vaseux, mal odorant, environnés d’un brouillard stagnant, tellement épais qu'il en était presque visqueux, ils avançaient avec prudence qui la main sur le pommeau de l’épée, qui le doigt sur la détente d’une arbalète.
À leur approche, les bruits du marais s’éteignaient pour reprendre longtemps après leur passage.
C’est avec les jambes crottées d’une boue noire et puante qu’ils entrèrent dans la phragmitaie, le craquement sec des roseaux et leurs jurons se perdaient dans l’immensité sauvage. Personne en dehors de quelques animaux apeurés ne pouvait les entendre.
Encore une bonne heure harassante de cette marche à tirer les chevaux par la bride et ils pourraient commencer à chercher un lieux où enfin ils pourraient se reposer.
Ils trouvèrent une butte hors d’eau où poussait en plus des roseaux trois grands pins parasol.
Talla, grand noir musculeux, avec sa spatha* faucha un vaste espace circulaire pendant que Titus rassemblait et brossait les chevaux.
Démétrius déchargeait quatre petits coffres bardés de fer, il les posa au milieu de l’aire défrichée.
Détérius, quant à lui, taillait des roseaux en pointe. Il voulait piéger les abords du camp.
Mitélius organisait le bivouac, car ils devaient rester cachés presque deux mois, le temps qu’on les oublie, le temps aussi d’attendre leur rendez-vous avec le knarr* de Lucius.
- Par les mamelles de Junon ! Je pense, Titus, que t’as eu raison d’avancer notre affaire. Dit dans un souffle Détérius.
- J’ai suivi, mais pourquoi tant de hâte ? Intervint Mitélius qui finissait de monter la tente de cuir.
- Tu voulais peut-être voler la solde de la garnison lors de la visite de l’Imperator Ser et du nouveau gouverneur Nestorius Labrulbergen. Répliqua Titus en crachant par terre. Moi pas ! D’autant que ce ne sont pas n’importe qui, qui venaient nous inspecter. D'autant que ça s'ra la troisième fois que la solde est chourée, c'est sûr va y avoir des têtes sur les corbeaux de la porte de la caserne.
- Par les couilles d’Hercule, tu as fait fort en abandonnant Procus. De toute façon, j’pouvais pas blairer ce crétin, ça'fra une part de plus pour nous.
- Oui d’autant que s’ils le cuisinent, il pourra pas donner notre véritable destination. Ils rirent du mauvais tour qu’ils avaient joué à leur complice.
- En attendant, ouvre les coffres, on veut tous voir à quoi ressemble la fortune. Je propose qu’on débouche une amphore pour fêter ça !
***
À l’exception de Démétrius dont c’était le premier tour de garde, ils s’étendirent sur l’îlot. Ils étaient fourbus et avaient du sommeil en retard.
Le soleil était encore haut dans le ciel, le temps était calme et l’on n’entendait plus que le vent et le souffle des chevaux qui broutaient du cresson sauvage.
De toute façon, ils n’avaient rien d’autre à faire que tuer le temps, en jouant aux dés, en rêvant à leur part de butin, aux femmes et aux orgies à venir. Sans doute fuiraient-ils l’empire, les contrées qui pourraient les accueillir ne manquaient pas. Et puis ils avaient bien le temps d'y penser.
Ils attendirent le soir pour allumer un feu, les roseaux étaient un combustible abondant.
Ils n’avaient pas chômé non plus, ils avaient bâti un véritable camp retranché qui englobait tout l’îlot sur le plus haut des arbres, ils avaient construit une plateforme qui leur permettait d’embrasser du regard une grande partie de la mer de roseaux qui les encerclait.
- Tu vois que ça a du bon de passer par la légion, nous sommes des pros. Personne ne pourra nous surprendre, on a assez de vivres pour attendre peinard qu’on nous oublie, il faut savoir anticiper c’est pas s’que disait le centurion, savoir anticiper, c’est le secret.
- Et quand tu l’as égorgé, Titus ? Tu crois qu’il l’a anticipé. La tête qu’il faisait… il nous avait toujours pris pour plus crétins que nous sommes.
- Oui Détérius, savoir cacher son jeu, c’est peut-être plus important. Alors qu’est-ce qu’on fait pour le Knarr ?
- Bon, j’ai fait le compte. Si on suit le plan initial, celui du gouverneur, notre part se monte à 20 000 has chacun ce qui est beaucoup et peu vu les prises de risques. La somme totale se monte à 150 000 000 has avec la part de Procus et du centurion.
- Oui, on sait encore compter, tu veux en venir où ?
- Moi, je vois. Pas besoin des lumières d’Apollon pour comprendre, notre part, c’est même pas une aumone, pas vrai ?
- Tout à fait ! Et qu’est-ce qu’on a en échange ? On fait l’sale boulot, on risque not’ peau, pour quoi ? Pour des miettes !
- Qui va se goinfrer ? Toujours les mêmes ! c’est pas juste. T’as raison Titus, faut que ça change.
- C’est cher payer pour un p’tit voyage en bateau. En plus j’ai pas confiance dans ce marin d’eau douce. D’après vous combien ils sont à bord ?
- S’ils sont moins de cinq, c’est qu’ils sont corrects, s’ils sont plus c’est qu’ils veulent nous faire la peau. Je connais ce genre de knarr, à deux, on peut le piloter.
- Oui et puis quoi ? Ils nous déposent où ? À Aquilata*, même avec notre part, on pourra pas se cacher bien longtemps des arcanis ou des mouches du Consistorium*. Il faut qu’on taille la route bien loin de l’empire si on veut profiter du magot.
- T’as raison Démétrius, il faut quitter l’empire. On devrait rester ensemble au moins jusqu’à une des banques de la Guilde des Métallos*, ils ne sont pas regardant sur la provenance des fonds, on pourra avoir chacun un billet à ordre du montant de not' part, c’est plus sûr pour voyager sans attirer l’attention, qu’en pensez-vous ?
- Mitélius, c’est parler juste. Je suis ton plan, il y a un comptoir sur une des îles du lac Bleu*, les rives sont sauvages. On descend le Tibre, on remonte la rivière d’Angoustrine* et on débouche sur le lac Bleu*.
- En voilà une bonne idée, Titus tu en a toujours de bonnes, le seul problème, c’est Caestrum-Heltary. Le passage est surveillé, mais de nuit avec du brouillard et en passant au large, on a toutes nos chances.
- Je pense que toute cette partie-ci du fleuve doit être méchamment surveillée. Heureusement Mitélius, Démétrius et toi Titus vous avez servi à bord des liburnes* de la brigade fluviale*, donc on peut vous faire confiance pour passer à travers les mailles du filet.
- Va falloir être patient, voyager de nuit, sans feux, si possible suivre un mégadromon* pour les passages difficiles. Ils sont lents et éclairés comme un bordel d’Aquilata. On se mettra dans son sillage et y’aura qu’à laisser filer.
- Bon, on est tous d’accord. On élimine l’équipage et on change de route. Et à nous les îles libres du lac Bleu.
spatha* : épée Dominienne longue.
knarr* : nom générique pour les bateaux de transport et de commerce des peuples d'Hyperborée. Généralement fait de chêne, bordé à clin, le knarr était un navire de transport de marchandises très répandu dans ces régions nordiques. Il mesurait de 15 à 21 mètres de long sur 5 à 6 mètres de large, et possédait un unique mât à voile carrée. Conçu pour contenir une cargaison importante.
Scolopendres cataractas*: qui provoquaient une cécité rarement permanente mais toujours douloureuse"
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