Le bal des ombres : III
La luminosité qui nous accueillit sitôt l’autre porte franchie me prit par surprise. Nous n’étions pas habitués à tant d’éclairage sur l’Elbereth ! Ren cligna des yeux, et il tira sa capuche encore plus bas sur son visage.
L’émissaire se tourna vers nous.
— La lumière vous incommode-t-elle, Seigneur ? demanda-t-il d’une voix d'où perçait un sourire.
— Je dois avouer être surpris par une telle luminosité dans une cour de Crépuscule, avoua Ren. Cela fait un temps conséquent que j’erre dans l’espace, et je ne suis plus vraiment habitué à me retrouver plein feux braqués sur moi…
— Sauf pendant une bataille, j’imagine ! ricana l’émissaire d’un air faux.
— Sauf pendant une bataille, répéta Ren. Mais on m’a parlé de bal, pas de bataille.
Son ton, devenu soudain plus glacial et coupant que la glace vive, offrait un net contraste avec le léger badinage qui avait été de mise jusqu’ici. L’émissaire le comprit, et il se fendit d’une profonde courbette.
— Je vais demander à ce qu’on baisse ces lumières qui blessent vos yeux sensibles, concéda-t-il. Notre roi cherchait juste à vous agrémenter : vous constaterez que sa cour est loin d’être aussi lumineuse que cet accueil le laisse entendre.
— N’en faites rien, dit rapidement Ren. Je suis très content de cet accueil : il vous faudra remercier votre roi.
Ce simple échange avait donné le ton. Voilà comment il fallait parler dans une Cour ældienne.
Effectivement, sitôt passés le sas, nous constatâmes que le vaisseau était nettement moins lumineux que ce qu’il nous avait semblé vu de l’extérieur.
On ne peut pas dire qu’il était sombre, mais il était gris. J’ai toujours vécu dans l’espace, et je n’ai jamais été sur une planète avec une stratosphère aussi épaisse que Vieille-Terre, mais je sais à quoi cela ressemble bien sûr : par les holofilms. Et, dans ce vaisseau, on avait l’impression que, dehors, ce n’était pas l’espace profond mais un ciel gris avec une pluie incessante, comme ces images que j’ai vu de Vieille-Terre, celles de l’époque où il y avait encore une stratosphère en bon état.
Je me tournai vers Ren. Ce dernier avait rabattu la capuche de son shynawil, mais très légèrement, et, avec mes yeux d’ældienne, je remarquai la pupille sur ses iris claires qui se dilatait, s’accommodant un peu mieux à la lumière.
Puis je les vis. Les autres ældiens. Massés dans une grande salle que l’on apercevait derrière une colonne délicatement sculptée, ils nous fixaient en silence.
Il y en avait de toutes sortes. Des ædhil aux cheveux flamboyants, aux cheveux couleur d’or pâle, ou, au contraire, d’un noir sidéral. Des mâles, et des femelles, tous vêtus de tuniques au col et aux manches superbement brodés, et aux shynawil moirés. Tous, autant qu’ils étaient, avaient ce visage caractéristique, à la fois si étrange et proche, et pourtant, pas un ne ressemblait à un autre. Mais il y eut une chose que je remarquai : tous avaient la peau pâle comme un colon sortant de caisson cryo, et nul d’entre eux n’arborait le noir anthracite et les cheveux blanc électrique de Ren ou de Mana.
Et ils nous observaient. Un léger bruissement montait de leurs rangs, alors qu’ils nous regardaient, dissimulant leurs visages énigmatiques derrière le velours de leur capuche, remontant un bout de leur manteau sur leur bouche, en entortillant les pans de longs doigts fins et pointus. Lorsque Ren fit mine de s’avancer, m’entrainant à sa suite, ils se déportèrent d’un seul mouvement sur le côté, tout en continuant à nous observer.
— Quel accueil ! murmurai-je dans ma barbe.
Je vis une oreille pointue tiquer, et, me rappelant de l’ouïe exceptionnelle de ces créatures – de même que leur vue, leur goût, leur toucher et leur odorat – je regrettai immédiatement ma bêtise. Il allait falloir se tenir, ici. Deux cents yeux ældiens étaient braqués sur moi.
Dis quelque chose, faillis-je lâcher à Ren, mais en le regardant, je compris qu’il était aussi démuni que moi. Et soudain, je réalisais que pour Ren, voir autant de ses pairs réunis dans un même lieu devait également être une nouveauté : il n’avait jamais été admis dans les Cours d’Ælda. Ren avait passé toute sa vie sur Æriban, en petit comité avec une poignée de mâles excités par leurs hormones et ne pensant qu’à s’entre-tuer, sur les champs de bataille des guerres spatiales avec des représentants d’autres races ou, le plus souvent, seul dans son vaisseau.
Pourvu qu’il ne fasse pas une crise de panique, me surpris-je à penser en voyant ses yeux agrandis, la pupille étrécie au maximum. S’il se mettait à les attaquer, on était mal.
La situation sembla s’aggraver lorsque l’une des ældiennes fendit la foule, bousculant tout le monde au passage, pour venir vers nous. Elle se mit à courir, et je m’étonnai que Ren ne lui saute pas dessus séance tenante ou ne se jette pas devant moi pour me protéger. Mais lorsqu’elle se prit le pied dans la traine de son shynawil (il faut reconnaître que ces longs manteaux sont tout sauf commodes, et nécessitent un apprentissage particulier), sa capuche tomba, révélant une chevelure longue, noire et hirsute. Et je la reconnus : c’était Pas Douée, qui se jeta dans mes bras.
La petite Pas Douée était devenue une jolie femelle aux yeux dorés et avait probablement atteint sa taille adulte (deux mètres trente-cinq au bas mot), de fait, elle faillit me renverser. Elle se frotta contre moi en poussant de petits cris ravis, et cette démonstration, si elle ne suscita aucune réaction des autres, attira deux ædhellith couleur de lune qui vinrent s’ajouter à Pas Douée pour m’empêcher de respirer. C’était Morfale 1 et Morfale 2, deux portraits crachés de leur mère… qui, à son tour, sortit de la foule pour venir vers nous. D’un seul mouvement, alors, le rassemblement se dispersa. La musique et les conversations reprirent, et des petites créatures bizarres ressemblant à de petits vieillards, à la mine bougonne, se mirent à circuler avec des boissons et des denrées. Mana en attrapa une au passage et ondula vers nous.
— Quelle surprise, roucoula-t-elle à notre encontre. Mon cher frère et sa dulcinée. Que venez-vous faire ici ? Me sauver de l’ennui ?
— On cherche Tyrn-an-nnagh, lui appris-je sans pouvoir m’empêcher de lui sourire. Finalement, sa voix de peste m’avait un peu manqué.
— Et bien, au regret de vous décevoir, je dois vous annoncer que ce n’est pas ici, fit-elle en me mettant d’office une coupe finement ouvragée dans la main, avant d’en donner une à Ren. Cette cour n’est pas Tyrn-an-nnagh, et elle est ennuyeuse à mourir. Les divertissements sont peu variés et on en a vite fait le tour.
Ren baissa les yeux vers elle.
— Tu as rencontré le roi Arawn ? s’enquit-il.
Mana leva un sourcil.
— Le consort de la reine, tu veux dire ? Oui. Tu le verras tantôt : il fera son apparition pour le banquet, comme tous les soirs. Et, comme tous les soirs, sa reine sera souffrante. Comme par hasard !
— Pourquoi, comme par hasard ?
Mana, tout en portant la coupe à ses lèvres, haussa ses épaules nues. Je constatai qu’elle portait la robe la plus outrageusement dénudée de toute l’assemblée, une tenue qui, comme d’habitude, ne cachait pas grand-chose de son anatomie sculpturale.
— Une telle chose n’aurait jamais été tolérée à la cour de ma mère, continua-t-elle. Tu imagines Śimrod se faisant appeler roi, et festoyant tous les soirs sans elle tout en séduisant toutes les jeunes femelles qui passent à sa portée ? Elle l’aurait fait écorcher et pendre devant la porte de la maison, ses longs cheveux blancs faisant office de rideau !
Cette fois, ce fut à Ren de hausser les épaules.
— Je ne sais pas, je n’ai été admis à la cour de ta mère que peu de fois, finalement, et jamais pour des festivités. Et puis j’ai entendu dire que Śimrod y était rarement, lui aussi, que c’était quelqu’un qui détestait ce genre de réunion. Compréhensible, si ta mère lui témoignait de telles marques d’affection, dit-il sur un ton particulièrement froid et acide.
Mana échangea un regard rapide avec moi.
— Tu lui as dit ?
— Oui, avouai-je.
Mana grimaça.
— Je croyais que tu devais garder le secret !
— Je me devais de lui dire. Et puis, en partant, tu as jeté un geas sur moi, Mana ! Je m’en suis rendue compte. À partir de là, tu devines bien qu’aucune loyauté n’était plus de mise.
— C’était pour ton bien !
— Tu vois bien qu’il ne m’est rien arrivé d’affreux, répliquai-je en jetant un œil sur mon ventre, triomphante. Mais merci pour ta sollicitude !
Ren posa une main forte sur chacune de nos épaules, à Mana et moi.
— Arrêtez de vous quereller, souffla-t-il avec autorité. Ce n’est pas le moment. On est du même clan, et on doit présenter un front uni face aux étrangers.
— Tu as peut être raison, lui octroya Mana, un peu choquée. Mais tu n’as pas à me prendre de haut comme ça ! Rappelle-toi que je suis ta grande sœur, et ta reine !
— Nous prendre de haut comme ça, corrigeai-je, encore échauffée par ma mise à l’écart lors de la venue de l’ambassadeur d’Arawn. Tu parles comme si on était deux gamines qui se querellent pour un bâton de rouge à lèvres ! Sauf que Mana, ici présente, a essayé de me tuer.
— Et toi, tu m’as volé mon mâle ! s’écria-t-elle, outrée.
— Je ne te l’ai pas volé. Il est parti tout seul, parce que tu le traitais mal. Je n’ai eu qu’à tendre la main pour le ramasser.
— Stop ! tonna Ren. Arrêtez. Ou je vous plante là toutes les deux et je retourne sur l’Elbereth.
Cette menace nous décida. Mana rongea son frein, et moi le mien.
— Je veux voir l’intérieur de ce vaisseau, continua Ren. Et parler à ses habitants. Je ne suis pas venu pour vous voir vous battre !
Ses filles l’entourèrent.
— Venez avec nous, Père, dirent-elle en lui tirant la manche. Nous allons vous faire visiter.
Elles entrainèrent Ren loin de nous, et je me retrouvais seule avec ma rivale.
Cette dernière me regarda en silence des pieds à la tête, un air approbateur dans ses yeux rouges et un petit sourire narquois sur ses lèvres pleines, qui arboraient la même couleur sang. Ses longs cheveux blancs tombaient sur ses épaules, légèrement ondulés, la plupart de ses tresses défaites. Elle était plus belle – mais aussi plus effrayante – que jamais.
— Ton ventre est énorme, finit par observer Mana avec la malice dont elle était coutumière. À vue d’œil, je dirais que tu attends au moins six petits ! La mise au monde ne sera pas une partie de plaisir !
Je poussai un long soupir. Les hostilités étaient relancées.
— Elbereth a dit trois, lui appris-je. Et j’en ai déjà eus deux : je n’en suis pas morte.
— Même les wyrms peuvent se tromper. À ce propos… Tu devrais sans doute profiter de l’occasion pour laisser Ren dormir avec les ellith de cette Cour. Cela te soulagerait. Ces portées trop répétées vont te tuer, à la longue : tu as l’air épuisée. J’ai connu une dame qui enchainait les portées, sur Ælda : à quatre siècles seulement, elle était aussi ridée et sèche qu’une vieille pomme !
Je la regardai droit dans les yeux. Nul doute que Mana cherchait à m’éloigner de son demi-frère, et ancien promis.
— Je ne suis pas contre cette idée, dans l’absolu, lui répondis-je. Après tout, Ren est un mâle ældien, et comme tu l’as dit, son métabolisme a évolué pour qu’il soit à la disposition d’une horde de femelles toujours en demande et disponibles. Mais c’est lui qui refusera. On dirait que tu ne le connais pas !
— Je le connais suffisamment pour savoir ce qui est bon et mauvais pour vous deux, susurra Mana. N’oublie pas que tu vas devoir le supporter toute ta vie, pendant plusieurs siècles au minimum ! En admettant que tu puisse vivre jusque là, tu en auras vite assez de lui, s’il continue à t’imposer ce rythme. Songe combien il sera malheureux, quand tu le laisseras. Ou quand tu mourras… C’est surtout à lui que je pense !
Comme si Mana se souciait du bien-être de son frère.
— Ren ne m’impose rien du tout, grognai-je dans ma barbe. Il est juste présent, attentif et gentil, et attend tranquillement que je vienne le voir. Les jours où j’ai autre chose à faire, il s’occupe autrement. Tu sais bien comment il est. C’est la personne la plus facile à vivre que je n’ai jamais rencontrée de ma vie !
Mana arbora un soupir méprisant.
— Si je ne l’avais pas déjà eu dans mon lit et n’avais pas porté ses petits, je penserais que Silivren n’a de mâle que le nom ! Comment peut-il s’interdire tous ces plaisirs qui lui tendent les bras, en se contentant d’une petite humaine qui ne le laisse même pas s’abreuver à sa gorge ?
— Ren n’a aucune envie de faire ça, grinçai-je. Ton frère n’est pas un sadique, tu n’as toujours pas compris depuis le temps ?
— J’espère que ses services te satisfont tels qu’ils sont, en tout cas, fit-elle en se radoucissant. Apparemment, vu ton état... Moi, ça ne me suffit pas : j’ai besoin de partenaires plus joueurs, plus assurés. Mais, si tu en es contente, dis-toi que c’est moi qui ai façonné l’amant qu’il est aujourd’hui. Il m’a fallu beaucoup de patience et de savoir-faire ! Sans cela, il serait comme tous les mâles sont naturellement lorsqu’ils ne sont pas dressés par une femelle expérimentée : brutal, fanfaron et maladroit.
J’en doutai fortement. Ren avait toujours été doux, discret et subtil : le contraire d’un phallocrate qui aime exercer sa domination sur le sexe féminin. Mana voulait me faire croire que c’était grâce à elle que son frère possédait ce merveilleux tempérament, mais je ne la trouvais pas d’une douceur exemplaire.
— J’ai toujours été réputée pour mes talents d’initiatrice, continua de pérorer Mana. Ma mère m’a appris très jeune à contrôler les mâles. Dans son royaume, ils étaient réputés pour être de meilleurs amants que les autres précisément à cause de cela : ils étaient éduqués d'une main ferme, par des femelles qui savent mieux se faire respecter que les niaises faibles et soumises des Cours de Lumière !
— Comme Śimrod Surinthiel ? On peut dire que le dressage a été réussi, de ce côté là, tiens ! tentai-je en évoquant l’histoire horrible et tragique de leur père, à Ren et elle, histoire de lui rabattre son caquet.
Mana me jeta un regard farouche.
— Justement, Śimrod n’a pas été initié par elle, mais par une de ces idiotes heureuses de femelles sorśari ! Attention d’ailleurs : ces sorcières pourraient bien essayer de te voler Ren avec leurs artifices faussement simples, et ce dernier courra béatement dans leurs bras à la moindre faiblesse de ta part. Ici, tu vas devoir intriguer pour le garder. Et fais également attention à ce mâle arrogant et stupide comme un wyrm, ce Arawn...
Le venin de Mana se distillait déjà. Je ne prêtai plus attention à ses paroles venimeuses, observant avec curiosité autour de moi.
Soudain, j’aperçus Pas Douée qui me faisait signe derrière un rideau.
— Vite, souffla-t-elle, l'ard-æl, le maître du clan, va arriver !
Je m’empressai de la rejoindre, mettant à profit cette intervention pour me débarrasser de Mana.
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