Chienne, Aeentinus Varro, Garm, Subarnipal, Tirius Cata.
L'aube les surprit enlacés. Sur le dos des yeux grands ouverts, Garm était songeur, cette aventure inattendue, le nom d’Aeentinus Varro, ce sénateur dévoyé aux amitiés troubles… et que faisait Subarnipal dans cette histoire ? Et Rachel qui avait disparue, c'est du moins ce que disait les derniers rapports, Ser avait sans nul doute dépêché ses meilleurs limiers sur sa piste, elle était devenue une des pièces maitresses de leur contre feu.
Même la présence de Chienne était étrange.
Un silence profond avait suivi la fin de l'averse. Un brouillard carnivore, épais et gras rendait l'atmosphère pesante. Il mangeait les sons et les contours environnants. On ne voyait même plus les têtes touffues des joncs, qui comme une armée immobile enserrait étroitement le bateau. L'univers vivant se limitait à cet esquif, à ses occupants. Le monde pourtant lui apparut, comme une immensité sans bornes, au milieu duquel l'homme, grain de sable insignifiant, était perdu.
« Les astres, les dieux ou le hasard réglaient nos destinées », pensa-t-il, « ils l'accomplissent sans laisser ici-bas, aucune trace de leurs maux, ou de leurs bonheurs. Qu'est-ce, après tout une humanité pleurant sur une terre ignorée, pour que les dieux s'en occupent ? Leur soleil est-il moins brillant parce qu'elle souffre ? Leur Olympe moins tranquille ? Leur ambroisie moins délicieuse ? »
Doucement il se leva, se dégagea des couvertures sans réveiller la jeune fille. Il entreprit d'attiser les braises du brasero. « Il faudra attendre que le vent se lève pour se dégager d'ici » pensa-t-il. Il remarqua aussi le dessin très ressemblant. Il fit du thé qu'il versa dans deux gobelets d'étain, il prit des fromages de chèvre, des olives vertes et du Miel, il apporta le tout sur leur couche. Avec délicatesse il réveilla la dormeuse.
Surprise et affolée, elle faillit tout renverser, elle se précipita vers un coffre d'où elle sortit un fouet, et rapidement elle le lui tendit en se prosternant.
- Tiens maître, moi vilaine fille, moi trop dormi, moi mériter beaucoup fouet et fort.
Il rit, lui prit le fouet, le jeta près du mat. Osant à peine lever les yeux elle le regarda. Il s’assit à côté d'elle, lui caressa le crâne, lui releva le menton, elle comprit qu'il ne lui voulait aucun mal, elle prit sa main l'embrassa, il était confus, et mal à l'aise.
- Allez vient déjeuner idiote.
Presque gênés par cette inversion des rôles, ils déjeunèrent en silence. La moiteur habillait leurs corps nus. Il regardait chienne, cette jeune beauté avait des airs de vierge mutine, à la voir ainsi on ne pouvait deviner que c'était une schoeniculae*, un sac à foutre, que des milliers d'hommes lui étaient passés dessus, dedans... Mais son crâne lisse, ses annaux, le collier et les chaînes qu'elle portait ne pouvaient entretenir le doute. Le brouillard formait un halo jaune pâle dans le ciel, derrière on devinait le soleil briller. Enfin une légère brise se leva, alors rapidement ils plièrent la bâche, et hissèrent la voile. Le knarr se remit lentement dans le courant, après qu’ils eurent poussé fort sur les gaffes.
Pendant que la petite barrait, il nettoya et huila son armure et ses armes.
- Ton maître avait-il une famille ? Une maison ?
- Non seigneur, pas de famille, mais lui avoir magasin avec logement dans insulae*, moi savoir où, moi avoir été beaucoup.
Il prit un bâton dont il tailla la pointe, il l'enfonça dans une jarre, en ressortit une pomme couverte de miel, le liquide doré enrobait déjà la majeure partie de la tige.
- T’en veux ?
Du menton elle acquiesça. Il lui tendit la friandise. Elle lécha d'abord goulûment le bâton, avant de mordre le fruit qui y était planté. Il la regardait, cela lui rappelait les fellations qu'elle lui avait prodiguées, cette pensée lui fit presque honte. Un certain ennui s'était installé, rien à faire, que de se laisser porter. Elle lui demanda si elle pouvait lui faire la toilette. Elle entreprit de le laver, elle prit un saut qu'elle remplit dans le fleuve. Elle le déshabilla, le savonna, le rinça, l'essuya et le frictionna avec des huiles.
Elle lui rasa aussi la barbe et le sexe, tous ces gestes étaient sensuels. Elle le couvait d'un regard concupiscent. Elle se fit aussi la toilette.
Elle s'agenouilla, et se versa sur la tête un bidon, se frotta le corps avec une éponge et du savon. Elle s'enduisit le crâne avec de la graisse, puis elle se le rasa, elle s'épila aussi le pubis.
Elle se rinça, et se frictionna le corps avec une lotion huileuse de lavande, et de santal, elle se passa du carmin sur les lèvres, sur les joues, et sur les aréoles, elle fit briller ses chaînes et son collier. Quand elle eut fini, elle s'approcha tout près de Garm. Il regardait les petits anneaux qu'elle portait au sexe. Elle y avait fixé deux petites clochettes qui tintaient au gré de ses déhanchements.
- Mon maître veut-il me pénétrer ?
- Habille-toi petite, on va avoir de la visite…
Au loin pointait la voile bleu clair, à peine visible, d'une liburne* qui remontait le fleuve, qui se dirigeait vers eux à force de rames. Quand ils furent à portée de voix, Garm cria qu'il voulait parler au capitaine. La vigie retransmis promptement sa demande. Les avirons arrêtèrent de battre, et se relevèrent. Flanc contre flanc, les navires se heurtèrent sans violence. Garm en civil monta à bord de la galère, les soldats qui étaient assis aux bancs de nage, étaient heureux de souffler un peu. Le timonier avait fait jeter les fers* à l'eau, c’était le nom que l’on donnait aux ancres à bord des galères, et on avait mis à la trinque*.
Garm entendait les ordres transmis par le sifflement du frisquet du comite*.
Comme il faisait beau les étagements d'apostis* étaient largement ouverts, laissant apercevoir les avirons relevés et le fleuve. Il marcha sur l'étroit payol, la petite passerelle centrale de chêne rouge était encombrée d’un corvus au grand crochet de fer, la passerelle d'assaut était couchée au lieu d'être redressée à la proue du navire, sans doute pour donner moins de prise au vent. Circulant entre les rameurs, il se dirigea vers la poupe.
Il se planta devant le magister navis*, celui-ci l'attendait devant la diacta.
- Salut à toi capitaine, honneurs et gloire. Je suis Res Garm, Membre du Consistorium, j'ai besoin de toi. Annonça-t-il d'un ton sec en se frappant la poitrine.
Il brandit son bâton de commandement qui ressemblait à un petit cep de vigne doré. Le marin un genou au sol, lui rendit son salut.
- Tirius Cata magister navis à tes ordres ! Le capitaine ne semblait pas surpris.
- J'ai reçu un message par pigeon de la troisième légion en cantonnement à la passe de La Néria, on m'a averti de ta présence dans la région, on m'a demandé de te porter aide et assistance, j’ai lu que tu étais sur la trace de voleurs, et de déserteurs.
- Pour ce qui est de cette affaire, Némésis m'en est témoin, j'en ai fini, ils sont tous à bord de mon bateau. Dit-il avec un léger sourire carnassier.
Devant le regard incrédule du capitaine, qui ne voyait qu'une jeune esclave, Garm ajouta :
- Envoi un argousin* sur mon bateau, leurs têtes sont dans un sac de saumure, prenez-les. Qu'elles soient exposées aux portes du camp de la troisième légion, et laisse-les pourrirent. Fait prendre aussi les coffres de la solde, pas un has ne manque. Fait aussi monter la fille, dis à ton argousin de lui retirer ses chaînes, pour le reste entrons sous de ta tente, tu me donneras de quoi écrire, j'ai des messages importants à faire porter.
Les pans des rideaux rouges de la diacta se rabattirent derrière eux. Chienne courtement vêtue, sous les sifflets admiratifs des soldats se dirigea vers la proue. Là, l'argousin la fit s'agenouiller devant une enclume, il entreprit de la libérer de ses entraves. Ce fut fait rapidement et sans douleur. Quand ses chaînes tombèrent, elle eut la sensation d'être beaucoup plus légère. Elle croyait presque pouvoir voler. Incrédule, elle regardait à ses pieds, l’amas des lourds bracelets de fer et de maillons enchevêtrés ressemblaient à un nœud de vipères. Elle ne garda que son collier de servitude.
Elle fit un pas de côté, tomba au milieu des nageurs*.
Les soldats la reposèrent sur le payol, non sans l'avoir un peu chatouillée et tripotée. Consciente de son pouvoir de séduction, elle se mit à rire, elle ne fit rien pour remettre de l'ordre à sa tunique trop grande, dont les agrafes avaient sauté, elle glissa à ses pieds.
Comme Phryné elle apparut toute nue devant l’Aréopage de légionnaires, ils crièrent, et redoublèrent de sifflets. Le timonier essaya en vain de les faire taire, de remettre de l'ordre dans les rangs. Chienne ramassa sa péplos, toujours nue elle gagna la diacta, elle marcha lentement sur le payol, de chaque côté des mains lui caressaient les chevilles, on entendait très distinctement le tintement des petites clochettes qui pendaient aux lèvres de son sexe. Elle eut droit encore à des hourras. Garm sortit de sous la tante.
- Couvre toi petite, je ne veux pas de mutinerie à bord, et retourne m’attendre à bord du knarr. J'ai assez de mauvaises nouvelles comme ça.
Sans un mot elle s’exécuta. Une heure plus tard les deux navires s'éloignaient l'un de l'autre, ils entendaient encore le sifflet rythmant la vogue. À ses pieds il y avait un sac de pains frais, et des galettes que l'officier avait retirés du Paillot secondaire*, ce petit magasin de vivre sous la diacta, abritait aussi les ordres de mission et le livre de bord. En lui offrant ce modeste présent, le magister avait satisfait sa gourmandise, Garm aimait par-dessus tout le pain frais. Enveloppé dans une galba il tenait la barre. Il avait sermonné son esclave pour le désordre dont elle avait été la cause. Aussi lui avait-elle tendu une nouvelle fois le fouet pour qu'il la corrige, elle lui offrit son dos et ses fesses nues. Elle avait le don de le désarmer, désappointé par sa réaction, il prit le fouet et le jeta par-dessus bord, il du retenir la demoiselle par le bras car elle voulait plonger pour le rechercher. Chienne à califourchon sur la proue relevée de l'embarcation, regardait le paysage sauvage défilait. Les berges étaient désertes, la population se concentrait autour des villes, ou dans de gros bourgs fortifiés.
Cela était toujours vrai depuis la dernière guerre contre les armées errantes. On sentait bien que le calme était relatif, comme un volcan dont le sommeil pouvait s'achever à tout instant. Le long de la voie Hadriana les villages ruinés ne se comptaient plus. Toutes les villes avaient vu leurs enceintes se fortifier de solides murailles de pierres, de portes de fer, et de profonds fossés. Les légions d'Honorius reconstruisaient les forts, restauraient les anciens limes*.
Petit à petit, la confiance revenait, mais on sentait que l’on vivait une paix armée. Combien de temps avant que n'éclate l'orage ? Et toujours aucunes nouvelles de Rachel, comment faire pour la remplacer ? Chienne n'était pas du goût de Scipio, il en était certain, et puis il c'était pris d'affection pour sa petite esclave, il avait d'autres projets pour elle. L'indolence du fleuve masquait le courant qui entraînait l'embarcation à vive allure. La voile de lin et de laine serrée, dont les points d'amure* étaient solidement attachés semblaient respirer.
Tantôt plate, tantôt gonflée, elle rythmait bruyamment le temps par ses battements intempestifs et soudains. Le soleil tiède du printemps caressait les épaules rondes de la jeune fille. Elle osa :
- Maître, j'ai vu, vous très important, faire quoi moi ?
- Te couper la langue, si tu poses trop de questions. Et il rit. Fais-moi plutôt une tartine de fromage, donne-moi aussi du vin et des olives, j'ai faim !
- Bien. Elle marqua une très courte pause puis ajouta, Bien mon bon maître. Elle insista sur le mot bon.
Il ne l'écoutait pas, il regardait devant lui l'aval de ce grand fleuve, une des véritables artères de l'empire, on l'avait nommé Tibre, nom ancien de celui qui baignait naguère la mythique Rome. Cette nuit au plus tard, ils seraient au fort de Caestrum-Heltary, là il aviserait. Il but plusieurs gorgées de vin, et attacha la gourde au gouvernail. Elle le regardait du coin de l'œil.
- Maître, j’peu baigner ?
Cela faisait longtemps qu’à cause de ses chaînes, elle n’avait pu assouvi cette envie, ce besoin, nager dans le grand fleuve. Garm l’avait compris, il n’était pas à une heure prés, aussi réduisit il la voile.
- Attends ! je jette un câble de traîne, tu pourras t'y accrocher pour remonter plus facilement.
Elle laissa tomber sa tunique, qui semblait depuis longtemps lui brûler la peau, plongea dans l'onde couleur de plomb. Plus tard après avoir beaucoup nagé, elle saisit à deux mains le brin qui flottait. Elle se laissa glisser derrière l'embarcation un long moment, avant de se hisser à bord toute ruisselante de bonheur. Naïades juvéniles, luisantes de lumière dans le soleil couchant, elle alla s'étendre près du mat, ses deux petites clochettes tintinnabulaient toujours entre ses jambes. Elle en profita pour peaufiner le dessin qu'elle avait commencé. L'astre souverain inondait d'une lumière mauve un paysage serein. Pour la première fois, Garm se rendit compte que depuis sa rencontre avec chienne, il n'avait pas pensé à Honorata. Cette petite avait le don de l'apaiser, de l'exciter, sentiment ambivalent, plaisir animal, bien loin des tendres étreintes qu'il avait connu entre les bras de la tendre Honorata. Depuis le peu de temps qu'il la connaissait, il n'avait qu'une envie, la prendre dans toutes les positions, le plus souvent possible. Pourquoi expliquer cela ? Il s'était surpris à sourire, même à rire, cela faisait si longtemps, si longtemps... Il ne comprenait pas comment cela était possible. Il pensait son chagrin éternel, pourtant il s'était un peu assoupi, peut être en raison des actions violentes des derniers jours. Il recherchait néanmoins à raviver ce souvenir douloureux, masochiste, qui d'une certaine façon le rendait insensible, invulnérable, pourtant malgré toute sa concentration il n'y parvenait pas. Il abandonna la barre un court instant, le temps de se tremper la tête dans le fleuve, l'eau fraîche chassa ses idées noires.
De toutes façons il avait à s'occuper, dans moins d'une heure il toucherait terre, bientôt ils s'amarreraient au ponton de Caestrum-Heltary.
liburne* : (galère légère la liburne, avec deux rangs de rames très faiblement décalés. En fait, ce sont les liburnes qui formèrent, pendant toute la durée de l'empire, les petites escadres chargées de poursuivre les pirates)
fers* : (ancres pour une galère.)
trinque* : (Mettre en panne, mettre à la trinque).
comite*: (Maître d'équipage)
apostis*: (pour simplifier la vogue (c'est-à-dire la manière de ramer), de reporter le point d'appui des rames du bordé à une poutrelle parallèle, l'apostis, solidement maintenue à environ 1,40 m à l'extérieur par des bacalats. Cela permettait d'asseoir sur un même banc, légèrement incliné par rapport à l'axe, trois hommes maniant chacun sa rame ; seule la longueur du manche entre l'apostis et le rameur variait, mais on rétablissait l'équilibre en alourdissant les manches plus courts avec du plomb)
magister navis*: (capitaine)
insulae* : (À Domina, maison de rapport, divisée en logements (par opposition à la domus, maison particulière), ou îlot urbain délimité par le réseau des rues. (L’insula était une vaste bâtisse, souvent en bois et torchis, de 7 à 8 étages avec des boutiques au rez-de-chaussée)),
Paillot secondaire*: (la soute à pain et à vivres secs)
amure* : (Point d’amure d’une voile, point bas du vent de cette voile)
limes*: (Sous l’Empire, ligne fortifiée courant parallèlement à la frontière face aux pays barbares ou aux déserts. La dénomination de « limes » reste attachée à des zones dont la défense repose sur une route de rocade desservant des systèmes de fortifications échelonnées en profondeur.Les travaux se poursuivirent encore activement sous les Honorius. Des villes frontières importantes s’édifièrent autour d’un noyau formé par les camps, eux-mêmes permanents et construits en dur.)
argousin : (L'argousin était chargé de veiller sur les forçats et, selon les cas, d'ôter ou de remettre leurs chaînes)
nageurs*: (rameurs)
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