Le secret de l'écrivain

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Plus que quelques heures avant l'aube. Pour tromper l'attente je jette ces quelques lignes en témoignage de mon aventure particulière, aventure qui prendra bientôt fin, avec l'horrible secret dont je suis le dépositaire.

Il aurait été inutile, devant les jurés, d'en faire le récit : on aurait cru à une invention de condamné cherchant désespérément à obtenir la grâce. Je ne suis pas désespéré, je me sens même étrangement soulagé et calme. Certes j'ai tué Andréa Cortes, de sang froid et avec préméditation, comme je l'ai proclamé depuis que je me suis constitué prisonnier. Je mérite et je réclame cette peine capitale que l'état d'urgence a permis de rétablir, et que les jurés ont choisi sans remord, comme un exutoire à leur propre peur de la mort en cette période troublée. Je ne cherche aucune grâce : la récompense divine de mon acte, et surtout la fin de mes cauchemars forment une grâce autrement plus enviable que celle qu'un tribunal ou un chef d'état pourraient me donner.

Andréa et moi étions des amis inséparables depuis le collège. Nous avions à l'époque tous les deux un physique ingrat, lui trop grand et maigre, avec un visage anguleux et de petites lunettes, moi plutôt enrobé et boutonneux. Elèves d'une même classe nous nous étions rapprochés pour faire front devant les moqueries des autres dans la jungle du collège. Nous avions ensemble traversé les affres de l'adolescence, et un lien secret s'était progressivement tressé entre nous, car nous partagions les mêmes goûts, les mêmes idées, les mêmes aspirations profondes, et la même admiration pour Platon, Baudelaire et Tolkien. A 14 ans nous nous étions juré assistance mutuelle jusqu'à la mort, et nous avions scellé notre pacte en mêlant nos sangs, ou plus exactement en essayant de mêler nos sangs comme l'auraient fait, dans notre imagination, deux indiens d'Amérique, mais les légères incisions au cutter et les quelques gouttes de sang récoltées n'avaient en réalité sûrement pas suffi à un réel mélange. Restaient le symbole et l'enthousiasme débordant de deux adolescents.

Lorsque, après le BAC, nous fûmes séparés par les études, notre amitié se renforça pour lutter contre cette brusque rupture, et nous avions pris l'habitude de nous voir régulièrement, pour discuter de nos problèmes, de nos découvertes, et surtout de ses écrits, hélas mauvais... Il faut dire qu'au sortir du lycée, Andréa s'était mis en tête qu'il avait un don pour la littérature, et avait décidé de vivre du fruit de son inspiration féconde, à laquelle s'ajoutait fort heureusement une fortune personnelle familiale qui lui permettait de ne jamais connaître le besoin.

Sa passion pour l'écriture devait, hélas, finir par nous éloigner. A l’enthousiasme initial de cette passion naissante, avait succédé d'abord un ego surdimensionné, puis une frustration et une agressivité croissante au fur et à mesure de ses échecs de publication. J'avais pour ma part du mal à lui donner un avis sur ses écrits... On ne peut mentir à un ami véritable, mais comment lui dire sans le blesser qu'il écrit vraiment mal ? Nos rencontres s'étaient espacées, mais Andréa continuait à m'envoyer régulièrement, par courrier ou email, ses "œuvres". Je dois préciser ici que, plus les années passaient, plus les écrits d'Andréa devenaient lugubres. Il se complaisait dans des descriptions d'accidents, de morts, de catastrophes diverses, qui dérangeaient ma recherche d'une vie paisible et tranquille.

C'est un maudit hasard, ou plutôt une bienheureuse coïncidence qui me fit découvrir le don d'Andréa. Beaucoup se souviennent encore des attentats terroristes du 13 novembre 2015 à Paris. Le lendemain, je recevais un email d'Andréa, me racontant visiblement avec fierté qu'il avait justement écrit, quelques jours auparavant, une nouvelle racontant une attaque terroriste similaire à Paris. En document attaché, un texte de piètre qualité qui aurait aussi bien pu être un assemblage d'extraits de la presse du matin. Triste constat que celui d'un ami réduit au plagiat, et qui croit peut-être impressionner ou faire de l'humour sur les cadavres encore chauds des victimes. Qu'espérait il vraiment en m'envoyant ce torchon ? Décidément j'avais de plus en plus de mal à le comprendre. Ces jeux de mauvais goût (ou ces coïncidences ?) se reproduisirent encore deux ou trois fois, de façon irrégulière, sans que j'y prête jamais un grande attention, avant que je commence à comprendre...

C'était un jeudi matin, et j'étais à l’hôpital après une opération bénigne qui s'était bien déroulée. L'apprenant, il avait décidé de venir me rendre visite, et m'avait très gentiment apporté du chocolat et des revues. Il avait aussi ramené le manuscrit de sa dernière histoire, afin que je puisse me distraire malgré ma diminution temporaire. Après son départ, je m'efforçais donc de lire in extenso sa nouvelle, plus d'ailleurs par devoir et amitié que par goût pour sa prose. L'histoire en soi était réellement peu intéressante. Elle décrivait un terrible accident d'avion au Congo, et se structurait sur la panique croissante des passagers voués à une mort certaine. Après l'avoir lu, j'abandonnais ce texte et tentais de dormir, mais les médicaments me firent rêver les atroces souffrances des passagers condamnés, dans un avion labyrinthique où des centaines d'Andréa me poursuivaient dans le but de me faire lire un livre infini. C'est ainsi que l'événement resta gravé dans ma mémoire.

Deux semaines plus tard, remis sur pieds quoiqu’encore fatigué, je manquais de m'étouffer avec mon déjeuner lorsque j'entendis aux actualités la description d'un accident d'avion qui correspondait avec précision à l'histoire d'Andréa. Je vérifiais sur le manuscrit qu'il m'avait laissé : numéro de l'appareil, lieu et cause de l'accident, nom des personnages; tout coïncidait. Je pris bien sûr ceci pour une extraordinaire coïncidence, mais je restais sur mes gardes et décidais de ne lui en rien dire. C'est alors que me revinrent à l'esprit les événements précédents. Je pris une semaine de vacances, prétextant ma convalescence, et entrepris de vérifier en détails tous les écrits d'Andréa. Je fouillais dans les chroniques, les journaux, les revues, les sites internet. A mon grand désespoir, je découvrais que ce qu'il avait écrit s'était toujours réalisé par la suite, parfois à quelques jours, parfois à quelques mois d'intervalle. Seul un texte, au sujet d'une épidémie mondiale débutant en Chine puis faisant des dizaines de milliers de morts en Europe et aux Etats Unis, restait sans écho. Une semaine plus tard, en décembre 2019, la Chine donnait l'alerte sur un nouveau virus apparu à Wuhan, et le 24 janvier les premiers malades étaient identifiés en France.

A ce moment, je compris qu'Andréa avait reçu un terrible don. Aussi impensable que cela puisse paraître, ce qu'il écrivait se réalisait, comme se réalisaient, dans les mille et une nuits, les vœux du jeune Aladin. Un grave problème se posait alors à mon esprit : devais-je ou non lui révéler ce terrible secret dont il ne semblait pas avoir pris conscience ? J'y réfléchissais longtemps, mais je connaissais trop bien Andréa pour ne pas anticiper sa réaction. S'il me croyait (et assurément il m'aurait cru), il aurait été complètement détruit. Il aurait vécu dans l'angoisse de déclencher un nouveau drame; pire, il aurait vécu avec le remords des accidents dont il avait été, bien involontairement, l'origine. Comment vivre avec un tel fardeau ? Je ne pouvais être à ce point cruel. D'autre part, si cela venait à être découvert (et après tout ne l'avais-je pas découvert, moi), quelqu'un pourrait tenter de se servir de lui à des fins inavouables. Il m'était donc impossible de partager mon horrible secret, et tous ces morts, passés, présents et à venir, toutes ces horreurs potentielles se mirent à hanter ma conscience, car j'en étais le dépositaire; j'étais le gardien du terrible secret.

Un soir, Andréa me confia qu'il était sur le point d'écrire un recueil de nouvelles sur la fin du monde, qui raconterait de différentes façons l'extinction de l'humanité, où se succéderaient, au rythme d'un étrange sablier mystique, la disparition des enfants, le retour des chevaliers de la table ronde, puis des dragons, le combat des dieux, l'écroulement des lois de la physique et l'extinction de toute vie sur terre.

Je n'avais pas le choix, je n'avais plus de temps...

Le lendemain matin, j'allais chez Andréa et le tuai d'une balle dans la tête. Je peux jurer qu'il n'a pas souffert. Quand à moi, je fus anéanti. Désespoir et culpabilité d'avoir tué un ami, tout simplement d'avoir tué. Mais soulagement aussi à l'idée que j'avais ainsi sauvé des vies, voire l'humanité, comme si je n'avais été que l'instrument d'un esprit supérieur, comme si ce meurtre était le sacrifice réclamé par les dieux pour racheter l'humaine raison.

J'appelais la police. En attendant son arrivée, je m'installais dans le confortable salon d'Andréa, que je n'aurais plus l'occasion de revoir, et je lisais quelques feuilles qu'il avait sans doute écrites la veille, qu'il se proposait peut-être de me présenter, et qui restaient, éparses, sur la table. Il y était raconté comment l'écrivain Cortes était assassiné d'une balle dans la tête par son meilleur ami.

Je fus alors soulagé, car je compris que je n'étais pas responsable de la mort d'Andréa. Je n'étais que son instrument. Avait-il écrit cela par hasard, justement parce qu'il le croyait impossible ? Etait-ce le destin ou un dieu qui avait décidé qu'il devait finalement être la victime de son don, qu'il devait un jour payer sa dette, comme dans "Le veston ensorcelé" de Dino Buzzati ? Je préfère pour ma part croire qu'il avait découvert son horrible don, et qu'il avait voulu en finir avec la vie. Trop lâche (ou trop courageux) pour se donner la mort, il avait préféré que moi, son ami de toujours, je devienne l'arme de son suicide, afin que son âme soit sauve, qu'il ne parte pas seul, et que de nouveau nous puissions être réunis, contre toute attente, fidèles à la parole donnée des années auparavant. Il y a donc bien eu crime, mais d'une certaine façon j'en suis la victime, et Andréa le coupable.

Il est encore un problème qui me tourmente : l'origine du don d'Andréa. Une mutation génétique ? Le réveil d'une capacité endormie chez tous les êtres humains ? Une taquinerie d'un dieu facétieux ? Y en a-t-il d'autres, parmi nous, y en aura-t-il, qui possèdent déjà ou posséderont un jour ce terrible pouvoir? L'humanité ne reste-t-elle pas, malgré tout, en danger? J'entends dans le couloir les pas du gardien. Bientôt cesseront pour moi ces terribles angoisses qui me déchirent l'âme.

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