Samaël et Teixó.
Du haut de la terrasse de commandement qu’il avait fait bâtir en face du châtelet, Samaël songeait en voyant s'éloigner ses patrouilles dont la plupart avaient arboré un voile bleu en signe de deuil. Car plus de cent d’entre eux avaient trouvé la mort dans ce futile assaut. Qu'allait penser Thorv ? Mordrait-il à cet hameçon ?
Le soleil, lentement, comme pour jouir des restes de cette orgie barbare, se couchait derrière les Tours de siège toutes caparaçonnées de cuir et de métal.
Les remparts de la Dent Noire étaient rouges des derniers feux du jour et du sang des combats.
Le camp prenait ce qui serait sa vie ordinaire, c’est à dire l’aspect d’une ville de toile sur le pied de guerre. Les gardes qui ordinairement plaisantaient, s'étaient abstenus en signe de deuil.
Les portes du camp étaient maintenant fermées, ceux qui étaient encore en patrouille évitaient de s’approcher de la Dent Noire, où du haut de ses murs, des mercenaires de garde étaient occupés à boire du zythum*, (boisson d'orge et de blé), et à jouer au néoshogi*, ils étaient tout à la joie d’avoir si facilement repoussé les troupes de Samaël. Bien sûr, le châtelet et la courtine de la première lice étaient tombés entre les mains des Samaëliens, mais aux yeux de leur chef, c’était même une chance car cela créait un saillant difficilement exploitable par les assiégeants.
En face, sur les tours de siège, mortifiés par ce qu’ils pensaient être leur première défaite, les Samaëliens les défiaient souvent, les injuriaient toujours.
En les voyant, Samaël pensa à Teixó qui lui avait joué un tour pendable. Il regretta de lui avoir laissé les coudées franches.
Une femme sortit d’une des tentes du carré des généraux. C'était Shéchana, l'épouse de son Trésorier Al-Darmi.
Shéchana était d'une grande beauté. Tous les soirs au crépuscule, elle se rendait au bain. Samaël la regardait souvent errer autour des bassins. Peu avant son union avec Al-Darmi, il s'était intéressé à elle, il avait même tenté d'en faire une de ses favorites mais toujours Shéchana s'était refusée. Pour la voir tous les jours, Samaël l'avait attachée au service des vins et liqueurs.
Bientôt les allées se firent désertes la nuit tombait, les chauves-souris commençaient leur ballet, les portes se refermèrent, la sonnerie des feux s'entendit aux quatre coins du camp et se prolongea longuement par-dessus les palissades et Samaël distraitement regardait toujours la citadelle. Ce n'était plus Shéchana qui occupait son esprit, ce n'était plus la fine et frêle jeune femme qui trottinait souvent à l'ombre des dolia et des amphores, ce n'était plus Tamara, ni Zaïlia, mais Thorv. C’était la Dent-Noire. La forteresse, de basalte et de verroi, l’oasis aux fortifications cyclopéennes, aux tours hautes et rouges, à la palmeraie chatoyante, au lac émeraude. Et Samaël se sentit soudain si seul, si désolé sur cette terre désertique, bientôt ensanglantée de combats et d'abominations, il éprouva la peine l'envahir, il songea un instant à retirer son armée. Mais il y avait aussi la souffrance que lui avait infligée Thorv, et cette soif de vengeance humaine bien trop humaine. Il pensait que c’étaient ces passions qui le rapprochaient de ses sujets.
J’étais monté sur la terrasse. Et bien que Samaël soit assis en tailleur sur un tapis en poils de camélis, il était aussi grand que moi debout.
- Alors gamin, à quoi tu penses ? lui murmurais-je un brin moqueur.
- Teixó, tu m’as joué un bien vilain tour. Un tour à la façon de la Guilde.
- Tu ne croyais tout de même pas que tes gamines pouvaient prendre une des tours maitresses ?
- Et pourquoi non ?
- Tu as encore beaucoup à apprendre, ta nation est trop jeune, tes soldats ne sont encore que des pillards mal dégrossis.
- J’ai déjà presque un empire.
- Oui ! tu règnes sur un océan de sable et cailloux.
- J’ai vaincu tous mes ennemis…
- Laisse-moi plutôt t’expliquer deux ou trois petites choses… gamin.
- Arrête de me traiter de gamin, veux-tu ?
- C’est pourtant ce que tu es… Tu as quoi… 14 ou 15 ans ?
- Plutôt 15, et alors ?
- Tu sais gamin, à moins que tu préfères que je t’appelle mon pote ? je suis né il y a des dizaines de milliers années. Et ma mémoire remonte à bien plus loin encore. Et vois-tu ce n’est pas la Guilde Souveraine qui m’envoie, mais notre père, car sache-le tu es mon frère, un bien vilain frère d’ailleurs.
- De quoi parles tu ? Toi mon frère ? N’importe quoi… je devrais te faire empaler sur le champ !
- Tu ne me crois pas ? Essaye simplement de me donner un coup avec ton sacré marteau. Je ne bougerai pas.
- Et alors ? Si je te blesse tu vas te régénérer comme moi ? la belle affaire, j’ai entendu parler des Hors-Loi comme toi.
- Non Samaël, je dis simplement que notre père ne le permettra pas, c’est tout.
- Tu ne vas pas me dire que c’est un Dieu, et qu’il va intervenir pour m’en empêcher ?
- Non, je suis comme toi, mon pote, je ne crois pas dans toutes ses fadaises, non notre père est en nous et règne sur cette planète.
Alors le géant olivâtre tenta de me porter un coup d’abord léger, mais le marteau dévia pour s’enfoncer dans le sable à côté de moi. Il recommença plusieurs fois en y mettant de plus en plus de conviction, sans plus de résultats.
- Bon, gamin ! Tu as fini de faire mumuse avec ton joujou ?
- Comment diable est-ce possible ?
- Vois-tu, nous sommes comme deux aimants avec la même polarité, tes coups sont repoussés.
- Ce n’est pas un truc provoqué par l’Oracle que tu portes ?
- Non, c’est notre père, le Blob. Il n’aime pas que je l’appelle comme cela, mais d’une certaine façon c’est ce qu’il est. Tu sais ce qu’est un blob ?
- Evidemment, quand j’ai réussi à m’évader du laboratoire de Thorv, c’est pour rester caché dans sa bibliothèque. C’est là que je me suis instruit.
- Bien, nous allons avoir une discussion à bâtons rompus. Je vais donc te parler de Thorv, du Blob, de Domina, de la Guilde Souveraine et de toi. Cela risque d’être long. Une chose encore, fais placer une dolium devant chaque tente, car demain, ou après-demain, ton ennemi passera à l’attaque, il fera tout pour incendier ton camp, alors tu as aussi intérêt à placer des archers sur les tours car le danger viendra du ciel.
- Comment cela ?
- Tu le penses assez sot pour te laisser l’initiative ?
- Non, mais une attaque aérienne ?
- Réfléchis Samaël. Les pinsamorts, tu oublies que c’est une des créations de Thorv. Tu oublies aussi comment il s’est enfui de Ligéris ?
- Tu penses que sa chauve-souris est toujours vivante ?
- Je pense même qu’elle a dû faire des petits.
- Parle-moi de Thorv, veux-tu ?
- Samaël, tu n’as pas soif ?
- Maintenant que tu en parles, oui.
Je touchai mon Oracle :
- Esclaves ! Apportez-nous à boire. Une bouteille d’Exo-cognac de ma réserve.
- Tu as donc des esclaves ? je croyais que ces deux femmes étaient tes servantes. Tu sais que je suis contre l’esclavage ?
- Oui, mais pas la Guilde Souveraine. Pour l’instant, tu n’as pas encore besoin d’une main d’œuvre nombreuse et bon marché. Tu es porté par tes faciles et rapides conquêtes. Tu n’as affronté que des nomades et des pillards. Ici est ton premier vrai combat.
- Et alors ? Tu m’en penses incapable ?
- Je ne dis pas cela… Je dis que tes armées… il va falloir, que tôt ou tard tu les soldes. Tôt ou tard, on te parlera de butin, il faut que tu y sois préparé. Et qui dit butin, dit or, terres, esclaves. Et comme disait Haruki Murakami : L'argent c'est pas un problème. C'est la guerre mon pote. Si on commence à compter ses sous, on ne peut pas gagner la guerre.
- C’est amusant que tu cites Haruki Murakami… j’ai pu lire plusieurs de ses œuvres sur holobandes. Mais pour en revenir à ta remarque, je peux te dire qu’on me suit comme si j’étais un Dieu.
- Et c’est ton erreur.
- Mon erreur ?
- Imagine une défaite ? Tu serais à leurs yeux un faux Dieu. Et crois-moi, il n’y a pas pire position.
- Tu proposes quoi alors ?
- Tu as plusieurs solutions, soit tu deviens demi-dieu, soit fils de Dieu, soit prophète, soit tu peux innover. Mais si j’ai un conseil, fais vite avant qu’il ne soit trop tard.
- Poursuit ton idée, ce que tu dis semble plein de bon sens.
- Tu n’as pas encore assez vaincu de nations. Tu n’as pas d’armée permanente, tu n’as fédéré que des nomades et même s’ils sont nombreux, ils sont encore versatiles. Je te le redis, si tu veux te les attacher, il faut du butin à partager, une croyance, une religion. N’oublie jamais qu’ils sont des pillards, ils ont ça dans le sang. Quand tu auras conquis de nombreuses cités et cela sera le cas on en reparlera. Car vois-tu, quand tu occupes un territoire tu n’as pas 36 solutions, tu peux faire un génocide, alors hommes, femmes, enfants, tous y passent, je veux dire, trépassent. Soit tu réduis à l’esclavage une partie de la population pour faire un exemple. Tu peux simplement occuper cette nouvelle nation mais c’est loin d’être évident, enfin tu verras. Pense à Ligéris, c’est ce qui s’est passé avec Thorv. Il était un conquérant comme toi.
- Ce n’est pas faux, mais tu sembles connaitre ce Thorv de malheur.
- Oui, nous venons du même monde. Laisse-moi te raconter une histoire et on va commencer par le début : Il était une fois, il y a bien longtemps sur une autre planète, des gens de plusieurs nations qui voulaient explorer et coloniser l’univers. Alors ils partirent chercher fortune au loin et un jour, ils se retrouvèrent sur Exo, il s’ensuivit plusieurs guerres pour des raisons de partage des richesses et du pouvoir. Ces braves gens, dont j’étais, ne savaient pas qu’ils avaient aussi réveillé un être qui vivait tapis sous la surface de cette terre. Les guerres continuèrent sans que jamais les terriens ne se rendent compte de sa présence. Il évoluait lentement à la recherche d’hôtes. Enfin après des décennies, et des décennies une paix fut signée. Il faut dire que les balises spatiales étaient détruites ainsi que le portail dimensionnel à relativité restreinte. Pour finir les belligérants étaient à court de carburant… le précieux hélium 3 est une denrée rare sur Exo, il est à la fois le carburant et l’un des ingrédients des cocons. Les choses étant ce qu’elles sont, la nature humaine étant ce qu’elle est, l’hélium 3 fut réservé aux cocons qui nous permet de prolonger notre existence…
Mes iŭga arrivèrent, l’une portant une amphore et l’autre des verres sur un plateau.
- Chiendri, mets-toi à quatre pattes, tu serviras de tables.
- Bien, maitre.
- Antje, sers nous à boire. Après tu poseras le plateau sur le dos de Chiendri et tu prendras la position nadu.
- Bien maitre.
- Alors Samaël, comment trouves-tu mon Exo-cognac ?
- Fort bon, mais comment peux-tu avoir des esclaves et des femmes en plus ? et il me semble que nous sommes peu nombreux à pouvoir nous régénérer ? Et il me semble que toi comme moi n’avons pas besoin de cocon, je me trompe ?
- Bah ! pour répondre à ta première question, ce ne sont plus des femmes mais des iŭga. Tu sais, quand on a vécu aussi longtemps que moi, on ne peut pas considérer les individus autrement que comme des outils. Et surtout, il faut éviter de trop s’attacher aux êtres et aux choses. Si tu veux, je te parlerai de mes iŭga, cela en vaut la peine. Mais plus tard et plus longuement veux-tu ? Pour l’instant, j’en étais à l’hélium 3. Tu dois savoir que la production de manière artificielle de l’hélium est impossible, tu dois également savoir que ce gaz provient de la désintégration radioactive de l’uranium et de nombreux autres éléments qui se trouvent sur Exo. Sa production de manière chimique n’est donc pas réellement envisageable, surtout dans notre cas où cette planète n’a ni les infrastructures, ni la technologie nécessaire à la production de quoi que ce soit. Même trouver du fer est problématique. Tu sais comme l'hydrogène, l'hélium provient essentiellement de la nucléosynthèse primordiale, des premiers instants de l'Univers, et n'est pas issu de la nucléosynthèse stellaire. Mais je m’égare.
- Je vois… mais Thorv dans tout ça ? et c’est quoi le rapport avec l’hélium 3 ?
- Justement, j’y viens. Quand la paix fut enfin acquise il s’en suivit d’une part la création d’une île artificielle sur laquelle vivent encore la majorité des régénérés et la création de la Guilde Souveraine qui d’une part, grâce à la ligne, ravitaille cette fameuse ile du nom d’Avalon et d’autre part, surveille la partie la plus peuplée des continents. C’est pourquoi ici, il n’y a ni Ligne ni Guilde Souveraine, mais cela risque de changer, mon pote.
- Tu ne m’as toujours pas dit le lien entre Thorv et l’hélium ?
- C’est simple Thorv faisait partie d’une mission de prospection à la recherche d’hélium et cela fait près de 400 ans qu’il a disparu… son dernier message disait : « pas d’hélium on rentre. » évidement pour l’hélium, il mentait.
- Mais pourquoi ?
- Donc, il faut que je te cause de la Chartre ?
- Oui, je n’en ai jamais entendu parler. Mais je suppose que c’est une espèce de secret ?
- Oui, mais d’une certaine façon, tu fais partie de la famille. Et en ce qui concerne mes iŭga, elles savent se taire, sinon dans le meilleur des cas je leur arracherai la langue.
- Tu n’es pas tendre avec tes esclaves.
- Je te l’ai dit, ce ne sont même pas des esclaves mais des iŭga. Et crois-moi je suis certain qu’elles sont heureuses de me servir. Mais je pourrai te retourner ta remarque.
- Comment cela ?
- Oui, j’ai deux iŭga prêtes à mourir sur mon ordre, mais toi, tu as des centaines de milliers d’individus. Alors là, je dis respect.
- Tu sais je n’ai pas demandé cela, j’y ai été contraint. Alors pour reprendre Haruki Murakami : "Je me demandais si c'était pas ça la vie, vieillir et puis mourir en n'ayant compris qu'un seul camphrier et qu'une seule chute de pluie."
- Peut être mais quand tu es sorti de ton puits, rien ne t’empêcher de retourner au désert ?
- Je citerai encore Haruki Murakami : Ce que nous voyons n'est pas forcément la réalité. Mon ennemi est aussi en moi, il fait partie de moi. A l'intérieur de moi-même il y a un anti-moi. Et c’est lui qui m’a poussé à faire ce que je fais. On peut aller aussi loin qu'on veut, on ne peut pas se fuir soi-même.
- Antje, ressers-nous à boire.
- Bien, maitre.
- Ton alcool est vraiment d’excellente qualité, je risque de m’endormir.
- C’est le but mon ami, car je vais profiter de ton sommeil pour te greffer le cristal du Blob. Quand on se laisse aller, les choses se font comme elles doivent se faire, et quoi qu'on fasse, quand les gens sont blessés, ils le sont. C'est la vie.
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zythum*: (boisson d'orge et de blé)
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