extrait n°3 - Débriefing

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Marc était épuisé. Les portes automatiques du supermarché glissèrent devant lui, comme la mer s'écartait face à Moïse. Il eut un mince sourire – plutôt semblable à une contraction nerveuse de ses muscles faciaux.

Comment est-ce qu'il en était arrivé là, nom de Dieu ?

Il avait toujours eut l'habitude, après sa journée, de se remémorer son déroulement, faire un bilan de ce qui avait été fait ou non, s'il avait travaillé correctement, cherchant désespérément un médiocre accomplissement duquel il pourrait se féliciter une fois rentré chez lui. Mais ce soir, après avoir fermé le bureau, il fit un bilan plus large – parce qu'après tout, inutile de se leurrer, sa réflexion était la même tous les soirs, chaque nouvelle journée inlassablement identique à la précédente. Il se levait tous les matins à une heure indécente, allait jusqu'à son lieu de travail à pied, arrivait le premier au bureau et se fondait si bien dans le mobilier que ses collègues oubliaient de le saluer. Il se contentait d'un sandwich fade entre un appel d'un client en colère et une pile de papier administratif, et continuait de reproduire les mêmes gestes jusqu'au soir – car peu importe avec quelle avance il se mettait au travail, on lui en redonnait toujours suffisamment pour qu'il soit le dernier à partir. Oui, comment en était-il arrivé là ? Et surtout, depuis combien de temps stagnait-il en ce même point ? Il vivait toujours dans son appartement d'étudiant, il était célibataire, il avait un salaire de merde et sa paye arrivait en retard une fois sur deux. Et pourquoi c'était toujours lui le seul qui touchait au putain d'interrupteur ?! Ses empreintes digitales devaient être gravées dans ce bouton en plastique blanc dégueulasse. Marc soupira bruyamment, puis regretta aussitôt. Son souffle exaspéré s'était répercuté le long du rayon surgelé, attirant ainsi sur lui le regard désapprobateur des autres clients. Il attrapa rapidement ses nouilles instantanées avant de quitter le couloir remplit de froid artificiel. Il marcha vivement vers la caisse, mais ralentit en passant devant l'exposition de boissons alcoolisées. Il s'arrêta, glissant ses doigts d'une bouteille de verre à une autre, tenté de prendre une bière, peut-être même du vin. Il eut un instant de recule après avoir mentalement calculé la somme restante sur son compte en banque. Comment j'en suis arrivé là ? J'ai vingt-neuf ans bordel ! Son regard s'assombrit. Est-ce que c'est vraiment ce que le destin m'avait réservé à la naissance ? Je suis en train de tout rater... Il se pinça l'arrête du nez entre son pouce et son index, puis attrapa d'une poigne décidée une bouteille de vodka avant de partir payer.

Son maigre sac en plastique d'une main et son attaché-case de l'autre, arrêté au passage piéton, Marc songea que les gens de son espèce n'étaient même pas rares. Non, il n'était décidément pas un cas particulier, car il y avait toujours un mec comme lui dans chaque entreprise, un type mal payé qui s'adonnait à la corvée ingratifiante et chronophage de la paperasse. Ils étaient sûrement un millier dans cette ville, comme lui, à avoir vendu leur âme à la triste vie de salaryman. Des cellules, vitales mais inconsidérées, nécessaires à alimenter l'organisme imposant du capitalisme. Oui, l'existence de chacun possédait un but dissocié de sa volonté, destiné à quelque chose de plus grand, qui les dépassait. Il en était persuadé, il le savait. Il ferma les yeux un instant, desserra le nœud de sa cravate et poussa un soupire de soulagement qui fut englouti par le brouhaha de la foule. Il s'était toujours demandé en quoi son travail – pourtant déjà suffisamment pénible – nécessitait un tel soin vestimentaire.

Les voitures s'arrêtaient les unes après les autres à la vue de la lumière orange, mais personne ne s'avançait vers le trottoir opposé. Il s'agissait de ces vingt secondes maudites où l'espace est fait, mais piétons et véhicules demeurent immobiles, l'absence d'agitation permettant à l'Un d'observer l'Autre. Face à lui, une jeune fille, probablement encore lycéenne, regardait imperturbablement devant elle. Un large sac de sport rouge était serré contre son ventre, soutenu à deux mains. Peut-être revient-elle de la piscine ? C'est ce à quoi Marc pensa en premier. Il secoua la tête, il devait voir la réalité en face, cesser de céder à la facilité. Malgré son expression neutre et teintée d'indifférence, ce n'était sûrement pas le chlore qui avait rougit ses yeux. En cet instant, Marc aurait souhaité être quelqu'un d'autre, juste pour quelques minutes. Il aurait bien aimé pouvoir la rassurer, offrir une solution à ses problèmes, mais il aurait sûrement manqué de tact et de patience. On ne luttait jamais bien longtemps contre sa nature de toute façon.

En traversant, lorsqu'elle passa près de lui, il se surprit à se demander quelle cause elle servirait, quand l'heure sera venue, contre son gré ou de sa propre volonté.

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