Chapitre 2
La jeune femme planta sa pelle avec difficulté dans la terre dure et asséchée par l'été caniculaire qui venait de s'achever. Même en ce début de mois d'octobre le temps était beaucoup trop chaud. Cela ne facilitait pas son travail mais cela aurait pu être pire : il aurait pu pleuvoir. La pluie aurait rendu le terrain terriblement boueux et impraticable, il aurait peut-être même fallu pomper l'eau au fond des tranchées les plus profondes. Rosie retira une large pelletée de terre et la jeta dans la brouette toute proche, déjà pleine. Essoufflée et en sueur, elle se reposa un instant. Autour d'elle, ses camarades, comme elle, arasés par la chaleur, effectuaient leur labeur. Ils étaient tous volontaires et elle songea qu'aucun d'entre eux n'aurait souhaité être ailleurs en cet instant, aussi fatigante que soit leur tâche. Il y avait probablement un côté un peu masochiste là dedans. La passion pouvait vraiment vous faire oublier les pires douleurs. Rosie empoigna les bras de la brouette et la poussa une dizaine de mètres plus loin vers l'immense tas de gravas accumulé au cours de six semaines de travail. De là, la jeune femme avait une vision de l'ensemble du chantier de fouilles. Entre elle et le bois de la Combe Vauvras, soixante dix mètres plus loin, la terre avait été méticuleusement mise à nue et semblait ouverte de dizaines de cicatrices. Certaines de ces tranchées étaient larges et peu profondes, d'autres s’enfonçaient bien plus dans le sol, découvrant une terre plus rouge et plus dure encore. Une quinzaine de fouilleurs s'affairaient un peu partout, creusant, dégageant et photographiant ce que le temps avait enfoui depuis près de 2600 ans. Il y avait un côté magique dans ce qu'ils faisaient, elle devait bien l'avouer. Retrouver un objet, même un vieux mur, après tout ce temps était toujours magique, presque émouvant. Des gens avaient vécu ici il y a si longtemps, et redonner consistance à cette ancienne existence était un peu comme redonner vie à ces gens. Rosie Boyer avait vingt-cinq ans, la peau noire et un visage ovale aux pommettes saillantes. Ses cheveux bruns frisés tombant en masse au dessus de ses épaules étaient aujourd'hui noués par un large ruban coloré. Les heures passées sur les chantiers de fouilles, à transporter des seaux de terre et de pierres, avaient musclées sa silhouette sans pour autant lui faire perdre son allure toute en courbes. Rosie commençait sa deuxième année de doctorat en archéologie à l'Université Paris-Sorbonne. Sa thèse portait sur l'étude des animaux d'élevage et leur domestication, en particulier le cheval, chez les celtes au cours du Hallstat. Le site qu'elle fouillait actuellement était son terrain de jeu, celui sur lequel reposait l'ensemble de son travail. Le site archéologique de Noiron-sur-Seine était officiellement dirigé par Anne Douix, sa directrice de thèse, mais Rosie y avait fait ses gammes dans l'organisation d'un chantier. Elle avait un sentiment presque maternel pour ce bout de terre perdu dans la campagne bourguignonne, à 2h30 de Paris. Le chantier s'achèverait dans une semaine, elle retournerait ensuite à l'université compiler et analyser les données de tout un été. Mais elle ne souhaitait pas y penser, pas encore. Paris ne lui manquait pas. Le rythme universitaire non plus. Ses amis un peu mais elle les avait souvent au téléphone. Il était 15 h, bientôt l'heure de la pause collective tant attendue. Rosie reprit la brouette poussiéreuse et regagna son carré de terrain qu'elle fouillait ce jour là avec Marius Joly. Marius était un étudiant en deuxième année d'Archéologie, particulièrement peu loquace mais travailleur. Le visage couvert de terre et le t-shirt AC/DC trempé de sueur il faisait peine à voir mais il l'accueillit avec le sourire.
- Tu as trouvé quelque chose ? Lui demanda t-elle.
- De la terre et des cailloux.
- Oh bonheur, on n'en avait pas encore assez !
Marius sourit et ils reprirent le travail en silence. L'arrivée de la pause de l'après-midi fut un soulagement pour tous. Aucun des fouilleurs n'avait fière allure. Couverts de terre, en sueur, ils arboraient néanmoins des sourires francs, heureux du travail accompli. Ils se regroupèrent sous un large barnum blanc, à coté des deux algeco du chantier, l'un pour stocker le matériel et l'autre pour les bureaux. Dans ce dernier, Rosie vit sa directrice discuter avec frénésie au téléphone. La soixantaine bien entamée, Anne Douix ne comptait nullement prendre sa retraite et continuait à encadrer chacune des fouilles archéologiques dont elle avait la charge. C'était une femme au caractère bien trempé mais sa doctorante reconnaissait son sérieux et appréciait son implication et son écoute. Du coin de l’œil elle vit Rosie et se détourna vite, vers son bureau : elle avait besoin d'être seule encore un moment. Rosie lui parlerait plus tard. Elle retrouva les autres fouilleurs et se prit un grand verre de jus de fruit frais. Quelque uns avaient prit une bière mais avec cette chaleur Rosie préférait éviter l'alcool, c'était un coup à tomber malade. Anne vint la rejoindre quelques minutes plus tard, l'air grave.
- Quelque chose ne va pas ? S'inquiéta Rosie.
- Rien de grave. J'ai viens d'avoir Pierre au téléphone.
Pierre Thierry était le directeur du laboratoire Préhistoire et Civilisations Antiques dont Rosie et Anne faisaient partie. Resté à Paris, il était rare qu'il appelle sur les chantiers de fouilles, préférant un compte-rendu complet à la fin du terrain.
- Un journaliste souhaite faire un reportage sur les doctorants, expliqua Anne. Il veut dresser des portraits de différents thésards, leurs parcours, leurs conditions de travail, ce genre de choses. Ce serait un gros coup médiatique pour le labo.
Et potentiellement des retombées financières à la clé. Rosie commençait à voir où voulait en venir sa directrice.
- Anne, je...
- Je sais. Mais ça ne peut t'apporter que du bon pour ta carrière.
- Je suis sensée le voir quand ?
- Lundi dans la matinée.
- Lundi ?! Mais c'est dans trois jours ! Le chantier n'est pas terminé ! Je ne vais pas partir maintenant !
- Allons, il ne reste que quelques jours et on plie bagages. Le plus gros est déjà fait. Tu pourrais même être de retour mercredi, après les cours.
- Après les cours ? Quels cours ?
- Je devais en donner quelques uns en début de semaine, tu vas pouvoir me remplacer. Comme tu dois rentrer à Paris, autant en profiter pour compléter ton quota d'heures d'enseignement.
Le ton de sa directrice ne laissait pas place à la discussion. C'était une décision hiérarchique, contre laquelle elle ne pouvait rien. Les professeurs Pierre Thierry et Anne Douix en avait décidé ainsi, la thésarde qu'était Rosie n'y pouvait rien changer.
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