à la bouffe.
Saavati avait été une riche aristocrate. Mais, cela faisait bien longtemps qu’elle avait perdu toute fierté car elle attendait que l’argousin se détourne pour pouvoir saisir le cadavre boursouflé d'un rat flottant dans l’eau croupie qui baignait leurs chevilles. Ce soir, avec Yumi elles n’auraient peut-être plus autant faim que d’habitude quand elles se laisseraient tomber sur leur banc pour quelques heures de sommeil précieux.
Yumi entendit le fouet s’abattre tout près d'elle, sans la toucher. Elle jeta un coup d'œil sur le côté pour voir à qui il était destiné… à sa partenaire d’aviron, celle qui s’appelait Saavati. Elles étaient sur ce banc qu’elles n’avaient pas quitté depuis quelques jours. Combiens ? elles ne sauraient le dire car cela faisait longtemps qu’elles n’en tenaient plus le compte.
- Bouge ton cul ! putain de salope paresseuse ! cria le gros surveillant vêtu seulement d'un pagne. Rame, ou je t’écorche vivante, suceuse de pines ! ricana-t-il alors qu'il lui portait un second coup entre les omoplates.
L'esclave, nue comme toutes les autres, se retourna et pleura. Elle commença à tirer frénétiquement sur la rame faisant cliqueter ses chaînes, les larmes coulaient sur son visage, haletante et sanglotant. L’argousin, après l'avoir regardée et vigoureusement rabrouée pendant quelques instants, s'éloigna finalement, apparemment satisfait.
- Pas si vite, lui murmura Yumi tu vas dérègler la vogue. Il va revenir et on morflera toutes les deux.
Yumi énervée ajouta : Il n'y a pas de place pour les larmes dans cet enfer. Elles ne te feront aucun bien, ne te gagnent aucune sympathie tu n’es plus une fillette. Ta seule réponse à la douleur est de ramer, de souquer ferme jusqu'à ce que tes muscles se déchirent, puis de travailler encore plus fort. Tu comprendras bien assez tôt que tu n’es plus qu’une esclave comme toutes les autres. Si tu ne le comprends pas tu mourras à bout de souffle en attendant une pitié qui ne viendra jamais, comme pour toutes celles qui sont trop faibles.
Yumi jeta encore un coup d'œil à sa partenaire, une fille à la peau pâle ou plutôt rougie par les coups de soleil et le fouet. Elle semblait aussi jeune qu’elle, mais elle avait surement moins souffert qu’elle. Yumi ne la connaissait que depuis quelques semaines ou quelque mois, mais elle n'était pas vraiment certaine que cela vaille la peine de faire vraiment connaissance. Inutile de se lier à une esclave faible qui mourra bientôt.
- Tu crois que je ne le sais pas ? j’ai bien eu le temps de m’amariner*, regarde plutôt ce que j’ai coincé sous mon pied gauche.
- Oui, tout de même, c’est un bien gros rat.
Le tambour s’arrêta de battre.
- Lève rames ! *
Enfin le repos pensa Saavati.
La galère courut encore sur son erre*.
- Rentrez les rames !
Des esclaves passèrent sur la payol* distribuant des bouts de tissu. Il fallait bien assourdir* les avirons. Les envelopper de linge au portage du plat-bord pour qu'on ne les entende pas grincer. Il fallait bien penser au confort de l’équipage et des passagers.
Le bruit des chaînes cliquetant avec vacarme, les voix suppliantes tirèrent Yumi hors de ses pensées. Elle regardait à présent vers ce même payol ce pont de l'enfer, et elle vit que la nourriture arrivait. Un surveillant malpropre, avec sa louche distribuait de la bouillie puisée d'une baille* porté par deux esclaves. À chaque galérienne. Yumi se rapprocha de l'allée comme elle pouvait, tendit ses mains jointes en creux devant elle, aussi loin qu'elle le put en espérant que le garde soit de bonne humeur.
Heureusement, Saavati faisait en sorte qu’il le soit, frénétiquement, elle lui suçait la bite. Un mélange collant à peine tiède était tombé dans les mains de Yumi. "
- Merci, Maître, dit-elle, respectueusement.
C’était sa première nourriture en presque 18 heures. Avant de commencer à manger, l’eau passa transportée dans une grande outre par un autre argousin. Yumi ouvrit la bouche et sortit sa langue en gémissant légèrement. Elle n'avait pas bu depuis presque 8 heures.
Saavati continuait sa fellation sur le garde à la louche, nul doute qu’elle aurait droit à son urine. Mais toutes voyaient cela comme une bénédiction, tant elles étaient assoiffées.
Enfin Saavati eut droit à sa bouillie et à l’eau que le garde lui versa directement dans la bouche. Son gout était maussade, et une partie éclaboussa son visage, la nettoyant un peu de sa crasse et du sperme. Elle remercia aussi ce garde et elle commença à dévorer la bouillie grumeleuse qui lui coulait entre ses doigts calleux.
Le cycéon avait une odeur de viande de trabuk et de lait caillé, et son goût était pire que son fumé.
Ailleurs, cela ne serait même pas donné à des bêtes. Mais les galériennes étaient moins que des animaux, c'était des iŭga, et c'était ce que les esclaves avaient. Yumi et Saavati n'avaient même pas à se forcer pour manger. Leur estomac criait toujours famine, leur langue était toujours gonflée et desséchée, alors elles mangeaient toutes deux à l’instar de deux petites proies épiant leur entourage protégeant leur maigre pitance, comme si c’était le meilleur repas du monde.
Et ici, dans le monde des galères, c'était vraiment le meilleur repas, il n'y avait même des petites larves dont elles étaient friandes.
Saavati était musclée mais toujours magnifiquement féminine, à tel point que Yumi la fixait simplement en la regardant de haut en bas. Elle avait des airs de demoiselle en détresse que l’on avait envie de protéger. Et cela faisait un sacré bout de temp qu'elle n'avait rien vu d’aussi beau dans cet enfer. Elle eut le souvenir fugace de Dame Layna prenant son bain, elle était magnifiquement belle, uniquement vêtue de ses tatouages. Si elle avait su, jamais, jamais…
Les yeux de sa compagne, firent le tour de leur nouvelle prison jusqu'à ce qu'ils atteignent… finalement Yumi, qui suçait ses doigts couverts de gruau, leur retirant chaque parcelle de nourriture. Les yeux de Saavati se tournèrent vers l'autre main de Yumi, qui était toujours recouverte de restes collants, et Yumi savait exactement ce que cette expression qui apparaissait sur son visage signifiait. C’était de la convoitise, elle était affamée de nourriture mais pas que de cela. Elle fixa avidement les restes du gruau, ou plutôt les doigts, puis elle leva les yeux vers Yumi, suppliante.
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Amariner* : Amariner une personne ou un équipage : l'habituer aux manœuvres et à la vie à bord à la mer. S'amariner, s'habituer à la mer. Amariner un navire : s'emparer de ce navire en temps de guerre et l'employer contre l'ennemi.
Assourdir* : Assourdir les avirons. Envelopper les avirons de linge au portage du plat-bord pour qu'on ne les entende pas grincer.
Baille* : À l'origine, nom du baquet en bois servant à laver le pont et dans lequel on lavait et lovait (rangeait) les drisses et autres cordages. Par extension, est devenue baille l'endroit où est rangé un équipement spécifique : baille à spi, baille à mouillage, etc. La mer est appelée, de façon familière, la baille ; on dit, par exemple : tomber à la baille. Se dit d'un bateau mauvais marcheur.
Cadène * : Chaîne en langue d'oc. Ce mot a subsisté dans le vocabulaire marin, où il a pris des sens particuliers. Sur les galères, il désignait la chaîne qui courait d'un bout à l'autre de chaque banc et enserrait par un bracelet une des chevilles de chacun des forçats qui y ramaient. Sur les voiliers, il s'agissait des ferrures en forme de chaîne allongée auxquelles étaient fixés les caps de mouton inférieurs des haubans, tendus par l'intermédiaire des rides. Elles étaient fixées à la muraille et en étaient écartées par les porte-haubans accroissant ainsi l'épatement des haubans. On continue à appeler cadènes les pièces métalliques fixées à la coque pour servir de point d'attache aux haubans.
Erre* : Vitesse conservée par un navire sur lequel n'agit plus le propulseur. Moteur coupé, voiles affalées, un bateau garde encore un peu de vitesse, il continue sur son élan : on dit qu'il court sur son erre.
Rame* : Le langage marin emploie le terme d'aviron. La rame est le très grand aviron utilisé autrefois à bord des galères. L'expression "Lève rames !"* a subsisté dans les commandements en embarcation dans la marine de guerre : c'est l'ordre de disposer horizontalement les avirons, pelles à plat, manches reposant sur le plat-bord.
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