- Pourquoi tu ne crois pas en Dieu ?
- On va pas avoir encore cette discussion Françoise !
- Mais s'il n'existe pas, où part-on à la fin ?
- Je sais pas moi, nulle part, on est juste grignoté par des asticots ou peut-être qu'on se réincarne en chauve-souris ou en écureuil.
- Pas en humain ?
- J'espère pas !
- Tu devais être un ours mal léché dans une autre vie.
Comme chaque matin Pascal lit son journal, installé dans son rocking-chair, sur leur terrasse couverte. Il répond en feignant l'exaspération aux questionnements existentiels de sa chère et tendre. Amour vache comme diraient certains, ces deux-là sont inséparables.
Ils se sont connus lors d'un bal. Françoise était une magnifique blonde aux yeux bleus avec un air de star d'Hollywood, les cheveux coupés au-dessus des épaules et la taille marquée. Lui, d'apparence beaucoup moins sophistiquée, presque sauvage, une crinière rousse en bataille et un regard espiègle, n'était pas vraiment raccord. Pourtant, ce soir-là marqua le début de leur union.
Le temps ayant fait son oeuvre, leurs traits étaient aujourd'hui beaucoup moins disparates. On pouvait lire sur leur visage la plénitude d'une vie heureuse, quelques cicatrices d'événements passés et le regret de n'avoir jamais eu d'enfants. Qu'importe, ils avaient eu la chance de se trouver et d'avancer main dans la main.
Malheureusement, comme annoncé cinquante ans plus tôt lors de leurs voeux "jusqu'à ce que la mort nous sépare", la grande faucheuse emporta brutalement Pascal. C'était une fin de matinée d'hiver. En rentrant du marché, Françoise retrouva son mari inanimé sur son fauteuil à bascule, dans une position inhabituelle. Elle nia l'espace de quelques instants ce qu'elle voyait :
- Encore les fesses vissées là-dessus !
Elle tapota son épaule, mais il n'eut aucune réaction.
- Si tu essayes de me faire peur ça va mal aller.
Toujours rien. Un silence lourd s'installa, bientôt brisé par le contenu de ses courses qui, lui échappant des mains, s'étala sur le sol. L'âme meurtrie, la veuve resta figée de douleur.
Depuis l'enterrement, Françoise vit tel un automate désincarné. Elle se contente d'enchainer ses routines sans être vraiment là. A chaque fois qu'elle pose les yeux sur ce rocking-chair vide, des larmes se mettent à couler, incapable de se résoudre à déplacer la moindre affaire de son défunt mari.
Alors qu'elle étend le linge, son attention se porte sur des fourrés un peu plus loin. Ça remue, peut-être un animal qui se cache, troublé par l'activité humaine. Elle s'apprête à rentrer, laissant cette interrogation en suspens, mais des glapissements saisissent de plus belle sa curiosité. En s'approchant, elle découvre au milieu des ronces et branchages une boule de poils roussâtre. Un renardeau que sa mère a dû abandonner, blessé, ne pouvant suivre le reste de la portée. Dure loi de la nature. Tout tremblotant, il la fixe en soufflant et montrant les dents.
- Oh mon pauvre, qu'est-ce que tu as ? Je ne vais pas te faire de mal.
Hagard et épuisé, le petit animal finit par capituler, se laissant manipuler par cet étrange bipède. Un bout de métal l'entrave, logé entre les coussinets d'une patte arrière, à peine visible au milieu de sang coagulé. À en juger par son extrême maigreur, il ne s'est pas nourri depuis plusieurs jours.
Après l'avoir ramené à l'intérieur, non sans difficulté, l'infirmière improvisée retire le corps étranger, désinfecte et bande la plaie. Elle place à proximité une coupelle d'eau et de la nourriture, mais son jeune patient tétanisé n'y touche pas. Son état critique ne lui laisse guère le choix, elle le force à ingérer de quoi s'hydrater et reprendre des forces en lui maintenant la gueule. Les jours suivants, toujours aussi craintif face à son hôte, le renardeau se met à manger seul.
Les semaines passant, "Pâques", trouvé le jour éponyme et baptisé ainsi, a repris du poil de la bête. Facétieux, un caractère bien trempé, il aime alterner siestes le matin sur le rocking-chair et chasse de petits rongeurs l'après-midi. Malheureusement, il est temps pour lui de retourner dans son habitat naturel. Cette pensée attriste Françoise, le renard illumine son quotidien mais domestiquer un animal sauvage est égoïste. La décision est prise, elle le mènera non loin de là, où d'autres de ses congénères ont pu être aperçus.
Le jour venu ils se rendent dans un bosquet, puis profitant d'un moment de distraction, le coeur lourd, l'humaine se retire sans bruit. Le chemin du retour semble durer une éternité, à plusieurs reprises elle se retourne pour vérifier qu'il ne la suit pas, espérant secrètement l'apercevoir. Arrivée chez elle, ce fauteuil à nouveau vide devant l'entrée la paralyse momentanément.
Le lendemain, Françoise s'extrait difficilement de son lit et s'attèle à sa routine matinale. Elle fait couler un café et se dirige vers la terrasse. Au moment de passer le pas de la porte, elle sursaute, ne s'attendant pas à trouver de la compagnie : Pâques est en boule sur le rocking-chair, la mine boudeuse, feignant de ne pas la remarquer.
Cette fois-ci c'est elle qui capitule, attachée à ce petit museau qui n'en fait qu'à sa tête, lové sur ses genoux ou prêt à mordiller. Amour vache comme diraient certains, ces deux-là sont inséparables.
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