III. La fuite
L'attroupement armé resta immobile, dans l'attente d'un ordre de leur supérieur. Nayra restait en joue, observant le moindre mouvement hostile. De mon côté, j'étais partagé entre mon irrépressible envie de l'aider et mon devoir de fuir le palais.
— Gardes, emparez-vous d'elle.
La reine retourna subitement son arme en direction de sa poitrine. Les sentinelles qui avaient commencé à s'avancer s'arrêtèrent brusquement. Dame Nayra eut un léger ricanement, plutôt distingué mais empreint de fourberie. Elle s'arrêta aussitôt et dit :
— La situation est simple. Vous devez me capturer vivante pour avoir un otage pour vous protéger contre le roi, pour appuyer votre vaine usurpation. Cependant, faites un pas de plus et je m'ôte la vie d'un carreau en plein cœur. En plus de perdre un pion capital dans votre jeu, vous y perdrez la vie, car vos supérieurs ne laisseront pas cet échec impuni.
Elle adopta une posture moins protocolaire, relâchant son dos crispé et ses épaules alignées par l'habitude de la bonne conduite.
— Comme nous avons du temps à perdre, nous pourrions en profiter pour faire connaissance autour d'un verre, pendant que le chaos progresse dans votre conseil délétère, dit-elle d'une voix presque chantante.
Je compris assez rapidement qu'elle cherchait à gagner du temps, celui nécessaire à ma fuite. J'observai d'un œil attentif les différents ponts de bois, que m'offrait la charpente, sur lesquels marcher pour atteindre un quelconque accès. La seule issue possible était un vitrail ridiculement petit qui ornait le mur, bien au dessus du linteau qui surplombait l'entrée du bâtiment, juste au dessus des soldats.
Je décidai de m'en approcher rapidement, en étant le plus silencieux qu'il m'en était possible, avec un équilibre surprenant. La tenue que je portais facilitait grandement ma liberté de mouvement en comparaison des uniformes qu'un valet comme moi se devait de porter habituellement.
Une fois la petite œuvre de verrerie atteinte, je remarquai qu'elle était attachée sur des charnières et qu'un humble verrou tenait l'ensemble fermé. En bas, je vis les gardes s'animer en direction de la reine.
Sans prendre le temps d'approfondir quelconque plan, je pris une grande inspiration, mes doigts tremblants agrippant le cadre du vitrail. Dans un grincement désagréable, je fis céder les gonds. Le verre multicolore vacilla, puis chuta dans le vide, éclatant dans un fracas cristallin. Des cris retentirent en contrebas, mais je n'attendis pas d'en voir les conséquences. Je me glissai à travers l'ouverture béante, le souffle court, sentant l'air frais sur mon visage.
En atteignant le dehors, du haut de mon perchoir sur la façade du donjon, je pouvais entendre et observer dans l'avenue une situation qui était à redouter. Les bannières et les tabards verts émeraude se mêlaient aux violets, grouillant dans chaque recoin ; les maisons Ak'Havir et Helwing prenaient le contrôle de la ville tandis que la foule cherchait refuge à travers les étroites ruelles de la capitale
Que le roi fût-il mort décapité ou simplement disparu ne changeait rien à leur coup d'état, préparé depuis des mois, contre leur seigneur lige. En comptant les sentinelles, il ne devait pas y avoir moins de quarante milliers de soldats dans la capitale et ses alentours.
Mais il était temps pour moi de quitter cette ville le plus rapidement possible, puisque le royaume était en guerre contre la bannière à laquelle j'avais fait allégeance, bannière qui est imprégnée dans mon vêtement de cuir. De surcroît, mon faciès n'était pas inconnu de la noblesse, ceux qui courraient sans nul doute ici et là, afin de débusquer le moindre Illithir qu'ils pouvaient attraper pour l'enfermer ou le décapiter sur le champ.
L’imposante capitale que je dominais, du donjon du Fort Aldamis, lieu de vie de la famille régnante, me semblait soudainement morne, mais surtout, inhospitalière. Je devais partir, certes, mais sans être vu. Chose difficile, de par la configuration architecturale des environs. Le Fort se trouvait juché en haut d’une butte, autour de laquelle s’étendaient les divers quartiers. Neuf, en réalité, imprégnés des cultures des neuf royaumes. Les citoyens n’étaient pas non plus mélangés aléatoirement, chaque détail avait son importance ; les nobles et proches des familles puissantes de chaque royaume, vivaient proche de la forteresse, une place confortable pour jouir des réunions mondaines et de la protection des sentinelles. Les moins fortunés, quant à eux, s’étendaient en périphérie, loin de la protection, mais également des regards indiscrets.
J’observais la place pavée englobant le Fort, dans l’abysse devant moi, Dame Nayra sortait, fers aux poignets, escortée par les soldats. Fait étonnant, l’un d’eux semblait clopiner, aidé par un de ses camarades. En plissant les yeux, je vis un trait d’arbalète planté dans sa cuisse : la reine n’avait pas prévu de se laisser attraper sans résistance.
Si je ne voulais être vu, il fallait que je garde les hauteurs, à l’abri des inquisiteurs, mais je devais surtout traverser un quartier peu hostile à la bannière Illithir : Ravenhall.
Le patriarche de ce royaume, Egberth Ravenhall, était un ami de longue date du Seigneur Unificateur. Sa famille a instauré, au fil des âges, une vision propre de la justice, quitte à bafouer l’avis populaire. Ils jugeaient davantage à travers les actes et ont toujours vu en Rehimyr un roi bon et juste. Je n’attendais pas d’eux qu’ils prennent les armes pour nous, mais j’osais espérer qu’ils m’accorderaient la discrétion dont j’aurais besoin pour sortir d’ici.
Je me mis donc en mouvement. Le désavantage du donjon, c’est qu’il était éloigné d’une distance notable des demeures les plus proches. J’ai donc tourné ma tête dans chaque direction, afin de trouver un quelconque passage. La chance était peut-être de mon côté, puisque quelques jours plus tôt, nous avions fêté l’Unification, comme chaque année, la 234ème année. C’était une chance, en effet, car à cette occasion, le Fort était décoré d’étendards des différentes bannières, sur de grosses cordes traversant la place pour atteindre les premières bâtisses entourant l’édifice central.
En marchant sur les allèges et rebords qui décoraient la façade, j'atteignis lesdites cordes qui me servirent de pont, en les agrippant à bout de bras. Ce n'était ni sans effort, ni sans une certaine appréhension, que j'ai atteint l'autre côté.
Les fastueuses maisons du centre avaient l'inconvénient d'être éloignées les unes des autres. Elles ne formaient pas un amas éparse non plus, mais l'écart qui les séparaient était juste assez grand pour que chaque saut, de toit en toit, fût un véritable danger de mort imminente. J'avais pourtant sauté, agrippant tuiles, rebords, balcons, comme traversé par une fougue inconsciente, je n'avais qu'une idée en tête, m'éloigner du Fort, du Haut Conseil et de la potence.
J'ai continué ma course effrénée jusqu'à ce qu'une phrase vienne s'engouffrer dans mes oreilles, criée depuis le contrebas :
— Vous êtes connue pour vos liens privilégiés avec la bannière Illthir. Dites-nous où se trouve ce chien de Rehimyr, sinon vous serez pendue haut et court, dés ce soir, pour trahison envers la régence et le Haut Conseil.
Je m'étais donc approché de la corniche du toit sur lequel je marchais à présent accroupi, et j'observais silencieusement la situation.
— Je vous prie de me croire, nous n'avons aucun pourpre dans le quartier. Certes, si j'en avais un, vous seriez le dernier au courant hélas je n'ai pas eu l'occasion d'agir avant votre tour de force.
Une femme avec du répondant, visiblement, à l'instar de Dame Nayra. Une voix qui ne semble pas inconnue pour autant. Il faut dire que j'ai eu l'occasion de croiser presque tous les nobles de cette ville, en cotoyant notre roi.
— Elisabeth Graynir, vous allez être arrêtée en vertu de l'arrêté royal de ce jour, émanent du Haut Conseil et qui donne pour ordre d'arrêter chaque partisan du roi déchu et de les mettre à mort suite à un jugement préalable, prononça calmement un soldat que je ne pouvais que distinguer de là-haut.
— Et bien, votre première action en tant que pantins d'un gouvernement illégitime, ce sont des jugements dont on connaît la peine avant qu'il n'ait lieu. Intéressant, répondit l'intéressée, d'un ton calme qui ne trahissait pas la gravité de la situation.
En bas, je pouvais voir la route pavée et sinueuse, qui était en réalité presque vide. La plupart des habitants devaient soit avoir quitté la ville précipitamment, soit s'être enfermé dans une relative sécurité.
Le plan des assaillants était évident : il fallait envoyer un message fort. Tous les partisans de la maison Illithir étaient des ennemis qui seraient évincés. Cette fois, j'étais de nouveau tiraillé entre ce que je devais faire et ce que je voulais faire. Graynir... Ce nom ne m'était pas non plus étranger. De plus, je n'avais rien pu faire pour Dame Nayra ; Ici, la situation était différente.
Sous moi, il y avait un balcon. Étant donné que l'arrestation avait lieue directement en bas, il était aisé de supposer que j'étais sur le toit de la demeure citadinne de la famille Graynir. Je m'étais donc accroché à la corniche, me laissant tomber sur ledit balcon, pour atteindre une grande fenêtre qui s'ouvrait sur un large salon. Je n'avais aucun plan et très peu de temps.
Avec un effort modéré, j'ai réussi à ouvrir la fenêtre qui n'était, en réalité, pas fermée, seulement mal huilée. Le salon, paraissait fort agréable : une longue table décorée de divers objets ouvragés d'or et de joyaux, des tableaux ornant les murs, une magnifique cheminée taillée de pierre, au dessus de laquelle trônait un blason et deux épées d'apparat croisées, des chaises recouvertes d'un élégant tissu bleu sombe et d'autres babioles auxquelles je n'ai pas eu le temps de prêter attention.
Que pouvais-je faire ? Les chaises ? Les chandeliers d'or ? Les épées, ce serait trop simple, des épées d'apparat, à peine aiguisées... Je ne pourrais pas me battre avec. Voilà ce que je pensais. Et pourtant, mon regard suivait le tranchant de la lame, certes peu coupant au premier coup d'oeil. Mais il menait à une pointe qui ne semblait pas jalouser celle d'une flèche.
Je décrochais rapidement cet élément de décors, persuadé de pouvoir en faire une solution à tout ceci. Je l'ai arraché de son assemblage, récupérant une des deux épées, puis je me suis rué vers le balcon. Elisabeth semblait déjà s'éloigner de sa maison de quelques pas, suivie d'une sentinelle décasquée. L'épée était légère, au point d'en être presque une rapière. Je l'ai agrippée comme une javeline.
J'ai tendu mon bras d'un coup sec, en direction de cet homme, quelques mètres plus bas.
Le fracas d'une armure en métal, tombant au sol comme un pantin désarticulé, fit se retourner de stupeur la condamnée à mort, tandis qu'elle découvrait qu'une épée traversait l'arrière du crâne jusqu'au bas du menton de son futur geôlier maintenant inerte au sol, couché dans la mare de sang qui commençait à se former.
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