QUE LA NUIT CESSE !

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Il fut un temps où j’adorais voir le ciel se teinter d’orange, de rose et de feu lorsque le soleil se couchait.
Ce temps n’est plus et c’est désormais avec angoisse que je vois chaque soir le rouge envahir la ligne d’horizon.

Un rouge sombre annonciateur d’une nouvelle nuit de terreur où ma seule prière est que la nuit cesse. Qu’elle se termine le plus vite possible.

Nous ne sommes plus très nombreux et nous sommes épuisés. Cela ne peut plus durer.
On dit que l’être humain s’adapte à tout.

Il n’est pas le seul.

A la lueur des lampes à gaz, je balaie d’un regard vide les visages qui m’entourent. Je n’y lis que l’abattement. Personne n’ose regarder l’autre dans les yeux de peur d’y lire le reflet de ses propres peurs qui en seront d’autant plus amplifiées et finiront par le submerger.

Une femme, portant sur sa robe salie et déchirée le numéro quatre écrit au marqueur, fait sa ronde et distribue l’eau qu’elle a fait bouillir dans la journée ainsi que des barres protéinées pour ceux qui veulent veiller.

Ça commence.

Un léger vrombissement se met à croître dans le lointain, à prendre de l’ampleur.

Les enfants se blottissent contre leurs parents. Les yeux se mouillent. Les lèvres tremblent. Encore. Comme chaque soir.

Me levant, je fais rapidement le tour du hangar, vérifiant que les poubelles et les cantines soient correctement équipées, que leurs numéros soient bien visibles et que les protections de mousse expansive calfeutrent bien tous les orifices du bâtiment.

C’est le seul moyen que nous ayons pour les empêcher d’entrer. La pompe à air est aussi en fonctionnement, qu’elle lâche et c’est asphyxiés que nous mourrons.

Peut-être est-ce la solution ? Serrant les poings, j’écarte cette pensée. Non. Nous lutterons jusqu’au bout !

Des doigts glacés se posent sur les miens serrés. Baissant la tête, je vois Lucie qui m’adresse un pauvre sourire. À cinq ans, elle a déjà le regard d’un adulte qui a trop souffert.
Mon poing se relâche, je glisse mes doigts dans les siens et me laisse conduire vers le centre de l’immense pièce. C’est là que tous sont regroupés. Certains déjà couchés, pelotonnés sous une couverture qui recouvre leur tête pour ne pas voir, des bouchons d’oreilles bien enfoncés pour ne pas entendre. Faire comme si tout ceci n’était qu’un cauchemar, comme si nier pouvait les protéger.
Je ne les blâme pas. J’ai tant de fois voulu faire comme eux.

« Ça va aller ? »

La voix brisée de Lucie me force à lui offrir un sourire que j’espère réconfortant.

Le vrombissement maintenant est aussi puissant que celui du moteur d’un avion et dément mes paroles.

« Tout est ok. »

Ils se rapprochent.

Je dépose un baiser sur ses cheveux blonds si fins et frisés. Elle a une bouille d’ange.
Elle ne devrait pas subir ça. Personne ne devrait subir ça.

M’asseyant sur mon lit de camp, je la laisse venir se blottir contre moi.

Ma fille aurait eu son âge. Elle a été l’une des premières à partir.

« Regarde Papa comme c’est joli ! »

Je n’oublierai jamais, en cette soirée de printemps, son air surpris et son doigt tendu vers moi avant qu’elle ne chancelle et ne tombe. Trop vite pour que je ne la rattrape.

Un choc fait sursauter plusieurs personnes et la petite enfouit son visage contre mon épaule comme pour se cacher. Je ne vous vois pas. Vous ne me voyez pas. Mais la technique de l’autruche n’a jamais sauvé personne. Peut-être est-elle encore trop jeune pour le comprendre. J’aimerais qu’elle ait le temps de vieillir pour l’apprendre.

Un nouvel impact arrache quelques cris. Une femme empoigne ses cheveux et se met à gémir alors qu’un adolescent la couvre de ses bras et se met à la bercer en chantonnant. Les rôles sont inversés. Tout va de travers.

Cinq, dix, quinze impacts suivent puis c’est un crépitement digne d’un feu nourri qui s’abat sur les parois métalliques du hangar. Comme une mitraillette. Nous sommes en guerre.

A mon tour de bercer la fillette qui cherche un point d’ancrage. Elle est arrivée il y a une semaine, seule, déshydratée, affamée. Son histoire est semblable à tant d’autres. Sa famille décimée, elle s’est cachée la nuit dans tous les endroits hermétiques ou presque qui pouvaient protéger son petit corps. Elle a fui le jour et nous a trouvés grâce aux signalisations que nous avons laissées partout où nous le pouvions.

Son souffle se fait plus régulier. Elle s’est endormie. Comment peut-on dormir avec ce crépitement ?

Pourvu qu’ils ne détruisent pas les panneaux solaires. Nous les avons terminés aujourd’hui. Ils sont fixés et prêts à fournir l’électricité qui fera fonctionner l’appareil à ultrasons que nous avons mis au point. Trouver la fréquence adaptée n’a pas été facile d’autant que l’humanité vit désormais cachée sans moyens de communiquer puisqu’il n’y a plus d’électricité.

« Papa ? » Lucie parle dans son sommeil.

« Regarde Papa, comme c’est joli… »

Tout s’était passé si vite. Je me souviens de ses lèvres bleuies comme lorsque nous l’avions maquillée en petite sorcière pour Halloween six mois avant. Sauf que là ce n’était pas du rouge à lèvres.

Son corps était devenu tout mou alors que ses yeux se voilaient.

Mon cri était resté emprisonné dans ma gorge. Je l’avais allongée. J’avais pratiqué les gestes de premiers secours alors que ma femme appelait le SAMU.

Rien n’avait fait. Elle était partie. Nous ne comprenions pas. Que s’était-il passé ? Comment cela avait-il pu arriver ?
Empoisonnée. L’autopsie avait été formelle. Sur le bout de son index une petite piqûre d’insecte.

« Regarde papa comme c’est joli. »

Avec la puissance d’un coup de poing m’était alors revenu en mémoire le film atroce de sa fin. Captivé par la surprise dans ses yeux j’avais occulté cette minuscule boule rouge qui avait quitté son doigt tendu pour s’élever dans le ciel de façon incertaine. Comme une goutte de sang qui chercherait son chemin et qui s’enfuit.

Sans savoir que c’était sa vie.

L’annonce de coccinelles tueuses dans les médias était apparue comme un canular et pourtant c’était la vérité. Ces insectes avaient muté par la main de l’homme pour être plus agressifs et tuer plus de pucerons mais ils avaient échappé à son contrôle. Leur carapace était devenue aussi solide que du métal. Ils étaient devenus nocturnes et se reproduisaient si rapidement qu’ils s’étaient transformés en fléau. De grandes bandes rouges comptant des dizaines de milliers de créatures s’élevaient du sol dès la nuit tombée et déferlaient sur les villes, les cités, les campagnes.

Pire encore, c’était comme si en eux une mémoire commune avait identifié l’homme comme leur principal ennemi et ils avaient développé un venin dont une seule piqûre suffisait à donner la mort. Devant l’insuffisance de nourriture, leur régime alimentaire avait changé et la chair humaine semblait les combler au-delà de tout. Le dicton « la petite bête ne mange pas la grosse » n’était plus d’actualité.

Trop longtemps nous avions joué au petit chimiste, nous prenant pour Dieu, nous ingérant dans les créations de la nature afin d’obtenir plus de rendement, sacrifiant au goût l’apparence, pour avoir toujours plus, tout le temps, dans un but égoïste et sans même partager avec les nôtres. Pour une toute petite partie dont la majorité avait eu la chance de naître dans un pays « civilisé » où l’abondance était le grand tout. Nous avions pollué les sols et l’air, fait disparaître certaines espèces, parfois juste pour le plaisir de chasser, de tuer et d’exposer un trophée.

Que la faune et la flore se rebellent, alors nous contre-attaquions à coups de pesticides, d’éradications et les alertes comme le changement de climat et les pandémies n’avaient pas suffi à nous dissuader de poursuivre notre suicide. Nous avions refusé d’ouvrir les yeux.

Tandis que je commence à somnoler un vrombissement isolé me fait sursauter. Mon sang se glace, deux coccinelles rouges viennent de me frôler.

Je hurle : « ELLES SONT LA ! »

Soulevant Lucie, je me précipite dans l’affolement général vers la poubelle portant mon numéro, la jette dedans plus que je ne la dépose, grimpe et referme le couvercle que je commence à souder de l’intérieur avec le pistolet de mousse expansive présent dans chaque abri ne laissant qu’un léger interstice. Chacun a son abri attitré mais je n’ai pu la conduire jusqu’au sien.

Le brouhaha, les cris, les claquements de couvercles prouvent que certains ont pu s’abriter. Mais pas tous.

Je rassure comme je peux Lucie.

Il faut juste tenir jusqu’à demain. Demain elles seront endormies. Les panneaux solaires donneront l’énergie à l’appareil à ultrasons et si tout va bien elles mourront. Alors nous pourrons faire d’autres appareils portables et nous éradiquerons ce fléau créé par l’homme. Nous réparerons nos erreurs.

Un impact fait crier Lucie qui plaque ses mains sur sa bouche. Je la serre plus fort contre moi. Je la berce en chuchotant à son oreille. « Ca va aller. Ca va aller. »

Les impacts se succèdent mais la poubelle ne cède pas.

Maintenant il ne nous reste plus qu’à prier.

Attendre et prier.

Que la nuit cesse. Pitié. Que la nuit cesse…

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