Réflexions
Bip Bip… Bip Bip…. Bip Bip….
Aujourd’hui tu te lèves pas forcément plus rapidement que d’habitude.
Tu as 18 ans depuis 3 mois et 21 jours.
Tu as un entretien à passer pour une école dans laquelle tu n’es même pas sûre d’aller.
Tu ne sais même pas exactement ce que tu souhaites faire parce que tu ne veux pas avoir à choisir. Tu hésites. Chaque soir, tu y penses. Art, physique, philosophie. Philosophie, art, physique. Comment choisir lorsque tu voudrais tout faire ? Tu en es arrivée à détester l’éducation, voire même la société. Tu ne veux pas être comme ta mère, à être si spécialisée dans un domaine que tu ne sais pas t’en éloigner. Tu souhaiterais connaître plein de choses, pouvoir faire des liens entre les savoirs humains, comprendre le monde, débattre avec sagesse. La tâche paraît si dure à atteindre. Tu voudrais vivre et apprendre tellement de choses.
Mais tu vas devoir y aller, te lever, t’habiller, manger, et faire semblant que l’année propédeutique à l’École des Beaux-Arts de Nantes est ce dont tu as toujours rêvé. Tu détestes cela, être hypocrite. Tu aimerais leur dire que tu souhaites suivre cette formation, réellement, mais que tu ne veux pas entrer dans un monde fermé d’esprit, ni ne faire que de l’art, devenir condescendant et avoir un voile devant les yeux au point d’en oublier le monde autour de toi. Peut-être es-tu trop pessimiste… Pourtant, lorsque tu repenses à ton stage aux beaux-arts de Rennes, tu grinces des dents. Tu les as haïs. Haïr : avoir de la répugnance, de l'aversion, de l'horreur pour quelque chose. C’était exactement cela. Tu ne voudrais pour rien au monde avoir leur mentalité.
Tu files sous la douche. Le jet d’eau te réveille un peu. Tu mets tes lentilles. Sans elles ou tes lunettes, tu ne verrais pas à cinq mètres. Parfois, tu te dis que si l’humanité n’était pas devenue ce qu’elle est aujourd’hui, tu n’aurais pas tenu très longtemps dans la nature. Ta mauvaise vue aurait signé ta mort, comme pour plein d’autres. Peut-être même ne serais-tu pas née, ta mère ayant le même problème. Qu’importe puisque ce n’est pas le cas.
Ton entretien va débuter. Tu commences à être un peu tendue, mais le sentiment est assez léger et ne te dérange pas. Tu es suffisamment confiante en tes capacités pour ne pas avoir peur. Après tout, tu connais tes faiblesses et tu es trop têtue pour abandonner ce qui te tient à cœur. Et puis, tu aimes apprendre, trop d’ailleurs si bien que tu ne saches pas quoi chois… Argh… Il faut arrêter d’y penser.
" Tu verras bien où tu seras prise," te murmures-tu.
Étrangement, l’entretien se passe bien, très bien même. Tu en es ravie. Pendant plusieurs minutes, tu glousses dans ta chambre, l’entretien s’étant passé en visio. Les deux juristes étaient extrêmement gentilles. Tu te sens bien, c’est agréable. En ce moment, ce sentiment se fait rare. L’approche de la fin d’année, te rend de plus en plus mal. Tu aimerais que ce ne soit pas le cas évidemment et tu essayes de le cacher à tes amis. Hier, ce fut un échec avec Tb. , tu as pleuré devant lui. En même temps, il y a tellement de choses qui font que tu ne veux pas partir.
Tout d’abord, tu ne veux pas laisser ton père seul. Tu es la petite dernière de la fratrie, tes deux frères sont en études, voire même travaillent et ta mère est allée vivre avec un autre dans le quartier d’en face. Oh bien sûr E. est toujours là, presque un mois sur deux faisant de l’alternance, mais quand même tu es la seule à vivre encore exclusivement avec ton père. Et tu es terrifiée à l’idée de l’abandonner. Car c’est le sentiment que tu as, l’abandon : s’éloigner de quelqu'un, le laisser, définitivement ou non, sans secours ; délaisser, quitter. Tu as toujours trouvé angoissante la maison lorsque tu es seule. Les pièces emplies de silence, du balancier horripilant de l’horloge, l’impression de vide extrême qu’elle renferme, tout cela te fait souffrir. Et tu as peur d'abandonner ton père seul avec ce sentiment. Tu as peur que la dernière chose que tu lui offriras soit ton absence.
Tu t’es également attachée à ton lycée et à ta ville, à ta routine. Tu aimes ces lieux, prendre le soleil à la plage, sur l’herbe, marcher dans les couloirs vides, aller aux studios, faire des soirées chez toi, chez Ma. aller aux remparts, fumer, boire, rire, discuter, débattre. Vivre ici te paraît si naturel, si agréable. Ta chambre, dans laquelle tu as accumulé tant d’objets, de souvenirs, va te manquer, tu le sais si bien. Ta maison lorsqu’il y a quelqu’un d’autres est si agréable. Même ton chat te manquera, cruellement. D’autant plus que ton père ne la laisserait pas entrer dans la maison, peut-être même qu’il va oublier parfois de la nourrir. Ça te fait mal de la laisser seule, de savoir le miaulement grave qu’elle va pousser tant de fois en ton absence, te cherchant désespérément.
Ton lycée est encore le dernier lieu où tu as la possibilité d’apprendre tant de choses diverses. Tu vas devoir le quitter et avec lui ceux qui y travaillent. C’est le dernier point qui te fait souffrir. Sûrement le plus délicat. Parce que tu es amoureuse. Amor en latin. Un sentiment d’affection profonde. Une obsession plutôt. Parce que tu ne peux pas l’aimer. Cette personne n’est pas de ton monde, c’était ton prof. Même si tu lui parles parfois par mail, même si tu discutes presque chaque semaine, même s’il se moque de toi, même s’il répond à tes questions, même s’il te donne ses cours, même s’il te dit bonjour rien qu’à toi dans les couloirs, même s’il lui arrive de parler de sa vie, même s’il en connaît trop sur la tienne… C’est un enseignant, tu es une élève. Tu vas partir, il va rester.
Adieu G.
Fin de l’histoire.
Merci d’avoir joué.
Mais l’espoir est toujours présent, évidemment… La Boétie écrit que les habitudes sont plus fortes que la nature et qu’en ce sens l’être-humain perd sa liberté face à elles. La liberté est un don de la nature, pourtant la servitude envers un tyran est volontairement acceptée par le peuple, parce que pour beaucoup ils n’ont connu que cela. Soit. Mais l’espoir lui ne disparaît jamais complètement. Il en reste une mince pincée au fond de tout cœur, car cesser d’espérer, c’est un peu comme cesser de vivre. Et puis comme te l'a dit G. «L’espoir est une belle chose…;-)». Tu aurais dû lui répondre que non, parfois non. Mais tu n’y as pas pensé. Tu souriais, tu étais si contente qu’il te parle, tu gloussais face à R. Tu étais extrêmement ridicule, mais heureuse. Cela faisait longtemps qu’il ne t’avait pas parlé par messages. Avant Noël, vous vous parliez presque tous les jours, parfois jusqu’à minuit. Il a fini par arrêter, tu n’as jamais su pourquoi, encore moins eu le courage de le lui demander. Tu en as marre de l’aimer, tu en es terrifiée. Tu détestes Freud parce que tu appréhendes ce qu’il aurait pensé de cet amour. Il aurait probablement dit que tu cherches à combler un manque affectif de tes parents, après tout, il a plus de vingt ans de plus que toi. L’amour que tu lui portes a-t-il réellement de la valeur? Tu sais que oui, mais en même temps, tu ne sais pas. Tu n’aimes pas l’idée que tes sentiments soient stupides. Tu souhaiterais tellement te convaincre que non, mais Freud est né et mort avant toi et ses idées, reprisent par des tas et des tas de gens, te font douter.
Il y a 3 mois et 21 jours, tu as eu 18 ans, et cela t’a rendu heureuse, énormément heureuse. Tu n’es pas devenue adulte, on ne t'as pas prêté plus d’attention, tu n’es pas devenue plus indépendante, tu n’as pas volé de tes propres ailes et on ne t’a offert ni cheval ni une quelconque villa au bord de mer. Mais tu as pu légalement aimer. Tu es devenue responsable juridiquement de ta propre personne. Tu es devenue responsable de tes dires, de tes pensées, de tes sentiments. Personne n’a plus le droit de rejeter tes actions sur l’excuse de la jeunesse. En ce sens, personne ne peut rejeter tes sentiments pour un quarantenaire sous prétexte que c’est de l’admiration, que tu n’es qu’une gamine. Si tu n’es pas prise au sérieux, ce ne sera plus jamais la faute de ton âge, mais de ton inexpérience et cela change tout. Nombreux sont les adultes inexpérimentés dans plein de domaines, même à 70 ans. Évidemment qu’il restera des gens plus vieux qui se moqueront de toi car tu es plus jeune, mais c’est qu’ils seront eux-mêmes trop certains de leur connaissance. Pour cela, tu seras probablement plus sage qu’eux. Sauf si tu changes. Cela est toujours possible.
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