23 — Réfugiés

9 minutes de lecture

— Madame la Présidente, le ministre de l’Environnement souhaiterait échanger avec vous.

— Encore au sujet de sa proposition pour réguler les ranokehuits ? Nous en avons déjà parlé des centaines de fois !

Les ranokehuits étaient des petits animaux s’apparentant à des canidés. De loin, on aurait pu croire qu’il s’agissait de renards tout ce qu’il avait de plus banal. Mais ses deux queues touffues aussi rouges que le reste de leur pelage et les minuscules cornes sur sa tête confirmaient qu’il était natif de Proxima Centauri b. Docile et opportuniste, il était rapidement devenu la coqueluche des nouvelles bêtes de compagnie chez les habitants d’Horizon. Au point que ça inquiétait les autorités sanitaires sur les possibles effets à long terme.

La présidente Carleen Daluege avait plus important à faire dans l’immédiat. Elle devait partir en voyage en direction du chantier de Natoya, la seconde ville construite. La population s’était bien agrandie depuis, entre les colons originaux réimplantés au fil du développement ainsi que les naissances. Trente ans après l’arrivée d’anciennement Colonie 7, il fallut penser aux extensions. Mais le travail n’était pas anodin. Cela fut partagé par de nombreux experts en environnement, architectes, ou encore philosophes : Proxima Centauri b ne devait pas se voir transformée en planète humaine, mais que ses nouveaux habitants s’adaptent à elle. Le projet irrita les nerfs de plus d’un élu au fil des années et l’actuelle Présidente se satisfaisait de devoir gérer la mise en œuvre et non la conception initiale. Même si cela restait un sacré pot de pus.

Nommée Natoya, en l’honneur de l’amirale Membeley, cette ville fut installée à quelque deux cent quatre-vingts kilomètres au sud d’Horizon. Elle allait disposer des mêmes infrastructures, mais construites différemment. L’objectif était de ne pas jurer avec le décor de la planète comme le faisait Horizon. Les immeubles d’habitation, conçus à taille humaine eux aussi, avaient adopté une architecture rappelant les montagnes locales. Rondes, roche ocre parsemée de couches rouge, noires et jaunes, les fenêtres et les portes furent intégrées pour être les plus invisibles possibles. En soi, les résidences ressemblaient à de vastes complexes troglodytiques. L’avantage n’était pas que cosmétique, l’isolation permettait de réduire le besoin en chauffage lors des baisses de température. Il n’y avait pas spécialement de saisons sur Proxima Centauri b, mais ses onze jours de révolution et sa légère inclinaison, moins grande que celle de la Terre, suffisait à créer des variations régulières de climat.

Les routes n’étaient pas du bitume ordinaire, mais un matériau innovant développé in situ qui gardait la même adhérence tout en étant poreux pour ne pas étanchéifier le sol et formant un discret sentier. La construction avançait bien et elle était habitée depuis une quinzaine d’années.

En arrivant sur place, Carleen eut comme une forme d’inspiration. Elle prit conscience qu’ils étaient là depuis un siècle, selon le Temps Fédéral Coordonné. C’étaient ses grands-parents qui avaient débarqué à bord d’un gigantesque vaisseau éclaté en morceaux pour composer la ville où elle était née il y a quarante ans. Papy Hector et Mamie Claire, comme elle les désignait dans son enfance. Elle se nota de passer faire un détour au cimetière pour aller leur rendre visite. Ils l’appelaient ainsi, mais il n’y avait pas d’enterrement dans cette société qui désintégrait les corps pour réduire l’impact de la contamination étrangère. Des réflexes amoindris d’une époque où mourir dans l’espace équivalait à devoir rester conservé par sa combinaison jusqu’à ce que le défunt ne soit ramené sur Terre. Ces précautions n’étaient plus nécessaires à ce moment et une fois la biologie de Proxima Centauri b mieux comprise, mais elle demeurait une sorte de tradition.

Carleen Daluege avait réalisé une brillante carrière. Née de la fille d’Hector Romero et de Claire Daluege, Rose, qui avait adopté le patronyme de sa mère avec la bénédiction de son père, elle s’était rapidement orientée vers la sociologie. À une époque où on aurait pensé tout savoir des comportements et rapports humains, les découvrir sur une nouvelle planète à quatre années-lumière de ses origines constituait un formidable terreau pour évaluer les capacités d’adaptation et la création d’une société de zéro.

La société de Proxima Centauri b n’était ni parfaite ni utopique. Quelques heurts arrivaient en politique et des mouvements se fondèrent en fonction des ambitions de chacun. Certains étaient pour une expansion plus agressive du territoire. À l’inverse, d’autres voulaient la réguler au maximum pour empêcher de dévaster une planète comme leur espèce l’avait faite avec la sienne. Un courant plus attaché aux « valeurs traditionnelles » désirait la mise en place d’une économie de marché dans un monde où les ressources se fabriquaient grâce à des synthétiseurs et non en les collectant, ce qui n’avait guère de sens. Les commerces existaient, mais ils se basaient principalement sur le troc, les biens de réelle nécessité restant fournis par les réplicateurs. Un autre parti un peu plus marginal prônait l’abandon pur et simple de Proxima Centauri b, exigeant un retour sur Terre. Un dernier souhaitait instaurer une armée et un service militaire pour des raisons plutôt obscures. Ces derniers auraient eu du mal à obtenir gain de cause, l’arsenal et sa production étaient limités par la Constitution de Proxima Centauri. Et cela aurait été un immense gâchis de ressources.

C’était aussi le renouveau d’une chose atténuée avec les siècles, à savoir la religion. Aussi loin de leur berceau, quelques groupes se retrouvèrent dans la spiritualité et fondèrent de nouveaux cultes. Il fallut composer avec tout cela et Carleen le découvrit bien plus en profondeur lorsqu’elle embrassa une carrière de politicienne.

D’abord élue au Parlement d’Horizon, elle s’identifiait dans un parti modéré qui prônait un développement lent visant à préserver cet habitat tout en se l’appropriant sans le dénaturer.

Elle fut réélue une seconde fois à son poste de députée et devint entre-temps la cheffe de leur formation. Puis elle se présenta aux présidentielles de 2443. Elle remporta un premier mandat de cinq ans avec 73 % des voix, et elle fut reconduite en 2448 avec 65 % des suffrages.

Avec le recul, elle comprit pourquoi son grand-père avant rapidement démissionné de la gestion de Colonie 7 avec son « haut commandement ». La politique à haut niveau restait un exercice qui nécessitait de savoir garder la tête froide et de naviguer dans un panier de Teurkila [1] ambitieuses.

Arrivée sur le site de Natoya, Carleen se laissa emporter par la beauté de la ville. Les objectifs avaient été atteints avec succès, elle ne jurait pas avec le paysage, elle était parfaitement intégrée. S’il n’y avait pas les véhicules volants, ou les terrestres qui circulaient sur des chemins contrastant à peine avec le sol, on penserait voir une formation naturelle. L’avatar de la Planificatrice se matérialisa à ses côtés.

— Nous avons un retard de quatre jours sur le planning initial, mais les délais sont globalement maîtrisés, Madame la Présidente.

— Très bien, je vois que vous avez déplacé une partie de la forêt ?

— Absolument. Une des constructions allait empiéter dessus, les arbres ont été replantés sans les endommager. C’est notamment une des raisons du décalage.

— Rien de dramatique, c’est du beau travail.

— Nous avons rendez-vous avec le contremaître Ardema, est-il ici ? demanda l’assistante de la Présidente.

— Oui, il inspecte le bâtiment situé là-bas, pointa du doigt la Planificatrice.

L’avatar s’interrompit pendant quelques secondes, comme recevant quelque chose.

— Madame, je viens d’être informée de l’arrivée d’un message de la Fédération des Nations Unies.

— Ah oui ? Ils auront mis le temps, ça fait trois mois que nous n’avions pas eu de nouvelles ! Je m’inquiétais que les relais aient été endommagés.

— Non, ils fonctionnent tous selon les paramètres nominaux. La latence de 3,976 jours pour envoyer une communication est toujours d’actualité.

— Pouvez-vous me le lire ?

— Non, il est classé secret défense, je ne peux y accéder.

— Voilà qui est inhabituel… Maria, je pense qu’on va annuler le rendez-vous. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai un curieux pressentiment.

— Ah ? Le contremaître ne va pas être content, madame.

— Qu’il râle, je passerai le voir plus tard.

Carleen, accompagnée de Maria, remonta dans l’aérovoiture qui les avait amenés ici. L’appareil autonome s’éleva avec grâce et accéléra pour atteindre sa vitesse de croisière. Le paysage défilait lentement et la grande baie vitrée permettait d’admirer la nouvelle ville aperçue de haut, aux abords d’un majestueux lac qui se perdait sur des kilomètres. Au loin, les prairies d’herbe rouge ondulaient avec le vent. Des sillons tracés à l’intérieur par un troupeau de zayberas, d’imposants animaux végétariens se déplaçant en groupe ressemblant à des chevaux à six pattes au pelage zébré vert et orange, dessinaient quelques curieux motifs. La naine pourpre qui les illuminait et les réchauffait se cachait entre deux pics d’une montagne de trois-mille mètres d’altitude. Sa brillance se réfléchissait sur le lac avec des reflets arc-en-ciel. C’était le genre de spectacle qui réaffirmait la position de la Présidente et lui confirmait qu’il fallait s’unir à cet écosystème et s’y adapter, et non chercher à le contraindre à leur volonté. À l’est, la lune Ticaros entamait son troisième tour de la journée. Plus loin, sa sœur Mekitac se couchait.

Une heure plus tard, l’aérovoiture atterrit comme une feuille sur les emplacements prévus à cet effet. Carleen et son assistante partirent en direction de la résidence présidentielle localisée en face du Parlement. Elle congédia Maria en entrant dans son bureau en raison du caractère secret de la communication qu’elle s’apprêtait à consulter.

En réalité, la Présidente usa de grands talents d’actrice quant à sa réaction sur l’arrivée du message. La comédie avait de toute façon toujours été une compétence essentielle en politique. Les petits mensonges étaient bien ancrés dans l’ADN de Colonie 7. Carleen savait pour la boucle de dix ans et l’incident du vaisseau il y a de ça plus d’un siècle. Elle l’avait d’abord entendue sous forme de rumeur, de théorie du complot disant que leur vie était simulée et qu’en vrai ils se trouvaient encore à bord. Voire toujours sur Terre et faisant l’objet d’une expérience sociale. Elle ne prêta guère attention à ces propos délirants jusqu’à ce qu’elle accède à la présidence.

Lors de son premier mandat, la passation avec son prédécesseur, en présence de la Planificatrice, lui apprit qu’Horizon partageait le même goût pour la cachotterie. Elle eut la confirmation de l’incident et de la boucle. Mais elle découvrit également que le système solaire n’avait jamais répondu à aucune communication. À cette époque, le premier Président d’Horizon fit appel à l’ancien commandant Romero pour avoir des conseils. Ils décidèrent avec l’aide de la Planificatrice de cacher ceci pour éviter de provoquer des baisses de moral. Les seules transmissions reçues étaient des notifications automatiques, telles que la mise à jour des textes de loi de la Fédération. Mais aucune pour donner des nouvelles ou obtenir des informations plus opérationnelles. Donc ils en inventèrent régulièrement pour faire croire au peuple que la nation de Proxima Centauri b était bien connectée au reste de l’humanité. Jusqu’à ce 30 avril 2450 où le silence fut brisé après plus d’un siècle.

Carleen s’installa à son bureau, devant un écran qui sortit du meuble. Fébrilement, elle s’annonça à l’appareil.

— Présidente Carleen Daluege, activation des communications extrastellaires.

Une lumière rouge balaya son visage et l’authentifia.

— Accès accordé. Nouveau message du Gouvernement de la Fédération des Nations Unies. Classification 3, Priorité A.

— Priorité absolue et secret défense… aucune nouvelle depuis si longtemps, et là ils s’alarment on dirait.

Le message s’afficha sur son écran, et la lecture de celui-ci la fit blêmir.

Elle le relut plusieurs fois, pensant l’avoir mal compris. Elle demanda également à l’ordinateur de valider son origine, son contrôle d’intégrité, craignant une déformation avec le trajet. Tout comme elle hésita à convoquer la Planificatrice pour espérer des conseils malgré le caractère top secret du courrier.

Un siècle sans nouvelles du système solaire, des communications restées lettre morte, et la première qui arriva fut aussi glaciale qu’un faire-part de décès.

Ce communiqué contenait l’information suivante :

-- Début message --

Colonie Proxima Centauri b

Système solaire attaqué par forces d’origine inconnues depuis 130 ans. Sommes régulièrement attaqués.

N’arrivons pas à tenir. Situation désespérée.

Système solaire officiellement en guerre depuis dix ans.

Nombreuses villes et colonies spatiales détruites.

Coupez vos relais. Avons détruit les nôtres.

Ne les laissez pas vous trouver.

Survie de l’humanité dépend de votre discrétion.

-- Fin message --

[1] Teurkila : une espèce indigène de Proxima Centuri b qui ressemble à un serpent, extrêmement vénéneux.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Seb Astien ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0