Le Vent de l'Harmonie
A l'extérieur de l'hotaka, les fruits récoltés étaient soigneusement entreposés dans des sacs en toile souple et des aller-retour aux rivières voisines permettaient de remplir les gourdes en cuivre. Kael, dévoué à la tâche, aidait à démonter quelques-unes des huttes quand un claquement strident fendit l'air, suivi du cri déchirant d'un homme. Alerte, il se retourna instinctivement. Ce ne fut pas le cas des autres. Seuls quelques-uns se précipitèrent vers la victime, parmi lesquels un enfant aux yeux écarquillés par la terreur qui annonçaient une triste réalité : il avait perdu un père dans un banal accident domestique, comme d'autres avant lui, et ce n'était que le début. Le corps fut déplaçait dans la hutte des malades et des vieillards, puis comme une vague qui se retire après avoir déferlé sur la côte, tous reprirent leurs travaux comme si rien ne s'était passé. Kael, au travers de cet orphelin, ne pouvait pas s'empêcher de remémorer avec douleur la mort de son propre paternel l'année précédente. Chaque geste, chaque mouvement devenait un poids, une douleur silencieuse qu'il portait avec une ombre discrète. La Fête des Récoltes avait, chaque année, cet arrière-goût amer.
Deux heures avant le crépuscule, alors que le village était amputé d'une partie de ses habitats, un repos bien méritait en plein air les attendaient. Le silence reprit sa place. Bien qu'épuisé, Kael restait obsédé par la tristesse de cet enfant plus tôt dans la journée. Il marcha jusqu'à la hutte des malades et des vieillards. Ses jambes tremblaient et ses bras avaient l'air d'être dépourvus d'os tant il était éreinté. Bien sûr, il fallait qu'Hori soit dans les parages. La tête à claques beugla vers le jeune cueilleur :
— Ha ha ! Il va chez les gris-poils et les infirmes ! La honte ! Moi, je suis entier !
Krio'lar intervenu de manière inattendue et empoigna fermement le bout de l'oreille d'Hori.
— Aie ! Tu me fais mal ! Arrête ! Aie ! piailla-t-il.
Kael ria du nez, puis Krio'lar lui rendit un sourire satisfait.
— Fils des plaines, lui dit Krio'lar d'un air sarcastique, tu as juste à me demander d'envoyer ce puceron aux Honki et il ne te posera plus jamais problème.
Krio'lar, qui était plus grand que la moyenne, s'abaissa et dit à Hori, d'un ton autoritaire :
— Je suis sûr que tu vas t'y plaire, qu'en dis-tu ?
— Non ! Aie ! Non ! répondit Hori.
— Je ne mentirai pas que tu me tentes, ironisa Kael, mais tu mérites une meilleure danse, Del'ri !
Krio'lar tira un peu plus sur l'oreille du pauvre Hori qui grimaçait de douleur.
— Prends exemple sur ce jeune et raisonnable fils des plaines, puceron, rétorqua Krio'lar, d'un ton paternaliste. Tu as beau avoir atteint l'âge de la responsabilité, je ne te quitterai pas des yeux tant que tu n'auras pas assimilé TOUTES mes leçons.
— J'ai seize ans ! Aiiie ! Je suis un cueilleur ! Aiiie ! Tu n'as pas le droit ! Aiiie ! Je vais aller voir les Anciens ! Aiiie ! Lâche-moi ! Aiiie ! s'agita le novice.
Kael pouffa de rire. Krio'lar claqua l'arrière-crâne d'Hori et lui ordonna :
— Préserve tes forces, puceron. Va te reposer. Je m'assurerai qu'on t'apporte un sac bien chargé.
La tête à claques grogna, puis s'éclipsa en massant son oreille devenue toute rouge.
— Accepte ses excuses en mon nom, fils des plaines, reprit Krio'lar. Il n'est pas si malfaisant qu'il en a l'air, simplement un peu... arrogant ?
— Ca n'est pas grave, Krio'lar !
Kael entra dans la hutte. A l'intérieur, les personnes les plus âgées de l'hotaka s'y retrouvaient d'un côté, et de l'autre, quelques malades et trois corps inanimés. Devant l'un d'entre eux, l'enfant était encore là. Il avait la tête baissée et tenait la main de la dépouille de son père. Kael ravala sa salive et s'approcha du petit. Il n'était pas à l'aise et ne savait pas vraiment comment s'y prendre. En bafouillant et d'un ton monotone, il tenta de le rassurer :
— Il est dans la forêt sacrée... Il... Il y est.
— Je ne vais plus le revoir ? s'inquiéta l'orphelin, de sa voix emplie de tristesse.
Kael laissa un silence morbide pendant quelques secondes, prit une grande inspiration et se transporta dans ses souvenirs. « Père ! Père ! », entendit-il sa propre voix dans son esprit. Il vit son père, une lourde charge sur son dos, qui marchait au milieu du groupe dans les plaines, puis, soudainement, il tomba, et la silhouette du jeune cueilleur apparut. A nouveau ces mêmes cris : « Père ! Père ! ». Araki s'approcha de lui, lui posa sa main sur son épaule et lui dit : « Il a rejoint la forêt sacrée. ». Kael lui répondit, d'un air attristé : « Je n'ai pas plus lui dire au revoir... ». Araki le rassura : « Son âme est avec les Esprits, mais tous ses souvenirs continuent à vivre dans ton coeur. Danse pour lui, jusqu'à ta dernière cueille. Rends-lui cet honneur ! ». Quand Kael revint à la réalité, il posa sa main sur l'épaule de l'enfant et d'un ton plus assuré, yeux dans les yeux, il lui répondit :
— Son âme est avec les Esprits, mais tout ce que tu as connu de lui reste enfoui dans ton coeur. Danse en son nom. Danse pour semer sa présence dans les plaines. Et quand viendra ton dernier pas, tu le retrouveras et il sera fier.
L'orphelin parut demeurer inconsolable, mais quand le jeune cueilleur allait se relever, il finit par lui répondre :
— Je ne suis pas très bon danseur...
— Il te suffit de le devenir, lui enjoignit Kael. Le cycle de la vie t'a conservé une mère. Respecte et honore-la, et tu auras fait un grand pas dans la danse sacrée.
L'enfant acquiesça. Kael lui offrit un dernier regard de compassion, puis quitta la hutte.
Après à peine une heure et demie, assoupi contre le tronc d'un arbre fruitier de la plaine, Kael fut légèrement secoué. « C'est l'heure », lui dit la voix. C'était le crépuscule. Il se faufila parmi les autres membres de la tribu qui formaient un cercle autour d'un grand feu et des cinq anciens. Araki prit en premier la parole.
— Cueilleurs et cueilleurs en devenir, nous voilà réunis pour la seule fois de l'année où nous laisserons vide nos si belles et vastes plaines pour rejoindre la Krik'mi où nous retrouvons tous nos frères Awki et notre vénérable et grand Awk'tar Hokmi.
Il laissa l'importance du moment s'installer dans leurs esprits. Puis d'un ton plus grave, il avertit :
— Cependant, je dois vous le rappeler. Voyager au-delà des plaines pourrait être périlleux pour certains d'entre nous. La fatigue sera notre plus terrible adversaire au cours de ces trois lunes. Les Esprits mettront votre résilience à l'épreuve.
Les murmures se firent entendre parmi les Wonda, les plus jeunes étaient inquiets. Kael restait impassible. La douleur, il l'avait déjà suffisamment vécue. Araki leva la main pour apaiser les esprits et reprit :
— Ne craignez rien, car les Esprits nous ont toujours aidés à triompher des défis qui se dressent devant nous. La force du Wonda est dans sa capacité à ne jamais abandonner les siens. Si l'un d'entre nous venait à ralentir, ne le laissez jamais derrière : marchez à ses côtés et portez ensemble le fardeau !
Les autres anciens acquiescèrent les paroles de leur doyen, tandis que les membres de la tribu se donnèrent des tapes sur l'épaule et s'échangèrent quelques paroles encourageantes. Les cinq anciens levèrent leurs bras en un geste solennel et, en choeur, dirent d'une voix grave :
— En avant, Wonda ! Que les Esprits accompagnent notre Danse.
Une énergie vibrante se dégagea de tout l'hotaka. Les cueilleurs se dispersèrent durant quelques instants pour se préparer à la longue marche. Chacun prit sa part du fardeau, mais quand Kael prit l'un des sacs sur son dos, Krio'lar l'en empêcha et c'est Hori, grincheux, qui dut le porter à sa place. Le cueilleur avait tenu sa promesse !
Le Conseil des Anciens ouvrit la marche, puis les femmes, les enfants et les personnes âgées. Les vieilles personnes étaient toutes volontaires pour ce périple ; elles préféraient se sacrifier elles-mêmes en marchant dans le monde plutôt que des plus jeunes aient à rester sur place pour s'occuper d'elles et louper le rare moment de l'année où tous les Awki se retrouvaient autour de leur dirigeant. Le convoi d'au moins mille Wonda était clôturé par le reste des hommes.
Ils marchèrent quelques heures, se reposèrent quatre heures, puis repartirent à l'aube. En ce premier matin, l'Esprit du Ciel était plutôt généreux. Il ne faisait ni trop chaud ni trop froid, mais ce ne fut que de courte durée. Dès le milieu de journée, les rayons du soleil devenaient pesants et la chaleur fit deux victimes parmi les vieillards les moins en forme. Mais les Wonda ne dérogèrent pas à leur règle : ils ne laissèrent personne derrière eux, alors le rythme fut ralenti. De même, quand Hori n'en pouvait plus, c'était Kael qui portait le sac. C'était un bien rare moment de partage, bien qu'ils ne se touchaient pas un mot. Sans doute que la fatigue et la transpiration avaient ce pouvoir de rendre Hori si inerte qu'il oubliait tout ce qu'il l'entoure, même son propre caractère. Ou bien peut-être était-ce tout simplement la présence de Krio'lar à quelques mètres derrière eux, qui les surveillaient comme-ci qu'ils étaient le fruit de sa chair. Dans tous les cas, ils pouvaient compter sur les chants spirituels des femmes et des enfants qui les encourageaient à leur façon dans les moments les plus difficiles.
La veille au soir du deuxième jour, ils arrivèrent à la frontière entre les grandes plaines et les forêts des Mawom'krik. Bien sûr, des veilleurs gardaient l'entrée des sentiers. Jamais ils ne laisseraient les forêts sans aucune garde, même pour la Fête des Récoltes. Encore moins quand un millier de cueilleurs Wonda devaient traverser leurs territoires pour s'y rendre ! Les gardiens dégainèrent même leurs arcs sans les encocher et les dévisageaient pendant que les cueilleurs montaient leur camp. Quand l'un voulut allumer un feu, il se fit vivement réprimander. De même pour Kael qui par fatigue s'affala contre un tronc, il ne fallut même pas une seconde pour qu'une veilleuse au regard assassin lui hurle dessus « Recule ! ». Kael, surprit, s'éloigna brusquement, sans réfléchir, sous les rires enfantins d'Hori, avant que Kael n'entende « Aie ! ». Krio'lar ne l'avait toujours pas lâché !
Quand il trouva enfin une place où s'asseoir, il vit le Conseil des Anciens, et tout particulièrement Araki, discuter avec les Mawom'krik. Le jeu politique était amorcé. Comme chaque année, les Wonda devaient négocier leur accès aux sentiers. Et chaque année, les veilleurs des forêts rajoutaient des conditions. Parfois, ils les faisaient faire des détours considérables, simplement parce qu'une partie de la forêt avait fécondé de nouveaux fruits. Les plus extrêmes prévoyaient même de leur bander les yeux durant toute la traversée. Par chance, Araki les avait habilement convaincus que c'était déraisonnable.
Quand au milieu de la nuit, les Anciens eurent enfin un accord avec les Mawom'krik, le convoi put reprendre sa route. C'était sous bonne garde qu'ils passèrent les sentiers. Les forêts des Mawom'krik étaient rayonnantes de vie. Il y avait ces fleurs aux pétales qui brillaient d'une lumière blanchâtre dans la nuit. Elles éclairaient les sentiers et les arbres qui en leurs sommets accueillaient les bâtisses et la multitude de tours de guet des veilleurs. Ils n'en verraient pas plus, car les Mawom'krik avaient bien choisi les chemins qu'ils les feraient emprunter. La seule chose différente qu'ils verront au cours de cette marche est un ruisseau dans lequel trois personnes seront autorisées à remplir leur gourde. Ce qui, venant des veilleurs des forêts, était un acte d'une rare générosité.
Ils n'arriveront au bout de la forêt qu'en moitié de journée. Une fois est bien coutume chez les Mawom'krik, ce détour leur avait fait perdre presque six heures. Quand ils sortirent des sentiers et qu'ils furent éblouis par la lumière du jour, ils se retrouvèrent sur un vaste plateau herbeux. Au loin, ils voyaient l'immensité de la Krik'mi, et dans le ciel, les sommets enneigés des Monts du Nord qui effleuraient les nuages. Une brise froide et furtive vint les rafraichir.
— Vent nous félicite de notre persévérance, interpréta Krio'lar.
— Il m'a félicité ? pensa qu'à lui Hori.
Krio'lar eut besoin que d'un seul regard pour que Hori tire la moue.
— Encore quelques heures et c'est terminé, soupira de fatigue Kael.
— A l'arrivée, je serai debout et toi, tu t'affaleras sur le sol ! le défia Hori.
— Et tu le relèveras, puceron, intervient sèchement Krio'lar.
— Bien sûr, il le fera ! C'est un Wonda, réagit Kael avec sarcasme.
Hori grogna et reprit la marche.
Annotations
Versions