Chapitre 1
Je me hâtais dans le couloir qui menait à la salle de réception non sans manifester mon mécontentement. Pourquoi ma mère tenait-elle tant à ce que j’assiste à ces réunions politiques dont je me fichais éperdument ? Par-dessus le marché j’étais en retard ! « Tout le monde connait ma ponctualité légendaire… ». Fort heureusement ma mère ne pouvait pas me reprocher cet insupportable défaut, c’était de famille.
Je déboulai en trombe dans l’immense pièce qui pouvait contenir environ deux mille invités. Au centre se trouvait une table ronde aux dimensions excessives décorée par un vase soliflore finement ciselé. Les invités (les dix- sept rois des dix-huit royaumes) se levèrent d’un même mouvement pour me saluer. Leur courte révérence à la limite du respect trahi leur tension. Ma mère me gratifia d’un regard sévère qui m’assurait que mon espérance de vie diminuait drastiquement. Je me sentie rétrécir jusqu’à n’être qu’une poussière.
- Espérance ! Tu arrives enfin ! Aurais-tu subitement oublié tes bonnes manières ?
- Veuillez excuser mon retard mère… (vite ! Trouve une excuse !) J’étais en train de réviser ma variation et je n’ai pas vu le temps passer… Elle est affreusement complexe !
Elle leva un sourcil, visiblement dubitative. Etant la fille de la reine du dix-huitième royaume, le plus puissant, le royaume d’Adalynie… être à la hauteur de mon titre était une de mes priorités, donc jouer d’un instrument de musique noble à la perfection. Voilà une semaine que je n’avais pas révisé ma variation, quelle idiote !
- Nous étions sur le point de… reprit-elle
Elle marqua une pose inattendue pour s’empresser de poursuivre comme si elle s’était mise à courir après la fin de sa phrase. Je fus la seule à remarquer son tressaillement. Je compris immédiatement qu’une nouvelle de ses douleurs quotidiennes venait de la frapper. Je m’assis à sa gauche étant donné que le protocole l’interdisait formellement. D’après l’article numéro treize du code de bienséance, lors des réunions politiques, les enfants du souverain devaient obligatoirement s’asseoir à sa droite. Je trouvais ces règles d’une stupidité assommante et ne manquait pas de le faire clairement savoir. Après avoir choqué l’assemblée entière la réunion put reprendre. Inutile de préciser que j’ignorais le sujet qu’ils étaient en train de traiter. L’ennui étant plus fort que ma raison, je cédais et laissais mes pensées emmener ma conscience loin de la réalité.
Quand mes yeux se posèrent sur ma mère, la reine Candide, l’admiration me saisit soudain. Elle affichait toujours une attitude enchanteresse et autoritaire. Un pouvoir écrasant. Ses yeux verts d’une profondeur abyssale à donner le vertige, une cascade de boucles rousses, un corps de déesse, une peau d’une pâleur cadavérique tâchée de pigments roux, étrange accord avec la gravité et la candeur. Tout en elle éveillait la peur, la supériorité et l’innocence. Agacée, elle se leva soudain.
- Messieurs, si nous faisions une pause ? Voilà trois heures que nous ne parvenons à trouver un accord, nous reprendrons dans une demi-heure voulez-vous ? Des salles de repos sont mise à votre disposition, n’hésitez pas à les exploiter.
Elle quitta la salle d’une démarche élégante et maîtrisée. Elle vacillait légèrement. Je lui emboitai le pas. Fermant les lourdes portes en améthyste derrière moi il me vint à l’esprit qu’une énergie étrange habitait la pièce. Des volutes bleuâtres. Ce n’était pas la première fois que je la ressentais, cependant c’était l’une des premières fois que je la sentais si forte et si entêtante.
- Mais que te passes-t-il par la tête ! me sermonna la reine. Voulais-tu me mettre dans l’embarras ?! Arriver en retard et te mettre à ma gauche ! Quelle insolence !
Je baissai les yeux. En effet j’avais tort. Inutile de se défendre.
- Tu as eu dix-sept ans ! L’âge n’est plus aux rebellions, il serait tant que tu apprennes à t’écraser et à te comporter en adulte !
Il ne fallait pas non plus rappeler à la reine qu’elle-même ne s’était jamais écrasée et encore moins conduite en adulte. Elle avait d’ailleurs toujours le souci de provoquer la discorde, ainsi elle prenait toujours l’avantage. Je soupirai et me détournai pour rejoindre ma chambre. Derrière moi, elle vacilla avant de s’écrouler. Sa robe se froissa dans un doux bruit qui m’alerta. Je fis volt face. Je vis son visage crispé par la douleur.
- Vous feriez mieux d’annuler la réunion pour aller vous reposer. Lui conseillais-je quelque peu agacée par son entêtement à se faire souffrir.
Elle ne répondit pas.
- Mère, dois-je vous rappeler ce qu’il s’est produit lors du mariage de notre pauvre tante Camilla ? Insistais-je.
- Ce n’était qu’un simple incident, rien de plus.
- Vous plaisantez j’espère ! Vous avez cassé toutes les vitres et toute la verrerie du royaume de Crystal. Les verriers ont mis des années à tout reconstruire ! Et par-dessus le marché vous êtes tombée inanimée pendant une semaine durant ! Savez-vous à quel point nous étions inquiets ? Voulez-vous prendre le risque de reproduire une catastrophe de cette ampleur ?
- Tais-toi ! Ici, il…
Elle posa sa main sur sa tempe en tremblant, heurtant le mur d’un même mouvement. Je me précipitai vers elle en proie à une grande panique. Malgré ses malaises fréquents je me trouvais toujours aussi effrayée de la voir dans cet état.
- Voulez-vous toujours y aller ? demandais-je sur un ton cynique pour dissimuler ma panique.
Sous la terre les ondes à haute fréquence s’intensifièrent et se déplacèrent de manière irrégulière. Comme toutes les fois où ma mère s’était trouvée dans cet état. Je cédais à la panique totale quand la terre se mis à trembler. Incapable de me calmer j’enfonçais presque mes ongles dans la peau blanche de ses épaules. Celle-ci se dégagea vivement en me fusillant du regard.
- Il ne manquait plus que ça ! ragea-t-elle
Je ressentis un grand soulagement. La reine Candide était en colère, tout allait bien. Si elle n’était pas à l’origine de cette secousse alors qui était-ce ? Une nouvelle angoisse me saisit. Ma mère se leva et se précipita vers les grandes portes, je ne sus grâce à quelle force ni énergie car elle était encore plus faible qu’auparavant.
La dispute des dirigeants avait éclaté en notre absence, nous ne connaissions pas le motif de cet emportement soudain. Et à en entendre les chocs métalliques, l’entente n’était pas pour aujourd’hui. Ma mère tenta tout d’abord de les calmer à l’aide de la diplomatie. Cependant sa voix n’eut aucun effet. C’en était presque offusquant, on aurait cru qu’elle s’était perdue dans le néant. Je reculai effrayée. Puis, lui vint la pire idée du monde. Se servir de sa magie. C’était une manière assez extrême de régler ce problème. Elle se pencha et sa main entra en contact avec le sol. L’onde de choc nous projeta tous à terre, quoi que je m’y trouvais déjà. Les étagères de livre qui tapissaient les murs s’écroulèrent dans un fracas assourdissant. Les murs tremblèrent et son magnifique vase se brisa en un millier de fragments couleur lumière. Quelle délicatesse maman ! Tous tournèrent les yeux vers elle et le silence tomba sur l’assemblée. La reine Candide se redressa dans toute sa grâce avec dans le regard une colère plus noire que tous les orages les plus meurtriers. Elle prit une grande inspiration avant de fixer le roi de Templyana (chose assez rare car elle ne prenait jamais la peine de calmer sa colère lorsqu’elle devait s’adresser à quelqu’un).
- Votre majesté des trois piliers du Temps (il était important de prononcer entièrement cette appellation car en raison du tempérament sanguin du roi Armand, l’abréviation passerait très mal. Mais là encore, il n’était pas dans les habitudes de la souveraine que de respecter le protocole ou encore d’accumuler les manières suaves pour s’adresser à ces messieurs.) Je suis dans le regret de vous annoncer le refus à l’unanimité de votre demande. Je ne vous aiderais pas à ouvrir la porte du passé. Toutes mes sincères condoléances pour votre femme mais personne ne la ramènera.
Le traducteur n’eut pas le temps de commencer sa traduction que le roi Armand se redressait le visage déformé par la douleur et la haine. L’air sembla s’épaissir brusquement. Je reculai encore jusqu’à percuter les grandes portes. Je sentis sa magie enfler gonfler, résonner et pulser en moi, dans mes tempes avec la même violence que sa souffrance. Sentant ma détresse ma mère me lança un regard furtif. J’y vis la surprise.
- Comment osez-vous ! Personne ne comprend. Elle était tout pour moi, elle est morte et personne ne veux la ramener ?! Allez brûler en enfer ! hurla Armand.
La reine Candide se détendit légèrement et lui offrit un sourire compatissant mais avec fermeté.
- La perte d’un être cher est difficile, je le conçois et vous souhaite un jour de trouver la paix. Cependant, ouvrir la porte du passé causerait le dérèglement de la Vie même. Votre femme est partie dans un monde différent pour y poursuivre son chemin. Nous ne pouvons plus aller la chercher. Voilà des siècles que nous avons interdit les passages à sens inverse dans le Temps. Les vies sont un tissage étroit, complexe, et s’il manque une maille nos existences en seraient toutes bouleversées. A un point, toute notre imagination ne serait pas suffisante pour l’expliquer. Déclara-t-elle avec un calme des plus déconcertants.
Une fraction de seconde s’écoula à peine et le roi du Temps ouvrit l’offensive. Son arme à la main, il fondit sur la reine. Une sublime rapière à la lame bleutée. Elle sourit. Son sceptre apparu pour bloquer la lame. Haut de deux mètres, surmonté d’une lune en obsidienne autour de laquelle tournaient en orbite une myriade cristaux bleu. Le choc fut d’une incroyable violence. L’énergie qu’ils déployèrent fit comme une explosion dans mon corps entier. Je fus terrifiée et mes membres se mirent à trembler. Le roi recula pour mieux revenir à la charge. Ma mère bloqua l’offensive une seconde fois sans pourtant montrer le moindre signe de fatigue. Les armes toutes les deux en résistance déployèrent des milliers d’étincelles. Face à face la dispute verbale débuta.
- Qu’en savez-vous ? Vous, à qui les dieux ont tout donné ! hurla de nouveau le roi. Que savez-vous de la souffrance ?
- Sachez votre altesse que les dieux ne sont que des capricieux personnages qui se fiche de notre existence. Il n’y a que des faibles pour inventer leur bonté. Le pouvoir a un prix. Je n’ai pas besoin de dieux pour obtenir ce que je désire. répondit la reine, de marbre.
- Vous parjurez les dieux ?! Savez-vous quel châtiment est réservé aux auteurs de ce crime ?
Elle eut un rictus cynique. Sa tête se mis à balancer de droite à gauche, lentement, puis elle reporta son attention sur lui.
- Venez donc me châtier, vous, Roi du Temps ! s’exclama-t-elle en riant.
- Ne vous en faites point, nous punirons tous les étrangers qui posent le pied sur notre terre !
Candide resta de marbre. Comme si ce propos n’avait jamais été tenu. Pourtant la vérité était là, poignante, insupportable. Candide n’était pas la véritable héritière de l’impératrice Mélissandre.
Après ces paroles quelque peu inquiétantes la puissance du roi décupla. Et la résistance de ma mère se raffermit. Elle ne lâcherait rien. Son sceptre ne céderait pas. Il avait été forgé par ses propres larmes. Des larmes causées par les nombreuses blessures, trop de blessures. Sa force obscure surpassait tout ce qu’il pouvait exister en ce monde. Et cela il venait seulement de le comprendre.
Nul ne connaissait les origines de la reine Candide.
- Alors dites-le nous. Répondez à vos sujets ! Qui êtes-vous ?!
Candide pâlit en même temps que moi surement. A moins que je ne sois déjà livide. Sur le visage du roi Armand, se dessina un sourire carnassier. En effet, il venait de toucher un point sensible. Mais ce qu’il ne savait pas c’est qu’il avait seulement gagné le droit de mourir. Car ma mère ne pâlissait jamais de peur, ni de tristesse, ni de faiblesse, elle pâlissait de rage. Une rage cruelle, sans mesure, sans pitié, qui emportait tout sur son passage. Le roi mourrait, quoi qu’il lui en coûterait. Nous le savions tous.
Mais Candide lui adressa un nouveau sourire. Dans ses yeux je fus la seule à voir la haine la consumer.
- Mon cher Armand, je vous conseille vivement de cesser ces attaques. Il serait fâcheux que je sois obligée de vous ôter la vie. N’est-ce pas ? Soyons raisonnables je vous prie.
Le silence se fit. Tout le monde retint son souffle, Il n’y avait pas besoin de mot pour comprendre... Une seconde offensive de la part du roi Armand et la reine n’hésiterait pas à lui déclarer la guerre. Nous en avions été témoins lors du dernier conseil. La guerre qui avait opposé le royaume de l’Ealinie au royaume d’Adalynie avait été une hécatombe. La reine d’Adalynie était connue pour sa cruauté, sa détermination et son autorité que très peu avaient eu l’audace ou la folie de défier.
L’arme du roi disparu.
- Voilà qui est mieux papillonna la reine en secouant orageusement ses boucles rousses. La réunion et les votes étant achevés, vous pouvez messieurs, prendre congé.
Les rois partirent un à un escortés par leur garde personnelle en saluant poliment Candide. Encore une particularité dans ce royaume, les gardes ne protégeaient pas les invités, même les rois. Quelques minutes après leur départ ma mère se retira dans ses appartements, prétextant une fatigue assommante. Personne ne lui adressa la parole de peur de sa réaction, pas même moi, personne cru à cette fatigue non plus. Ma mère était une femme qui avait appris au fil des années à ériger des murailles entres sa souffrance et les autres. A force de l’observer toutes ses servantes et moi-même connaissions ses faiblesses. Je préférais ne pas y penser tant ce qu’elle était capable de s’infliger m’effrayait. Dans cette illusion d’ignorance que tous se plaisaient à construire, entretenir, je gardai le silence. A quoi bon essayer ce que tout le monde avait déjà essayé ? Je me retirai dans mes appartements également.
Ma chambre était une pièce richement décorée. En contradiction avec celle de ma mère qui affectionnait particulièrement l’art du royaume de Cristal au point de leur confier la modification de son sceptre, je préférais celui du royaume de Templyana. Les colonnes qui soutenaient le plafond étaient torsadées et imitaient à la perfection les volutes de fumée bleue qui apparaissaient pour danser autour de leur corps quand les magiciens usaient de leurs pouvoirs. On les avait taillées dans une pierre bleue dans laquelle la lumière du jour comme de la nuit miroitait.
Les murs étaient tapissés de livres (comme ma mère l’avait exigé). Mais aucune histoire de héros ou de sorcière, ni de fées. Elle trouvait cela ridicule. « Les héros n’existent pas, personne n’a rien fait pour sauver le monde quand il en était encore temps. ». M’avait-elle toujours dit. Non, ces livres parlaient de magie, de sortilèges et de forces invisibles. Elle voulait que je les apprenne pour pouvoir un jour m’en servir. Je ne savais pas à quelles fins, je préférais l’ignorer d’ailleurs. Je les connaissais par cœur à force de m’ennuyer. J’en sorti un, au hasard, sinon je ne parviendrais pas à me décider. Lequel serait le plus soporifique ? Aucune idée, autant ne pas se poser la question. L’apparition de l’arme.
- Comme c’est intéressant ! soupirais-je en m’affalant sur mon lit.
« L’arme se crée d’elle-même chez les Hommes lors de l’apparition de leurs facultés. Rappelons que les facultés apparaissent en général lors de la puberté ou après le passage d’une émotion puissante. Cette arme est à l’image des facultés de son propriétaire. C’est pour cette raison qu’aucune ne se ressemble. Notons qu’il sera plus probable qu’un habitant du royaume de l’air fasse apparaître un arc ou un éventail plutôt qu’un originaire du royaume des spectres pour qui une faue serait plus adaptée. Plus la forme de l’arme est complexe et improbable, plus son propriétaire sera puissant. »
Je soupirai agacée. Cela faisait bien trois ans que mon arme aurait dû apparaître, ainsi que mes facultés. Cependant j’en étais incapable. Cela horripilait ma mère, je le savais. Elle me pensait incapable, timorée et inutile. Surement parce que c’était la vérité. Elle avait fait apparaître son arme à l’âge de dix ans. C’était une petite fille orpheline que l’impératrice Mélissandre avait recueilli. Sans demander l’avis de qui que ce soit. D’après les rumeurs elle s’était prise d’amour pour cette enfant aux incroyables yeux verts. Puis, quelques jours après, un soir d’orage dont le royaume entier se souviendrait encore d’ici cent ans tant il avait été violent, son arme était apparue. Et pas n’importe laquelle, un sceptre de deux mètres en obsidienne. Pas encore décorés de cristaux lumineux provenant du royaume de cristal mais d’une puissance indéniable. Rien que ça. Cela faisait trois siècles que le sceptre et les sphères n’étaient pas apparus. Le sceptre étant le plus puissant… La reine Candide à dix ans était déjà une légende. Et moi, je ne faisais que salir sa réputation.
Dehors j’entendis une voix. Je me précipitais à ma fenêtre qui donnait sur la roseraie dans la cour intérieure. Un arbre dont je ne saurais mesurer la grandeur se trouvait au centre de cette roseraie. Il dépassait les tours du palais, les aiguilles des montagnes du vent, on pouvait l’apercevoir à des kilomètres à la ronde… il devait atteindre les cieux… Des pétales d’or tombaient du ciel comme une pluie incessante et chaque saison son pollen se répandait dans l’immensité des dix-huit royaumes. Les légendes racontaient que le chant de l’impératrice Blanche l’avait fait pousser. On le nommait : Crelyscantia. Dans ma langue cela signifiait « l’or de Blanche ». Ma mère se trouvait à quelques mètres environ de celui-ci et les deux mains posées sur son cœur elle chantait. Elle chantait le chant de la rose Rouge. Autour déjà, elles avaient commencé à s’éclore, même si nous étions en plein hivers. Je ne pus retenir mon admiration, ces roses étaient d’une couleur sublime, d’un rouge sang à en faire pâlir ma tante Camilla qui n’avait jamais réussi à trouver une robe de la même couleur. Je souris, mais la tristesse me rattrapa. Lorsque ma mère chantait, c’était en générale pour se libérer de sa souffrance trop lourde à supporter. En effet, le chant de la rose rouge était d’une tristesse telle qu’il aurait fait pleuré tous les gens dotés d’un cœur de pierre.
Je n’eus pas le temps de rependre ma lecture ni de me lamenter sur mon sort car quelqu’un frappait à ma porte. Ce ne pouvait pas être ma mère car elle ne s’embarrassait pas de cette politesse.
- Entrez, je vous prie ! M’exclamais-je en lissant délicatement le tissu blanc de ma robe.
- Mademoiselle ? votre professeure de musique vous attend depuis maintenant un quart d’heure, dois-je annuler le cours ? me demanda Anna ma servante.
- Imbécile ! Quand vas-tu cesser d’avoir la tête en l’air ? me réprimandais-je
Je me mis à courir vers la porte quand elle me parla de sa voix timorée pour la deuxième fois.
- Mademoiselle, vous n’avez pas votre tenue, ni votre instrument. Je ne pense pas que vous arriverez à temps.
- Tu as raison, soupirais-je, dis-lui que je suis souffrante. Comme ça elle me fichera la paix pour un bon moment.
- Avec tout le respect que je vous dois, ce n’est pas correct. De plus elle sera présente lors du diner. Votre excuse ne tient pas debout.
- Comment ? Présente lors du diner ? Pourquoi donc ?
- Mademoiselle Espérance, aujourd’hui c’est la cérémonie de l’invocation de vos facultés, c’est votre dix-septième anniversaire ! Vos enseignants ainsi que tous les membres de la cour seront présents. Ne me dites pas que cela vous est sorti de l’esprit ?!
Je lui adressai un petit sourire démuni et sincèrement suppliant. En effet j’avais eu dix-sept ans la semaine dernière. La cérémonie cependant m’avait totalement échappée. Elle poussa un bref soupir avant de me tirer vers les salles de bain. Là, elle me dénuda et m’entraina à la hâte dans pièce où l’on confectionnait les robes. Nous y croisâmes la reine Candide en pleine conversation avec sa couturière favorite. N'était-elle pas dans la roseraie trois minutes plus tôt ? Elle se retourna et me dévisagea de son regard acéré. Un frisson me parcouru. Aujourd’hui elle était plus que terrifiante. Un grand sourire vint se coller à ses lèvres.
- Ma chérie, dit-elle d’une voix sucrée, il faut absolument que nous te fassions essayer ta robe ! Elle est sublime !
Sans me laisser le temps de protester je me retrouvai dans une autre pièce, avec une robe rouge sang sur un cintre. En voyant le décolleté plongeant, la coupe moulante et l’échancrure sur la jambe droite je fis la grimace. Pour qui voulait-elle me faire passer ? Irritée je sorti avec la robe que je remis à ma mère.
- Je vous l’ai déjà dit cette coupe n’est pas faite pour moi. Déclarai-je sèchement. A quoi sert-il de porter ce genre de chose pour cette cérémonie ? N’est-ce pas un évènement sacré ? Pourquoi dois-je m’habiller comme une prostituée ?!
La reine me foudroya du regard.
- Ici Espérance, la Loi c’est moi. Et c’est cette robe que tu porteras ce soir.
Au lieu de m’écraser comme le faisais habituellement je levai le menton et la toisai à mon tour. Il était hors de question qu’elle m’oblige à porter cette horreur. Les servantes avaient interrompu leur ouvrage en entendant la reine hausser le ton. Je lus dans leurs yeux une peur paralysante. Qui sait de quoi la reine était capable ? Même vis-à-vis de sa fille unique.
- Il en est hors de question.
Il se passa alors quelque chose que personne n’osait imaginer. Pas même moi. Cela ne dura qu’une fraction de seconde. Je ressentis une douleur cuisante sur ma joue. Elle venait de me gifler. Mais aucune trace de colère sur son visage ni même d’émotion, elle restait d’un calme effrayant.
- Me suis-je bien fait comprendre ?
Je ne sus quelle force, ni audace, ni folie m’animait. La colère monta en moi, avec une violence que jamais je n’aurais pu imaginer. Ma dignité, je ne laisserais personne me prendre ma dignité. Pour cette raison je lui tins tête.
- Je ne porterais pas cette robe. Il en est hors de question !
Un sifflement insupportable m’emplit les oreilles, suivi d’une migraine. Je connaissais que trop bien ce stratagème, ma mère s’en servait pour prendre le dessus sur moi. Quand j’étais petite, puisque mon père encore présent ne se souciait jamais de mon éducation. Par la suite ma vision se troublerait, les murs se déformeraient, puis la douleur ne cesserait d’augmenter, lancinante et pulsant dans mes tempes et dans mes veines. Jusqu’à ce que je ne la supporte plus et que je la supplie d’arrêter. Agrippant mon crâne des deux mains je contins mon cri en serrant les dents. Puis avec dans les yeux une détermination sans faille je relevai la tête pour la fixer, la défiant d’agir. Comme je m’y attendais la douleur augmenta, bientôt l’air me manqua. Mais je ne cédai pas. Ce manège dura une éternité. Ayant atteint mes limites, je tombai à genou haletante. Et encore tremblante de rage je me pliai à sa volonté.
- Voilà qui est plus raisonnable. Déclara-t-elle sur un ton enfantin.
Ma rage accentua mes tremblements. Mais je la muselai. Jamais je ne pourrai m’opposer à la reine. En tout cas pas tant que je ne serais pas à sa hauteur. Je continuai toujours à la fixer, bien décidée à ne pas lui laisser la moindre victoire.
Au loin les cloches sonnèrent vingt heures. Avec dégout j’enfilai la robe rouge et laissai les servantes me coiffer, me maquiller. Elles m’accrochèrent au moins une centaine de perles rouges dans les cheveux. Face au miroir je ne me reconnaissais plus, je ressemblais à ces femmes vulgaires qui se couvraient de bijoux pour cacher leur laideur intérieure. La laideur d’un homme qui les avait souillées à l’intérieur, je ressemblais à ces femmes qui vendaient leur dignité. La nausée me saisit quand je dû accepter le rouge à lèvre pourpre. Mais je ne bronchais pas. De toute façon en avais-je une ? De dignité ? Elles me laissèrent encore le temps de me dévisager dans le miroir. Cette robe rouge était immonde. Et ce soutien-gorge au dentelles noires qui dépassaient ! Je me détournai pour ne pas affronter ma honte, ni mon visage érubescent. Je me sentais nue, comme une chose laide, immonde.
Dans la salle de réception la table était mise. Les étagères avaient été redressées en un temps record. Je me demandais si ma mère s’en rendait compte ? De ce travail, de ce désordre causé par ses caprices et ses sautes d’humeurs ? Se rendait-elle compte de toute cette énergie dépensée ? Sans doute pas, elle s’en moquait. Au plafond était suspendu un lustre des plus original. Une sphère autour de laquelle tournait d’autres sphères. Vraiment très original. Où avait-elle trouvé cette idée encore ?
Tous les invités étaient installés, il ne manquait plus que moi. Les cloches sonnèrent vingt-heure trente. C’est à ce moment que je fis mon apparition. Cette robe me collait à la peau, je ne rêvais que d’une chose, m’enfuir, la déchirer, m’en débarrasser le plus vite possible. Et je n’avais pas besoin de réfléchir en voyant les regards avides des hommes. Leurs yeux s’attardaient sur mes formes exhibées et les murmures arrivèrent à mes oreilles. L’envie me pris soudain de les étrangler à mains nues, un à un, de leur arracher leurs yeux globuleux. Je refoulais cette bouffée de violence. Je ne leur accordai pas la moindre importance (du moins en apparence).
La reine se leva et le silence tomba immédiatement. Il n’y avait pas de présentation, rien. Je devais simplement avancer. Pas à pas et tenter d’attraper le flux de magie qui ondulait autour de moi. Qu’elle me tendait. Je le sentais. Il fallait simplement que je l’attrape. Je sentais les yeux braqués sur moi. Je sentais l’impatience, la peur, l’avidité. Je m’imprégnai malgré moi de ces sentiments. Ferme les yeux et écoute, écoute l’invisible. Il te montre la voie et les mots cachés. Il fallait que je le saisisse. Une déferlante d’énergie me traversa soudain. J’ouvrai brusquement les yeux. Je l’avais attrapé. Ces ondes qui ondulaient sous nos pieds, je les sentais pulser en moi. Je voyais les déformations à leur passage. Oui je la voyais, l’énergie. Elle nous entourait, nous enlaçait. Mais il ne se passa rien. Comme toutes les fois.
Je m’avançai pour regagner ma place sous un silence mortifiant. La déception du public devenait étouffante. La frustration pris possession de moi. J’en avais assez ! Qu’attendaient-ils tous de moi ? Que je sois belle en ayant en ma possession un sceptre comme celui de ma mère ? Que je sois cette femme obscure et capricieuse ? Avais-je donc le droit d’être moi-même ?! Je me détournai soudain pour aller me réfugier dans mes appartements. Je courrai dans les couloirs sans m’arrêter. Mes larmes me rendaient aveugle. J’étais seule, comme toujours. La porte de ma chambre claqua derrière moi. Elle ne m’avait même pas retenue, ni poursuivie pour me témoigner qu’elle tenait à moi. Je ne méritais pas d’être sa fille, elle me rappelait chaque fois que nos regards s’affrontaient.
Brusquement l’air cessa d’entrer dans mes poumons. Je tentai de me débarrasser de cette robe immonde. Elle me collait à la peau. Incapable de retirer les manches j’arrachai le corsage et déchirai le tissu vermillon. Ma peau était ruisselante de sueur. Je tentai de reprendre ma respiration mais le peu d’air qui entra dans mes poumons me brûla le corps entier. La douleur était insupportable. Etais-je en train de mourir ? La migraine qui me terrassait à cet instant ne provenait pas de la volonté de ma mère. Je l’aurais reconnue. C’était une vibration étrange qui ne ressemblait pas aux fréquences habituelles. Elle était uniforme, rien ne venait la troubler. Pas même les meubles dans la pièce, pas même la forme des murs. Immuable.
Quelque chose sembla sortir de moi. Comme si on m’arrachait une partie de mon corps. Mes ongles griffèrent le carrelage de cristal et mon corps secoué de convulsions se tordit. L’air entra de nouveau dans mes poumons et je poussai un cri déchirant.
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