Le Témoin
...Prophète, missionnaire, bâtisseur de Paix, fondateur de solidarité : c'est le Témoin. Grâce au témoin, la patrouille aime prendre le temps de prier, de réfléchir sur la parole de Dieu. Le témoin regarde et écoute, ainsi il aide les scouts à reconnaître Dieu présent au cœur de la vie de la patrouille et de la troupe...
ChicheCapDac, le livre des scouts.
Benoît marchait péniblement sur les gravas et les ruines de ce qui avait été la capitale de son pays, le flambeau de l'Europe Unie, la fierté d'un monde moderne en pointe de technologie. Après les grands travaux de 2035, Paris était devenue une vraie perle. En fait, presque tout le centre avait été rasé, à part quelques vestiges dont le prestige se perdait dans la nuit des temps : le Louvre et sa pyramide, la tour Eiffel, Notre Dame, la Grande Arche... On avait ensuite reconstruit des logements optimisés et automatisés ; des réseaux de transport souterrains ; des tours toujours plus hautes qui défiaient les lois de la pesanteur... Le style de vie s'était certes modifié, en pire selon les uns, en mieux selon les autres... mais chacun recevait alors au moins le "confort minimum acceptable" et bénéficiait gracieusement des multiples réseaux de distribution. On venait du monde entier pour visiter la nouvelle merveille, qui restait ainsi la première destination touristique au monde.
Préférant rester à l'écart de cette modernité, Benoît s'était installé après ses études dans ses Vosges natales. Catholique pratiquant mais surtout croyant sincère, il avait toujours mis en priorité dans sa vie le service aux autres, tel qu'il l'avait découvert depuis son plus jeune âge chez les scouts. Sa foi avait grandi au fur et à mesure des épreuves de la vie, avec les joies aussi, notamment au sein de sa famille. Arrivé à la quarantaine il était devenu diacre au service de sa paroisse... Il savait écouter, prier, faire vibrer les coeurs jusqu'au fond de l'âme : chez lui la foi rayonnait.
Hélas cette vie relativement tranquille fût balayée lorsque des maux inexplicables commencèrent à s'abattre sur l'humanité. D'abord il y avait eu la disparition soudaine de tous les enfants... Avaient suivi des guerres, des révoltes, des pillages. Des épidémies avaient emporté les plus faibles. Et puis il y avait eu des modifications inexplicables des lois physiques, un phénomène que certains avaient appelé "La fin des Réalités"... Le pire était surement ce mystérieux phénomène de paralysie brutale qui statufiait sans prévenir objets et personnes, un peu comme si localement le temps avait suspendu son cours, de telle sorte qu'on ne pouvait même plus les déplacer ...
Dans ces temps difficiles, Benoît avait toujours gardé foi et confiance. Il avait fait de son mieux pour s'adapter aux événements : avec sa femme et son fils aîné il s'était occupé du village, gérant et partageant les ressources, organisant la protection et surtout consolant et rassurant les survivants que la folie guettait dans ce cauchemar permanent où chaque coin de rue était hanté par la statue d'un être aimé.
Sa femme et son fils avaient été les derniers du village à s'immobiliser. Benoît avait pleuré, bien sûr, comme lors de la disparition de ses deux jeunes filles ; mais une fois encore il avait su se ressaisir, toujours rempli et rayonnant d'une foi profonde, et accepter cette nouvelle épreuve grâce à la prière. Un poids pourtant avait fait son apparition dans son cœur, comme l'ombre d'un doute, comme une fissure douloureuse. Puisque plus rien ne le retenait au village il avait décidé de quitter ce lieu de chagrin. Impossible de partir en voiture, si tant est qu'il aurait pu en trouver une en état de marche, puisque les routes étaient depuis longtemps impraticables, encombrées de véhicules statufiés. Il avait fait son sac, mis ses chaussures de marche et avait pris à pieds le chemin qui descendait dans la vallée, à la recherche d'autres survivants.
Benoît avait ainsi marché trois bonnes semaines, s'arrêtant à chaque ville qu'il rencontrait, hélas invariablement déserte, ou plutôt toujours peuplée de ces statues grotesques figées dans les gestes de la vie courante. Il avait finalement décidé de se rendre à Paris, pensant qu'il aurait là bas plus de chance de rencontrer âme qui vive. Ses provisions avaient vite été épuisées, mais heureusement il dénichait toujours un peu de nourriture non statufiée et quelques objets simples encore utilisables... le plus précieux étant sans doute une vieille guitare miraculeusement intacte trouvée dans les bras d'un SDF statufié, qui selon toute vraisemblance n'en aurait plus jamais besoin... Le long des routes et des chemins, bercé par le rythme de la marche, Benoît se remémorait sa vie, et plus particulièrement les expériences qu'il avait vécu chez les scouts dans sa jeunesse : il se revoyait louveteau rieur allumant son premier feu, scout impétueux dévalant les collines sur son vélo, pionnier penseur traversant les affres de l'adolescence, compagnon dynamique construisant un mur au Sénégal, puis chef bienveillant malmené par des jeunes pleins de vie.
Le soir, quand il trouvait du bois utilisable, il faisait une veillée et offrait aux étoiles les chants de sa jeunesse, s'accompagnant de la guitare qui était sa seule compagnie. Pourtant malgré toute sa confiance intérieure il ne pouvait retrouver cette atmosphère joyeuse, et ses chants se teintaient toujours d'une légère nostalgie, voire d'un soupçon de tristesse bien compréhensible.
C'est ainsi que Benoît atteint enfin la capitale en ruine. Il chercha des survivants, appela en arpentant les différents arrondissements, mais personne ne se manifesta : il n'y avait là que des statues, tout était mort. La désolation semblait encore plus forte en ce lieu qui avait autrefois été si riche et si peuplé. Profitant de l'absence des forces de l'ordre, Benoît dressa son camp sous la tour Eiffel, point de rencontre idéal et évident pour les éventuels rescapés qu'il espérait trouver. Il installa sa tente, disposa une réserve de bois, et s'apprêtait à s'accorder une petite sieste avant le repas du soir, quand soudain un vieil homme blanc apparu près de lui.
Il était grand, fort et lumineux ; il rayonnait de puissance et de connaissance ; et Benoît comprit vite qu'il avait devant lui nul autre que Dieu le Père (ce qui n'était d'ailleurs pas tellement étonnant en ce contexte de fin du monde). Il s'agenouilla en rendant grâce, mais le vieillard lui dit :
"Allons Benoît, mon fils, relève toi, nous n'avons pas de temps à perdre. C'est la fin du monde, le duel final approche. Tu m'as été fidèle toute ta vie, même en ces temps difficiles. C'est pourquoi aujourd'hui je te donne l'immense honneur de me servir une dernière fois, et d'être mon témoin : toi le dernier homme vivant sur terre, le témoin de Dieu pour son duel final. "
Il donna alors à Benoît une petite flamme et notre ami sentit son esprit s'envoler de plus en plus vite et de plus en plus haut à la suite du Saint Esprit jusqu'au plafond du ciel, qu'il traversèrent bientôt pour plonger dans l'éther, les brumes de l'infini, les limites de l'univers. Après un vol qui dura une seconde ou une éternité, et que les sens de Benoît étaient incapable d’appréhender, ils arrivèrent au dessus de ce que l'esprit humain pouvait comparer au mont Olympe, sommet de l'univers et demeure divine.
C'est dans une espèce de brouillard cotonneux et onirique que Benoît pu percevoir la suite des événements. Il cru reconnaître sur ce sommet un stade titanesque et resplendissant, aux gradins vastes mais vides. Une pelouse tendre s'étendait à son centre, entourée d'une piste de lumière. Tout autour d'eux des nuages diaphanes masquaient partiellement des pics enneigés, ajoutant au fantastique du lieu. L'air frais et pur emplissait les poumons et montait à la tête comme l'ambroisie, obscurcissant encore les sens déjà malmenés de Benoît. Ils atterrirent et Benoît constata vaguement que deux autres personnes les attendaient, vêtues de noir. Lui-même était miraculeusement habillé d'une toge blanche légère, porteur d'une superbe épée ciselée, fluide et étincelante : un rayon de soleil serti dans un diamant. Il s'était vu confier également un sablier étrange qui devait mesurer la durée du duel. Dieu lui prit l'épée, Benoît retourna le sablier et le duel commença.
Il serait impossible de décrire cette lutte, l'être en blanc contre l'être en noir, Dieu contre Satan, le bien contre le mal. Les deux duellistes se pourchassaient dans un espace échappant à nos sens et à nos dimensions ; leurs épées hurlaient et illuminaient la nuit sans étoile, leur colère grondait comme le tonnerre et ils se frappaient comme l'éclair. Benoît n'aurait pas su dire combien de temps ce combat avait pu durer, d'ailleurs le temps avait-il un sens en ce lieu ? Tout s'était passé comme dans un songe. Et soudain le sablier se vida, Dieu porta un coup mortel, et Satan hurla son dernier cri. L'orage s'évanouit, la lumière revint et Dieu vint retrouver Benoît. Il semblait épuisé, mais exultait :
"Je l'ai bien eu, le vil saligaud, je lui ai montré, moi, qui est le plus fort ! Mais c'est fini maintenant, je suis le maître du monde ! Ah Ah Ah..." et il partit d'un rire diabolique.
Alors quelque chose bascula chez Benoît. Sa foi et sa confiance étaient toujours là, plus fortes encore, mais il se sentit libéré du poids qui pesait depuis qu'il avait pris la route, comme si un vent printanier avait dispersé le doute confus qui le maintenait dans le brouillard.
"Tu n'es pas le Dieu en qui je crois" dit-il en regardant l'homme en blanc. Et celui-ci, surpris, tourna vers Benoît un regard plein d'une sainte colère divine.
"Que m'importe, moucheron !"
Il marcha sur Benoît, mais chaque pas lui était plus difficile, il semblait perdre de sa prestance, de son pouvoir, et finit par s'écrouler en suffoquant. Peut-être avait-il été mortellement touché pendant le duel ? Peut-être son pouvoir venait-il de la foi de son dernier fidèle ? Peut-être tout cela n'avait-il été qu'un rêve...
Benoît se retrouva à nouveau devant sa tente, sous la tour Eiffel. Il aurait aimé se réveiller après un étrange cauchemar, mais il tenait encore d'une main l'étrange sablier et de l'autre la petite flamme qu'il déposa sur son tas de bois. Le feu prit rapidement et distribua bientôt une généreuse lumière dans la nuit froide qui l'entourait. Sans chercher à comprendre l'étrange sentiment de liberté qui l'envahissait, Benoît s'assit à coté du foyer, prit sa guitare, et se mit à chanter pour les étoiles lointaines. Il se sentait plus léger, plus calme, et ses chants retrouvèrent la gaîté d'autrefois. Il chantait ses souvenirs de verte campagne, de collines, de forêts, et ses rêves de mondes meilleurs. Et pendant qu'il chantait son amour de la vie les ruines s'estompèrent et peu à peu le Verbe de son chant s'incarna en un monde nouveau.
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