Le clan de Mana
Le temps s’écoula ainsi, lent et indolent. Les journées se succédaient, ponctuées des mêmes rituels éternels et répétés. Tous les jours, nous dînions à la table du maître, et assistions à ses bals. Tous les soirs, avant le repas, Arawn annonçait d’un ton peiné qu’une fois de plus, sa reine ne pourrait se montrer parmi nous, aiguisant de plus en plus la curiosité (et la méfiance) de notre petit groupe déjà très intrigué. Après une nuit dans les bras de Ren, Pas Douée partageant souvent notre lit, je me levais tard, gagnée par l’indolence ambiante. Nous nous retrouvions à errer dans les salles luxueuses et immenses du vaisseau d’Arawn. Ce dernier semblait ne pas avoir de fin : c’était une véritable colonie, digne des mégastructures les plus abouties de Solaris. Solaris… Un monde en perdition, d’après ce que nous savions. Parfois, figée dans la froide beauté du monde ældien, je me surprenais à regretter le bouillonnant chaos de mon biotope d’origine.
Ren, tout comme Mana, se montrait discret et prudent. Il n’avançait dans les couloirs d’Arawn qu’en frôlant les murs, sa capuche toujours rabattue sur ses longs cheveux blancs. Pendant la journée, il disparaissait : je savais qu’il communiquait avec Elbereth d’une manière secrète et régulière, puisqu’il me chuchotait des nouvelles de Dea, des wyrms et des enfants entre deux danses, une étreinte dissimulée aux regards inquisiteurs sous les draps ou en me versant du gwidth, cette mystérieuse boisson d’incarnat doré, aux saveurs douces, dont se régalaient les ældiens.
Je m’étonnai assez que Ren s’obstine encore à rester dans cette cour, où son statut était bafoué et où le maître des lieux convoitait ouvertement sa femme. Mais la nuit où je profitai d’un instant d’intimité pour lui poser la question, étouffant cette dernière dans ses longs cheveux dénoués, il me répondit qu’il ne pouvait abandonner ni ses filles, ni Mana.
— Tes filles te suivront, lui répondis-je, surtout Pas Douée, qui est sans cesse poursuivie des assiduités de mâles désireux de profiter d’une jeune femelle encore naïve et inexpérimentée. Quant à Mana, pourquoi ne pas la laisser ici, si c’est son souhait ? Pour moi, cela vaut mieux que la prendre avec nous.
J’avais encore en mémoire le plan machiavélique et la vision du monde faussée qu’elle avait tenté de me vendre tantôt. La petite vie de famille ældienne qu’elle me proposait, à la servir et lui céder Ren une nuit sur deux, ne me plaisait guère. Du reste, j’étais sûre et certaine qu’elle n’avait pas encore osé en parler franchement à l’intéressé, qui aurait probablement explosé en l’apprenant.
— Mana est en danger ici, murmura Ren d’un débit rapide contre mon cou, faisant mine de me mordiller la gorge. Sur mon honneur, jamais je ne l’abandonnerais seule ici ! Je te rappelle que c’est mon unique sœur, et la mère de trois de mes filles. C’était déjà bien assez cruel de l’envoyer seule vers Tyrn-an-nnagh !
Je jetai un coup d’oeil sur l’étrange miroir au-dessus de nous. Pour l’instant, je n’y aperçus que le dos nu de Ren et les cheveux blancs qui lui tombaient sur l’épaule, ainsi que mon visage, à la fois étrange et familier.
— Ren, c’est de Mana dont on parle, lui répondis-je en tirant sur la fine tresse qui partait de sa nuque (dans ces moments-là, l’absence de panache se faisait cruellement sentir). Une matrone sadique qui se régale de chair humaine, assoiffée de pouvoir et prête à tout pour l’obtenir ; qui a tenté de me tuer en invoquant des divinités maléfiques ; prenant le risque de sacrifier sa propre fille au passage et de te griller pour toujours avec les esprits tutélaires de votre race, quel que soit le nom que vous leur donnez ! Une femme qui a jeté un sort sur moi pour nous empêcher d’être ensemble, sachant très bien que ça risquait de te faire mourir de tristesse… Tu crois qu’elle hésiterait un seul instant à nous abandonner, elle ? Tant que cela sert ses intérêts !
Ren scruta rapidement par-dessus son épaule, visiblement inquiété par la longueur de mon discours et la fougue avec laquelle je l’avais énoncé. Puis il me tira à lui plus étroitement, remonta la couverture et chuchota sur un ton encore plus rapide et impérieux :
— Justement, je ne suis pas comme elle ! Il y a des choses que ma fierté et mon honneur m'interdisent de faire. Et puis, rien ne prouve que ce soit Mana la responsable de tes déboires sur Æriban ! Je me demande d’ailleurs comment tu peux avoir une telle idée. Il s’agit de mon unique sœur. Je sais qu’au fond, elle n’est pas mauvaise, et je sais aussi qu’elle t’apprécie.
Je me retins de lever les yeux au ciel. Voilà qu’il recommençait !
— Tu es trop naïf, fis-je en lui pinçant l’oreille. C’est sûrement ça, la différence fondamentale entre les mâles et les femelles, quelle que soit leur race ! J’ai toutes les raisons de croire qu'elle est la responsable de ces attentats en série sur Æriban. Arawn a laissé entendre des choses en ce sens…
— Arawn ! me coupa Ren. Et tu fais plus confiance en sa parole qu’en celle de la reine de ton clan ?
Je ne pus m’empêcher de jeter un regard courroucé à Ren. Mana, reine de notre clan ?
— Tu parles de clan, toi aussi ? Ainsi, je vous appartiens, c’est ça ? Vous me considérez comme un petit animal de compagnie ? Un nouveau serviteur à votre botte, comme les eyslyns et les fynasyn ?
— Ne dis pas de bêtises, grogna-t-il en poussant un peu fort dans mon ventre. Tu sais bien ce qu’il en est !
J’abandonnai un instant l’idée de lui demander des explications sur ce mystérieux « clan » que lui et Mana croyaient former et passai mes bras autour de sa nuque, laissant la passion noyer ma colère.
— Pense à tes petits, Ren, lui murmurai-je encore. La priorité, c’est de les sortir de cette tanière de manticores. Et tant pis si leur mère refuse d’entendre raison, continuant à se rêver matriarche d’une cour perdue dans le Grand Vide !
Cette fois, Ren arrêta tout net son ministère. Il se redressa, furieux.
— Ne me demande pas d’accomplir un acte contraire à mes façons de faire ! gronda-t-il, les yeux incandescents. Ne fais pas la même erreur qu’elle !
— Sinon quoi ? sifflai-je sur le même ton. Vous allez me punir comme une vile esclave, Mana et toi ?
Ren me fixa, son visage froid figé dans une expression de colère intense. Puis il pesta dans la barbe qu’il n’avait pas et se leva en détournant le regard. Il attrapa son manteau d’un geste rageur et couvrit sa nudité, avant de quitter la pièce en me plantant là.
Je soupirai, seule dans le grand lit. Je savais par expérience que Ren, loin d’être docile, avait son caractère, et qu’il avait des côtés particulièrement obstinés. J’avais sans doute eu tort de le pousser ainsi dans ses retranchements.
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