Chapitre Premier
La Grandeur du Royaume de Lenk
- Royaume de Lenk -
Neuf semaines plus tôt
***
Shadar toussa. Comme à chaque fois, la première bouffée de Poussière d’Etoiles lui irrita la gorge. Il eut l’impression d’inviter un démon de feu dans son corps. Un serpent aux écailles ardentes s’insinua dans ses entrailles, se mélangea à son sang pour prendre possession de son âme.
– File moi le cône.
Shadar tendit la main vers son Ami. Asik lui prit le pétale roulé et fuma à son tour.
Shadar lui, se laissa aller sur le dos, les mains jointes sous sa nuque. Ses yeux verts s’empourprèrent sous l’effet de la drogue et ses pupilles se dilatèrent. Avec lenteur, la poussière s’insinua dans ses veines, détendit ses muscles, anesthésia ses nerfs et émoustilla ses perceptions.
Shadar oublia sa personne, son rôle, son statut, son devoir. Il plana pour un temps sur un nuage parfumé aux senteurs de mousse, de champignon, de lierre et de liberté. Plus rien n’eut d’importance, ni personne. Seul subsista une pensée, une idée immatérielle de paisible inconscience.
Mais cette liberté ne dura pas. Bientôt le nuage s’éparpilla en un millier de gouttelettes, avant de s’évaporer et de dissiper les rêves nés de sa substance. Alors la vie reprit son cours, et ses épaules son fardeau.
Shadar se redressa, fit signe à Asik.
– Redonne m’en.
– Tu sais ce qui se dit. Faut pas s’habituer. C’est pas pour rien qu’on l’appelle la Poussière d’Etoiles. Quand t’en prends, tu crois pouvoir les toucher, les étoiles. Mais ça dure pas long. Ça te bouffe la cervelle, et tu retournes vite à la poussière.
– C’est pas une tirée de plus qui va me rendre accro. Allez ! Donne !
Même s'il se pensait loin d'un état de dépendance obsessionnelle, Shadar était gagné par des tremblements de temps à autre, lorsque ses rencontres s'écartaient de plus d'une douzaine de jours.
Asik lui retourna l’interdite avec négligence.
Shadar inspira en profondeur. Ses narines relâchèrent un panache de grisaille au parfum sylvestre, teinté de cendres. Ses yeux se perdirent sur la mer de toits, voguèrent au gré des vagues de tuiles pour s’échouer sur les remparts dressés en hautes falaises au loin.
Le Roi Alfir o’Lenk, son père, régnait sur cette incroyable cité, et sur le royaume de Lenk. Depuis au moins vingt annis, il s’évertuait à rendre cette ville aussi gigantesque que mirifique. La Grandeur d’un Monarque, répétait-il, se mesurait à l’ingéniosité, le sublime et l’incroyable de ses créations.
Mais Sa Majesté ne quittait jamais la Colline, ni son Palais au marbre doré, pour en admirer le détail. De la famille Royale, seul Shadar s’échappait de temps à autre pour rejoindre les quartiers inférieurs et retrouver Asik.
Alors pour quelques heures il n’était plus Prince Shadar o’Lenk, futur monarque, mais un simple jeune homme en compagnie d’un ami.
***
Les bottes brodées d’or martelaient les dalles de pierres bleues. De splendides pilastres sur la gauche propulsaient l’écho vers des hauteurs vertigineuses avant de le noyer dans un plafond aux multiples voûtes, à l’image d’une plumeria épanouie. En vis-à-vis, de prestigieuses colonnades de marbre liserées de pierres précieuses marquaient l’ascension du cortège royal et de somptueux vitraux enflammaient les lieux de sillons irisés.
Comme le voulait l’Etiquette, un Gardien Royal estampillait de sa présence une dalle tous les trente-trois pas et, à l’approche du souverain défilé, frappait de son poing le rutilant blason piqué à son coeur.
La procession atteignit, après dix gongs thoraciques, une imposante porte de bois marqueté par le meilleur Maistre-Orfèvre du continent.
A l’approche du Roi, chacun des deux soldats en faction écarta le battant à sa charge puis s’inclina, et tendit un bras pour inviter Sa Majesté à pénétrer la Chambre du Conseil, le tout en une parfaite imitation de son Ménechme.
Le Roi Alfir o’Lenk passa le seuil. Le reste du cortège tint sa position.
La salle se déployait en long et en large sous un azur zébré de cirrus safranés. Ceux-ci convergeaient en une perle chatoyante et entraînaient le regard le long d’une vaste table de bronze vers une destination inéluctable: un trône d’or paré de rubis, de saphir et d’émeraude.
Tendus du bout de leur nez à la plante de leurs pieds, douze conseillers empoignaient le dossier de leur chaise respective. L’atmosphère semblait prête à se rompre au moindre écart, et chacun se retenait de frissonner sur le parcours d’une larme de sueur ici ou là.
Sa Majesté borda le cénacle par sa droite avec une lenteur calculée, juste en deçà du confortable. Il embaumait un parfum chargé, un bouquet de fleurs aussi rares que diverses.
Enfin, il gagna le trône, appliqua un mouvement ondulé à sa cape dorée et s’assit, avec le prestige et la dignité de son statut.
Les conseillers, par couple en vis-à-vis pour respecter l’Etiquette, prirent place sur leur siège de velours.
Sous ce manteau de faste satiné se dissimulait une constante anxiété à l’égard d’un monarque dont l’extravagante magnificence de son royaume côtoyait un tempérament aussi capricieux que versatile.
– Sa Majesté déclare le Conseil Ouvert.
Le premier conseiller à sa droite, le Secrétaire, se leva pour prendre la parole.
– L’Ordre du Jour...
– Oubliez l’ordre du jour. Nous voulons savoir ce qu’il en est des royaumes limitrophes.
L’homme se rassit, la mine offusquée par ce manquement à l’Etiquette. Le troisième conseiller de gauche, le Maréchal de Lenk, se dressa à son tour. Il essuya deux paumes moites d’inquiétude avant d’annoncer:
– D’après nos Fouineurs, les Royaume de Senta et de Khal sont en pourparlers. Ceux-ci pourraient bien aboutir à une alliance. Ils auraient alors une armée suffisante pour, hmm...
– Lâchez le morceau voyons! On va pas y passer la nuit!
Déconcerté mais soucieux des apparences, l’homme récupéra la parole, les oreilles pivoines.
– Pour assurer la sécurité du royaume de Lenk, il nous faudrait forger une alliance avec un royaume assez puissant pour annihiler toute idée de conquête. Et pour cela, notre proposition...
– Tehka.
Les conseillers encore assis tressaillirent. Le Maréchal ferma les yeux sous l’éclat royal.
Le roi avait grogné. Il contenait à grande peine dans son poing levé une rage de cendres encore rougeoyantes, attisées par des souvenirs aigres et fielleux.
Le Maréchal reprit:
– Sa fille Ayela...
– Tehka. Un mariage.
Devant les yeux souverains, les sombres réminiscences apparues un instant plus tôt s’évaporèrent, substituées par une mémoire plus clémente. Ayela. Oui, une union permettrait de flatter la couronne de Tehka et serait un moyen de pression pour le soutien nécessaire à certains projets en perspective.
– Proposition acceptée. Envoyez une invitation à Sa Majesté de Tehka. Et tenez-vous droit Maréchal. L’Etiquette, toujours l’Etiquette!
Alfir o’Lenk redressa sa personne sans prévenir et gagna la sortie avant de lancer :
– Le Conseil est clos.
Des regards s’échangèrent, puis chacun quitta son siège, soulagé pour un temps.
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