Poupée

4 minutes de lecture

Elle est là depuis presque deux mois. Elle n’a pas tenu le compte exact, simplement gravé des bâtons sur un tronc quand elle y pensait. Elle n’a pas maigri, ou pas trop, elle ne se voit pas mais les bourrelets sont toujours là. Elle est usée, quand même, fatiguée, limée, cramée, les pattes écorchées, la peau pelée. Le muscle dur qui fait mal. Son corps s’est asséché sous le gras et autour du gras, elle est un jambon pendu dans une cabane de fumage. Quand elle se touche, elle ne se reconnaît pas. Ce corps n’est plus le sien, il ressemble si peu à celui qu’elle choyait, qu’elle pétrissait de gommages et de crèmes, qu’elle caressait et vêtait avec soin. Elle est devenue un brouillon de femme, l’esquisse ratée de ce qu’elle était.

Les premiers temps, elle se coiffait. Elle lavait ses cheveux à l’eau de mer, ils gonflaient et ondulaient, ce qui la réjouissait. Elle les peignait du bout des doigts, aérait la racine et dessinait les boucles en prenant son temps, elle y passait parfois la journée, mais qu’avait-elle d’autre à faire ? Elle imaginait les compliments en cascade sur son passage, l’œil émerveillé-envieux de Caroline et Jessy, les remarques de Maman, elle se voyait révéler chichement son secret, peut-être aurait-elle parlé de l’eau salée ou du mouvement des doigts dans les mèches, jamais des deux en même temps. Mais les compliments n’ont pas plu. Arbres et insectes se moquaient bien de ses longueurs wavy qu’elle a depuis cessé d’entretenir.

Au début, elle se protégeait du soleil. Un chapeau troué, un parapluie tordu, un parasol de feuilles ou un tee-shirt en chèche, tout était bon pour lui épargner l’insolation. Malgré ces précautions, sa peau délicate a fini par rougir et cloquer, laissant place à une toile brune, rugueuse comme le sable dont elle ne parvenait plus à se débarrasser, un cuir fragile que chaque mouvement craquelait. La poupée de porcelaine a viré chiffon, vulgaire toile de jute bourrée de grains, au scalp en grosse laine et aux yeux cousus.

Au bout d’un moment, elle n’a plus espéré. Ses provisions s’épuisaient mais elle refusait de les rationner. À quoi bon ? C’était reculer pour mieux sauter. De toute façon, elle avait décidé : elle ne sauterait jamais. Elle tomberait, comme Coyote quand il est au-dessus du gouffre et baisse enfin les yeux. Rien ne sert de voir le vide tant qu’on peut avancer.

C’est pour ça qu’elle n’y a pas cru quand elle les a entendues. Elle s’est même dit qu’elle déraillait, que la solitude et l’ennui avaient finalement vaincu son esprit. Elle est restée dans son nid et s’est bouchée les oreilles. Les voix se sont tues. Elle a écarté ses mains et les a de nouveau entendues. Est-ce que les hallucinations font ça ? Elle s’est levée et s’est approchée. Elle les a vus. Une groupe d’hommes en uniforme débarqués d’un petit bateau échoué sur sa plage. Elle s’est frotté les yeux, ses yeux brûlants de fatigue ensoleillée et d’eau salée ; mais les hommes n’ont pas disparu.

Alors elle s’est cachée. C’était un réflexe, c’est devenu une réflexion.

Ils ne devaient pas la voir comme ça, jamais.

Elle a touché ses cheveux secs et collés en mèches plates. Elle a raclé la peau de son bras de ses ongles noirs qui ont décroché du blanc, mais pas assez. Elle a regardé ses jambes couvertes de poils drus, des poils d’homme, aucune femme n’en avait des comme ça.

Que penseraient-ils d’elle ? Qu’elle ne méritait pas leur secours, qu’elle n’était pas une vraie femme ; qu’elle était une bête, un fauve. Qu’elle était dangereuse ? Une créature revenue à l’état de nature, trop longtemps extraite de la civilisation, inadaptée et inadaptable. Irrécupérable. Risquaient-ils de s’enfuir en la voyant ? Ou pire, de rire ?

Elle s’est terrée. Les voix se sont approchées, elle s’est éloignée. Les hommes ont fait le tour de l’île sans la voir. Ils l’ont appelée. Ils ont dû trouver des traces de sa présence, les emballages de barres chocolatées regroupés en nid douillet, les vêtements éparpillés, les traces de pieds. Ils ont appelé longtemps, ont refait le tour mais elle est parvenue à leur échapper.

Ils sont remontés sur leur canot. Elle les a vu s’éloigner. Elle est sortie de son trou et les larmes ont coulé.

Elles coulent encore, lavant le sel et le sable, arrosant la peur. Les larmes désespérées de celle qui aurait pu, mais qui n’a pas. Ses pleurs la dégoûtent autant que son geste, son non-geste, sa façon de tenir l’avenir, et le bonheur, et le bien, à distance. Elle est faible. Si seulement elle avait pu s’épiler et se coiffer. Si seulement sa beauté n’avait pas elle aussi fait naufrage.

Les hommes sont presque hors de vue. Ils rejoignent un bateau plus grand, une île d’humanité sur l’horizon sauvage.

Le cri sort. Un cri rauque et inarticulé, le rugissement du fauve qu’elle est devenue. Rien ne bouge autour d’elle. Ses poumons explosent à nouveau, sa gorge est aussi rouge que ses larmes sont bleues, elle hurle à éclater, à perdre haleine, elle se brise sur sa voix, se ratatine autour d’elle, elle n’est plus que ça.

Les faces des hommes la regardent.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire AudreyLD ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0