Chapitre 5
Bastien
- Bonjour, Monsieur Garnier.
- Madame la Directrice, bonjour à vous. Belle journée, n'est-ce pas ?
- Nous ne sommes pas ici pour parler de la pluie et du beau temps, Monsieur Garnier. Pas la peine de vous asseoir, j'en ai pour moins de deux minutes.
- Bien.
Quelle garce. Dire que je vais me la fader encore pendant 22 ans, s'il n'y a pas de réforme des retraites d'ici là. Faudrait la décoincer un peu. Elle est tellement rigide… Pff… Elle doit pas être drôle au lit, celle-là. Je plains son mari…
Ouais, ben, Bastien, tu ferais mieux de fermer ta grande gueule, parce que côté lit… Le désert du Sahara, à côté du tien, c'est habité.
- Monsieur Garnier, voici ma réponse concernant votre demande de temps partiel. Je vous rappelle qu'il s'agit aussi d'une tolérance concernant la journée du mercredi. En cas de nécessité de service, nous changerons le jour.
- Oui, je le sais.
Il faudrait qu'elle change de disque. Quatre ans qu'elle me répète la même chose…
- Merci, Madame. Bonne journée.
- Et prenez le dossier, là, aussi…
- Merci, Madame.
Un dossier sous le bras, une enveloppe à la main, je regagne mon bureau. J'y travaille avec quatre collègues : Jean-François, cinquante-trois ans, fatigué de naissance, n'attendant que la retraite. Marcel, même âge, hyper dynamique, marathonien, et Céline, trente-quatre ans, mère de deux enfants. Je m'entends plutôt bien avec eux, mais sans plus. C'est sûr que si Céline était célibataire, ma foi… Je l'aurais peut-être draguée. Mais toucher à la femme d'un autre, c'est pas mon genre. D'ailleurs, c'est quoi, mon genre ? Joséphine n'arrête pas de me poser des questions à ce sujet. Je me demande bien pourquoi.
Mais enfin, me voilà reparti pour un an avec le mercredi libre. J'entends parfois, au détour d'un couloir que je suis un privilégié. Comme si c'était être privilégié d'élever seul sa fille de sept ans, de devoir tout gérer, l'école, les maladies, le quotidien. Dire que j'avais pensé que cela cimenterait mon couple. J'étais si heureux quand Alice m'avait annoncé qu'elle était enceinte ! Je n'oublierai jamais ce jour. Ni d'autres moments forts de sa grossesse, et surtout, surtout… la naissance. Le premier contact avec Joséphine, son premier regard. Son cri aussi. Je l'ai toujours en mémoire.
Mais côté ciment, je suis un piètre maçon. Ca n'a pas pris. Le dosage n'était pas bon. Le mélange non plus. Trop d'eau et pas assez de matière. Trop d'euphorie et pas assez de sérieux. Et un soir, en rentrant… Joséphine dans les bras, j'avais été la chercher à la garderie, elle avait quatre mois, une semaine et trois jours. Le mot sur le frigo. Je ne pouvais pas le manquer. Bien au milieu. Bien visible. D'ailleurs, ce soir-là, je n'ai vu que ça. Je suis toujours incapable de dire comment j'ai pu m'occuper de la petite. Bien sans doute, la preuve, elle est toujours là.
Un message. Une phrase. Quatre mots : Je te quitte. Adieu.
J'ai d'abord pensé qu'elle était partie chez une amie, chez ses parents, dans le Midi. Mais non… Elle avait disparu. Personne ne savait où Alice était partie. Depuis ce jour, elle ne s'est pas manifestée. Personne ne savait si elle était partie seule ou avec quelqu'un, si elle avait fait une mauvaise rencontre ou si elle avait eu un accident. Avec les parents d'Alice, nous avons fait des démarches, auprès de la police, de la justice. Mais c'est difficile de lancer une procédure pour disparition. Nous avons contacté des associations, aussi. Les parents y croyaient encore, moi, non. J'ai longtemps pensé que c'était de ma faute aussi si elle était partie. Mais si j'ai vu un psychiatre, une psychologue, un ou deux tartuffes… J'ai fini par en conclure que culpabiliser ne ferait pas avancer les choses et ne m'aiderait en rien à élever Joséphine. Parce qu'il fallait bien s'y résoudre : j'ai une fille, je suis père, et c'est la priorité. Je ne pouvais pas tout envoyer balader, et encore moins me foutre en l'air. D'ailleurs, l'idée ne m'avait même pas effleuré. Mais quand même, parfois, ce n'était pas simple. Surtout quand on a une petite fille délurée comme l'est Joséphine. Avec beaucoup d'idées et d'ingéniosité. Souvent, ça me fait rire, ça me fait du bien. Mais parfois, plutôt rarement certes, cela me laisse aussi démuni.
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