Chapitre 30
La voiture prend rapidement de la vitesse et s’éloigne du grillage de l’établissement.
A la place passager, Leïla lève les yeux une dernière fois vers le bâtiment avant de se concentrer sur la route.
Elle n’aperçoit pas le regard froid et sombre fixé sur elle depuis le dernier étage.
Tous phares éteints, la voiture avance lentement sur le chemin de terre. Madame Noblet nous a expliqué que ce chemin conduit vers une route départementale à quelques kilomètres de là et permet de passer à bonne distance des faux barrages routiers qui protègent l’école. C’est par ici qu’elle passe depuis des jours et des jours afin de communiquer chaque midi avec moi.
Dans la voiture, le silence règne. Aucun d’entre nous n’ose vraiment se réjouir tant que nous ne serons pas sur la route. Nous regardons silencieusement les champs défiler, osant à peine croire que l’enfer a pris fin, osant à peine croire que nous sommes enfin libres.
« Nous y sommes presque. »
Le murmure de madame Noblet nous ramène tous à la réalité. Et en regardant à travers le pare-brise, nous voyons en effet la lumière des voitures sur la route départementale.
L’enseignante rallume ses propres phares et, quelques minutes plus tard, nous rejoignons à notre tour l’asphalte.
La femme pousse un immense soupir de soulagement.
Comme un signal, nous laissons enfin s’exprimer notre joie. Dans la voiture, le silence fait brusquement place à des cris, des sanglots et des embrassades.
Je fonds en larme également et, entre deux sanglots, je parviens à articuler :
« Merci… Merci pour tout… Vous avez pris tellement de risques pour nous… »
Madame Noblet lâche quelques instants la route du regard et se tourne vers moi. Elle m’offre un immense sourire et ses magnifiques yeux bleus pétillent de bienveillance :
« Je suis vraiment heureuse de vous avoir fait sortir de cet endroit ! »
A l’arrière, Fabien cri :
« Un grand merci à notre courageuse sauveuse ! »
Dans un brouhaha indescriptible, tous les autres commencent à leur tour à remercier madame Noblet.
En retour, cette dernière leur offre son plus grand sourire.
Lorsque le silence retombe, je lui demande :
« Où allons-nous désormais ?
- A Paris. Puisqu’une partie de la police est corrompue, je pense que le mieux à faire est de prendre contact avec un grand journal et d’alerter directement le public. Jamais ils n’arriveront à étouffer un truc pareil ! »
Je hoche la tête, satisfaite de la réponse.
L’enseignante hausse la voix pour s’adresser à tout le monde :
« Je suis vraiment désolée, je sais que parler de ce que vous avez vécu à un journaliste ne sera pas facile. Mais je vous assure que c’est la meilleure chose à faire pour garantir votre sécurité. »
Les autres acquiescent. Nous avons tous conscience que se sera difficile mais nous sommes prêts à le faire.
Dans un murmure à peine audible, l’enseignante souffle :
« Ils paieront pour ce qu’ils vous ont fait. Et pour la mort de Benjamin… »
Ma gorge se serre en repensant à monsieur Vernet.
« Je suis sincèrement désolée, c’est de ma faute s’il est mort… »
La femme se tourne vers moi. L’intensité de son regard en cet instant est troublante et me fait taire instantanément.
« C’est faux ! »
L’enseignante se reconcentre sur la route puis continue :
« Les seuls responsables, ce sont eux. Ne pensez jamais le contraire ! Jamais ! »
Je détourne la tête pour cacher mes larmes aux autres. La main de madame Noblet se pose sur mon épaule et je sens une pression amicale.
Les kilomètres défilent. Je pose la tête contre la fenêtre et ferme les yeux. L’adrénaline est en train de retomber et je me sens exténuée. Je commence à somnoler, bercée par le ronronnement du moteur et les conversations à voix basse provenant de l’arrière du véhicule.
J’ignore combien de temps s’est écoulé lorsque brusquement, un grand bruit se fait entendre. Je sens la voiture faire un bond vers la droite. Je me redresse et ouvre les yeux, paniquée, pour apercevoir madame Noblet qui tente de garder le contrôle de sa voiture. Les yeux écarquillés, elle hurle :
« Attention, protégez-vous !! »
Malgré les coups de volants désespérés de l’enseignante, la voiture tombe dans le petit fossé qui longe la route.
L’air bag m’explose au visage et je sens la voiture faire un tonneau puis retomber sur ses quatre roues.
Lorsque le calme revient enfin, je m’extirpe de l’air bag, haletante, et lance à la cantonade :
« Tout le monde va bien ? »
J’entends quelques marmonnements et me retourne :
Mathias saigne au niveau du front et Jade a la lèvre inférieure explosée. Mais en dehors de ça, tout le monde semble indemne. Secoués mais indemne.
Je me tourne vers madame Noblet. Lèvres pincées et mains crispées sur le volant, elle regarde droit devant elle en direction de la route que nous venons de quitter :
« Qu’est ce qui s’est passé ? Un pneu a éclaté ? »
Elle fait signe que oui et, blême de terreur, précise :
« La voiture qui nous a doublés a tiré sur le pneu avant.
- A tiré ?! »
Le cœur au bord des lèvres, je regarde aux alentours. Nous avons atterri dans un champ à quelques mètres de la route. En suivant le regard de madame Noblet, j’aperçois une voiture qui nous rejoint prudemment. Arrivée près de nous, elle s’arrête et cinq hommes armés en sortent.
« Oh non… » Couine Alice.
L’un des hommes prend la parole :
« Descendez tous du véhicule, mains en l’air. Au moindre geste brusque, nous ouvrons le feu ! »
La mine défaite, madame Noblet murmure :
« Désolée les jeunes…
- C’est nous qui sommes désolés de vous avoir entrainée là-dedans. » Je réponds sombrement.
La mort dans l’âme, nous descendons tous, les mains bien en évidence.
L’un des gardes nous sourit de toutes ses dents :
« J’espère que vous avez bien profité de votre petite escapade parce qu’on vous ramène à l’école. »
Je me tourne vers la route dans l’espoir de voir apparaitre les phares d’une voiture. Si quelqu’un appelle les secours, tout n’est peut-être pas encore perdu.
L’un des hommes me voit faire et éclate de rire :
« La route est coupée dans les deux sens par nos soins. Personne ne vous viendra en aide. Pour vous, c’est retour à la case départ ! »
Le silence règne un instant puis Alice, près de moi, hurle de toute ses forces :
« Hors de question que j’y remette un pied ! »
Avant que quiconque ait pu comprendre ce qu’elle faisait, la jeune femme s’empare de l’arme que je porte encore à la ceinture, la pose sur sa tempe et appuie sur la détente.
Le bruit est assourdissant.
Un mélange de sang et de matière grise éclabousse la vitre de la voiture de madame Noblet.
Les larmes sur les joues d’Alice semblent briller dans la lumière de la lune. C’est la dernière image que j’ai d’elle avant qu’elle ne s’effondre lourdement, morte.
« ALICE !!!!!! » Notre cri à Jade, Anaïs et moi est presque aussi bruyant que le coup de feu qui a mis fin à la vie de notre amie.
Je me jette à ses côtés mais avant que je n’aie eu le temps de faire quoi que ce soit, je sens un homme me plaquer brusquement au sol. Toutes les armes que je porte à la ceinture me sont arrachées et du coin de l’œil, je vois l’un des gardes ramasser le pistolet dont s’est servie Alice.
L’homme qui me tenait se redresse puis s’éloigne de quelques pas, arme braquée sur moi :
« Elle est morte alors cesse de t’agiter. Le prochain qui bouge prendra lui aussi une balle dans le crâne ! »
Les sanglots de Jade, d’Anaïs et de quelques autres me semblent venir de très loin. Je suis comme déconnectée du monde qui m’entoure. Hébétée, j’observe le corps de mon amie, m’attendant à la voir se redresser et m’adresser ce petit sourire timide qu’elle savait si bien faire. Mon amie, ma camarade de khôlle, ma compagne de galère ne peut pas être morte, c’est impensable…
Je sens quelqu’un m’agripper la main. Lentement, je me retourne vers cette personne et aperçois madame Noblet. Cette dernière, le visage terrifié, observe la route sur laquelle une camionnette se rapproche.
Cette dernière descend dans le champ et deux autres hommes armés en sortent.
Lorsqu’ils ouvrent la porte arrière, nous apercevons les rangées de cages prêtent à nous accueillir et nous ramener en enfer.
Pour Mathias, c’en est trop. Du coin de l’œil, je le vois s’enfuir en direction de la route.
Deux gardes tirent en même temps et les deux fléchettes atteignent le garçon qui s’effondre presque immédiatement. Les deux hommes vont chercher leur victime et, sans ménagement, le traine jusqu’à la camionnette où ils l’enferment dans l’une des cages.
La terreur de la fuite, l’espoir d’avoir enfin quitté l’enfer, l’épouvante d’être rattrapée, l’horreur de la mort d’Alice. Toutes ces émotions, c’est trop pour moi. Mon corps et mon esprit sont comme anesthésiés. Dans un état second, je laisse un garde me saisir par le bras, me gifler, me déshabiller, me gifler encore une fois, m’emmener vers l’une des cages, m’y faire entrer à quatre pattes, refermer le couvercle et y apposer un cadenas.
Tout me semble si lointain, les cris, les pleurs, les insultes…
Je regarde sans vraiment la voir madame Noblet se débattre contre trois hommes. Devant la résistance qu’elle oppose, les gardes choisissent de l’endormir avec l’une de leur fléchette.
Très lentement, je tourne la tête en direction du corps désarticulé et sans vie de mon amie :
« Alice… »
Mon murmure est couvert par les sanglots de ceux qui m’entourent.
Monsieur Pirot repose son téléphone sur le bureau et se tourne vers madame Notat, assise sur l’une des chaises qui lui font face. L’enseignante est la première à prendre la parole :
« Alors ?
- C’est bon, nos gardes les ont récupérés. Mais ça ne s’est pas passé aussi bien que prévu. L’une des filles a préféré se donner la mort plutôt que de se laisser emprisonner de nouveau.
- Laquelle ?
- Alice. »
Les épaules de la femme se décontractent légèrement, signe de son soulagement. Cela n’échappe pas à son collègue qui pince les lèvres, guère heureux du rapprochement qui s’opère entre sa meilleur enseignante et l’apprentie soumise qui lui cause tant de soucis.
« Et qu’en est-il de la personne venue les chercher ?
- Une femme. Nos gardes la ramène elle aussi. La faire parler sera notre priorité. »
Madame Notat hoche la tête et sourit légèrement. Les prochaines heures de cette inconnue vont être un véritable enfer…
« Comment le savais-tu ?
- Intuition féminine ? »
Le poing de monsieur Pirot se crispe mais c’est d’une voix très calme qu’il reprend :
« Ne te fous pas de moi Aurélie. Comment savais-tu qu’ils allaient tenter une évasion ce soir ?
- Peu importe, le plus important est de comprendre comment cette femme était au courant et de s’assurer qu’une telle tentative ne se reproduira pas à l’avenir. »
Les deux adultes se jaugent du regard pendant un long moment. La femme sourit puis reprend :
« Je te connais assez pour savoir que tu rêves de m’installer dans l’une de tes salles de tortures pour me faire parler.
- Exact. J’adorerais remplacer ce petit air satisfait que tu arbores par de la terreur. »
Guère impressionnée par les propos de son supérieur, madame Notat continue de sourire avec arrogance. L’homme finit par soupirer puis s’adosse contre son fauteuil :
« Il serait dommage de mettre fin à notre collaboration de la sorte. »
Avant que l’enseignante ait pu reprendre la parole, des phares illuminent brièvement la pièce, signe que la camionnette contenant leurs prisonniers vient d’arriver devant la grille d’entrée.
Sans un mot, les deux adultes se lèvent et se dirigent vers la sortie afin de superviser la suite des opérations.
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