Chapitre 7

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J’en étais où ? Ah oui. Babette est encore vivante et pure, mais vous, vous vous entêtez ! Soit. Continuons.

Le gros Marcel s’inquiète de la petite avant de piger que c’est une fausse alerte. Encore ! Il finit par grogner :

— Je ne sais pas c’qu’elle a, la petiote, mais faudra la faire dormir dans la grange si ça continue.

Et la mère Macarel, la tête ébouriffée de sommeil, ses gros seins qui pendent dans sa large robe de nuit, termine par jacter.

— T’as compris ? T’arrêtes ta comédie ou tu vas pioncer avec les cochons.

Pauvre ange, seule dans cette presse. Les yeux embués, la peur se mêlant à la culpabilité. Elle sent le regard victorieux de son frère. Son frère ? Non, un étranger, un voleur de lait, un pirate de nichons. Elle, isolée dans la grange ? Autant l’attacher sur un hôtel, prête au sacrifice. Elle s’allonge à nouveau, ses joues roses et douces sillonnées de grosses larmes. Pauvre ange !

Elle a échappé au pire pour l’instant et Émile a eu ce qu’il voulait. Rien ne presse, il finira bien par la coincer. L’épuisement finit par la terrasser, pauvre petite. Elle plonge dans un sommeil envahi de cauchemars insensés. Sa sœur pose un bras sur ses jambes, un autre sur sa tête, un troisième sur son ventre. Des bras, des bras, encore des bras. Elle étouffe, prisonnière de ces étaux grouillant de doigts. Au-dessus d’elle, Émile rampe au plafond, la tête renversée, le cou tordu et le visage déformé d’une grimace immense, affamée ! Comme un lézard, il glisse sur le plafond, ses grands yeux ouverts, des soucoupes noires qui la dévorent. Non, non, non ! Cauchemar, peur, sueur… Je crois que vous avez bien compris.

Le lendemain matin, le jeudi, quelque chose a changé dans le comportement d’Emile. Il est moins menaçant, il lui fait même des petits sourires complices. Le soulagement est de courte durée, car à midi, lors du repas, la terrible nouvelle est annoncée. Deux jours !

Deux jours de terreur qui passent et nous voilà rendus au samedi. Disons un samedi de novembre, le froid servira de décor à la scène suivante. Le froid et le brouillard. Un brouillard épais, collant, qui insinue partout une humidité à vous glacer les os. Un brouillard apte à cacher tous les vices, à camoufler les pires crimes. Toute la famille est debout à 6 heures du matin, alors que la nuit plonge encore le village dans une intimité forcée. Ça y est, nous y sommes, le jour craint par Barnabette, le jour du festin pour Émile. Il y a la grande foire automnale à Sarlat, la ville voisine, et Marcel Macarel y descend pour son commerce. Bien sûr, les petits enfants ne peuvent pas venir.

Je ne m’étendrai pas sur la scène du départ. Vous pouvez très bien imaginer tout seul, le chariot, les cochons, les jambons et la charcuterie. Gardez seulement en tête l’ambiance.

L'épaisse chape de brouillard nappe toujours le village, et dans cette purée laiteuse, seuls des bruits confus trahissent le spectacle qui se joue devant la boucherie. Barnabette est debout le long du mur, elle regarde le départ se préparer. Marcel grimpe sur le chariot en présentant ses grosses fesses. Sa grande sœur et son frère aîné sont assis à l’arrière, les jambes pendues. Le fouet claque et l’engin se met en marche dans un concert de grincement. Petit à petit, il se fait avaler par la poix blanche et disparaît à la vue de la petite comme l’espoir fond dans son cœur. Une larmichette mouille son œil et la chair de poule couvre sa peau exposée au froid. Le froid autant que la peur. La grande porte de la cour est entrouverte dans son dos et elle reste seule, immobile dans cette rue déserte.

Une tête apparaît dans l’entrebâillement. C’est Louis.

— Tu viens Babette ? On va jouer à cache-cache.

Vous êtes-vous déjà demandé quelle force mystérieuse guide les pas d'un condamné à mort, du banc jusqu'au gibet ? Quand est-ce que l’esprit finit par abdiquer face à la fatalité, à l’inévitable. Et pensez au soldat, prêt à jaillir de sa tranchée, pour courir droit vers un nid de mitrailleuses.

C’est cette même force qui pousse Barnabette à placer un pied devant l’autre. Cette force qui n’a pas de nom, ou peut-être trop de noms: destin, fatalité, résignation. Cette résignation fatale n’est-elle pas une mort de l’esprit avant celle du corps ? Ses petites jambes la portent malgré elle vers l’autel du sacrifice. Me voilà bien lyrique, n’est-ce pas ? Mais comment décrire autrement la marche d’un agneau vers son bourreau ?

Dans la boucherie, il reste donc quatre enfants. Barnabette, ses deux frères — appelons les Jean et Louis, deux garçons de sept et neuf ans — et bien sûr notre cher Émile.

Le magasin est divisé en trois parties, et permettez-moi de vous faire visiter les lieux du drame à venir. La première, mes amis curieux, c’est la boutique elle-même. Un comptoir ciré par les années et les coudes des clients, des crochets au plafond où pendent des quartiers de viande, et bien sûr le billot. Ce billot ! Ah, si le bois pouvait parler… Mais peut-être vaut-il mieux qu’il reste muet.

Derrière, l’arrière-boutique, là où Marcel pratique son art. Une pièce plus sombre, plus… intime, dirais-je. Les murs y sont maculés de taches brunâtres que même le temps n’a pas réussi à effacer. Et enfin la cave, où l’on garde au frais les morceaux les plus délicats. Un escalier étroit y descend, glissant d’humidité.

Émile se tient près du billot, une main posée sur le manche d’un couteau.

— Je compte jusqu’à dix-huit, annonce-t-il avec un sourire qui ferait pleurer un crucifix. Pas le droit de sortir de la maison.

À son âge, dix-huit lui semblait un chiffre important, une limite lointaine qui en impose. Barnabette observe ses frères qui s’agitent déjà, cherchant des yeux les meilleures cachettes. Pauvres fous ! L’excitation leur font oublier que dans une boucherie, on ne fait pas crédit, tout finit par être débité.

— Un !

Jean se précipite vers l’arrière-boutique. Ses petits pieds claquent sur le sol.

— Deux…

Louis, lui, hésite. Son regard navigue entre la cave et le comptoir. La cave ? Non, trop effrayante. Le comptoir, alors…

— Trois…

Barnabette est paralysée. Ses deux frères ont disparu et elle hésite. Elle ne peut pas rester avec lui, seule. Mais serait-elle plus en sécurité ailleurs dans la demeure ? Il faut agir ! Elle se précipite vers l’arrière-boutique pour rejoindre la maison et la cuisine.

— Quatre…

Dans la cuisine, un rideau cache un petit cellier. Elle s’en approche avant de faire marche arrière, se tourne vers le comptoir et se saisit d’un grand hachoir à viande. Celui avec lequel elle voit sa mère casser les os. Mon Dieu, qu’il est lourd dans sa minuscule main. Armée, un peu rassurée, elle se glisse enfin derrière le rideau.

— Cinq…

La peur aiguise l’esprit et notre petite Barnabette vient de faire preuve d’une grande sagesse. Nif Nif et Nouf Nouf se montrent trop confiants et négligents face au grand méchant loup.

— Six…

Derrière son rideau, Barnabette s’accroche au manche, ses doigts fins sont blancs à force de le serrer si fort. Le métal est froid contre sa cuisse.

— Sept…

Dans l’arrière-boutique, Jean retient son souffle. Il s’est glissé dans un tonneau. L’odeur rance lui chatouille les narines. Pauvre petit sot, ce tonneau sera ton tombeau !

— Huit…

Et Louis ? Ah, Louis ! Il s’est finalement décidé pour le comptoir. Recroquevillé comme un ver sous une planche mal fixée. La cachette parfaite, pense-t-il.

— Neuf…

Heureusement, Emile n’a que dix doigts.

— Dix-huit !

Voilà mes amis, nous y sommes. C’est le dernier moment pour faire demi-tour. En continuant, vous vous liez à moi et à Emile irrémédiablement.

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