L'insulte

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Le soir même, l'absence de Ren à la table du banquet fut bien sûr remarquée. Arawn me jeta un petit regard interrogateur que je m'efforçai d'ignorer. Bon seigneur, il ne chercha pas à en savoir plus et s'empara de son verre d'un air songeur.

Ses trois filles, assises à côté de moi, réussirent à tenir leur langue bien pendue pendant le repas, mais aussitôt que les convives se furent déplacés à côté, elles se précipitèrent et demandèrent d'une voix inquiète où était leur père.

Venant se planter devant moi, Mana vint offrir un semblant de réponse.

— Tu l'as laissé partir, fit-elle d'un air lugubre.

— On s'est disputés, si tu veux savoir, lui répondis-je.

Je pensai qu'elle en serait ravie. Mais ses yeux s'agrandirent.

— Au point qu'il te laisse pour retourner tout seul sur l'Elbereth ?

— C'est une vraie tête de cochon sauvage de Nark, lui expliquai-je en me calant dans mon siège. Il veut toujours avoir le dernier mot et pense qu'il est le seul à avoir raison. Il prétend que cette cour est hostile...

— Et il a raison, coupa Mana. Je te pensais plus intelligente. Tu savais lui parler, avant, le prendre dans le sens du poil. Tu obtenais beaucoup de lui, plus que je n'ai jamais réussi moi-même. Tu devrais savoir, pourtant ! Ren a le même caractère que ses parents.

— C'est-à-dire ?

Mana planta ses yeux rubis dans les miens.

— Il est capable de tout envoyer promener si on le pousse dans ses retranchements.

— Il n'abandonnera pas ses enfants, soupirai-je. Ni ceux à venir ni ses trois filles. Il me l'a dit. Non, ce que je crains vraiment, c'est qu'il se monte la tête au point de lancer un plan de campagne contre le vaisseau de ce pauvre Arawn, et assiège ce dernier, tous collisionneurs, GBE, wyrms et cyborgs de guerre dehors.

— Pourquoi ferait-il cela ? intervint Pas Douée. Est-ce qu'Arawn lui a lancé un défi ?

Pas Douée me regardait, une lueur d'excitation dans ses grands yeux bien ouverts.

— Non, répondis-je pour la calmer. Mais il considère que les gens de cette Cour l'ont insulté, lui et sa famille.

Mana gardait le silence, me regardant d'un air intéressé. Derrière elle, les deux Morfales restaient en retrait, le visage sombre.

— Pourquoi ? insista Pas Douée. Qu'est-ce qu'on lui a dit ?

— On l'a traité de trow, admis-je après une courte hésitation. Lui, et surtout l'une de vous...

Un cri étranglé se fit entendre dans nos rangs. C'était Ardamirë, qui, les oreilles basses, venait de détourner la tête. Sa sœur, après avoir posé un bras réconfortant sur son épaule, tourna son petit visage rageur vers moi.

— On a traité Arda de trow ! C'est véridique, et je peux en témoigner !

— Qui a osé ? s'enquit Mana d'une voix blanche.

— Un jeune qui me plaisait, avoua la pauvre victime à contrecoeur. Hier. Je lui ai proposé de venir dormir avec moi, mais il a refusé en disant qu'il ne voulait pas coucher avec – je cite – une femelle toute noiraude et autoritaire comme une trow.

Un cri indigné franchit les lèvres de Mana.

— Pourquoi ne m'as-tu rien dit ?

Ardamirë haussa ses frêles épaules. Je la comprenais : elle avait eu honte, et n'avait pas voulu confier son humiliation à sa mère, si sévère et hautaine. En revanche, elle s'était plainte à son père. C'était cela qui avait mis Ren en rage : il pouvait ravaler beaucoup de choses, mais, comme beaucoup de parents, il ne supportait pas qu'on touche à ses enfants.

— Une telle insulte ne doit pas rester impunie, siffla Mana, dont la main tremblante de rage fouillait présentement dans sa veste en recherche de son sigil. Dis-moi le nom de ce mâle !

— Mère..., tenta Erenwë.

— Dis-le !

La situation s'envenimait. Comment allait réagir Arawn si Mana s'en prenait à l'un de ses gens ? Très mal, j'en étais sûre.

— Gardons la tête froide, intervins-je en posant une main calmante sur l'avant-bras de Mana, évitant soigneusement de toucher la pointe de verre bleuté qu'elle tenait entre ses doigts fins. Ardamirë fait preuve de sagesse en ignorant les insultes pathétiques de ce mâle idiot, qui ne lui arrive probablement pas à la cheville. Qu'est-ce que c'est que cette insulte, trow ? C'est tout aussi nul que pangousienne, cochon de Nark ou cyberpute. Trow ! Qu'est-ce que ça veut dire, d'ailleurs ?

Un gémissement s'élevait à chaque fois que je prononçais ce mot.

— Arrête de le dire, je t'en prie ! couina Erenwë. C'est si laid !

— Comment aurais-je pu imaginer qu'on nous traite ainsi ? se plaignit sa sœur jumelle. C'est révoltant !

— Est-ce qu'ils se sont vus, eux ? Non mais pour qui ils se prennent, franchement ? renchérit Erenwë, remontée comme une pendule.

Seule Pas Douée, apparemment aussi ignorante que moi, restait sur la touche, regardant tour à tour ses deux sœurs et leur mère à la peau noire. Elle avait été préservée par sa blancheur et la noirceur de ses cheveux, alors que ses sœurs, elles, se retrouvaient frappées d'ostracisme.

Les sourcils froncés, Mana semblait réfléchir. Elle tenait toujours son arme à bout de main, mais au moins, elle ne la brandissait plus.

— Il n'y a plus qu'une décision à prendre, statua-t-elle finalement. Mes filles, ne restons pas une minute de plus dans cette cour misérable qui nous rejette !

Alarmée, je cherchai son regard.

— Vous n'allez pas repartir ?

— Il le faut. C'est ça, ou la guerre. Jamais une reine de ma famille ne s'est laissée insulter ainsi sans rien faire, ni aucune elleth, d'ailleurs !

— Mais nous avons besoin de la société de ces ædhil ! protestai-je. Tes filles se retrouveront sans partenaires ni amis. Pense à elles, elles sont si jeunes !

Mana releva son regard rougeoyant sur moi.

— C'est précisément parce que je pense à elles que je veux partir. On nous traite de trow. Il n'y a pas pire insulte chez nous ! Ces décadents de crépusculaires veulent bien user d'elles pour leurs amusements, oubliant et le statut de leurs parents et le fait qu'eux-mêmes soient de simples mâles sans autre talent que celui de remuer des reins dans un lit, mais ils osent les rejeter à leur guise en les insultant ! C'est inadmissible. Tu as peut-être réussi à dissuader Silivren de venger l'honneur de ses filles, mais tu n'arriveras pas à m'en empêcher, moi, leur mère !

Mana se tourna vers Pas Douée.

— Angraema, je sais que tu voudras rester avec Rika sur ce vaisseau. Je t'y autorise tant que ton père reste dans les parages : Bronagh restera amarré à l'Elbereth. Mais je t'interdis de te donner à l'un des mâles sournois et sans honneur de cette cour maudite. Ils veulent un vivier de jeunes femelles à la peau blanche, soit ! Toi, ils ne t'auront pas. Qu'ils se serrent la ceinture et prennent la mesure de leur outrecuidance !

— Cela n'a jamais été dans mes intentions, Mère, maugréa Pas Douée en réponse.

Déçue que les choses se soient emballées ainsi – et me sentant un peu responsable – j'allai aider Mana et ses filles à rassembler leurs affaires.

— Je te conseille de ne pas traîner pour rejoindre mon frère sur l'Elbereth, me dit-elle. La morgue de ces gens t'a peut-être épargnée pour l'instant, mais je pense que tu es en danger, ici.

Angraema s'avança.

— Je la protégerai, Mère, affirma-t-elle avec une assurance qui m'impressionna. Et je sais que Père veille au grain. S'il y a un problème, il interviendra dans la seconde. Je connais ses tactiques : je les ai étudiées des mois durant, dans votre vaisseau.

Étrangement, Mana lui concéda cette bravade.

— Bien. Toi non plus, ne traîne pas trop.

Cette seule remarque m'indiqua que sa mère tenait à Pas Douée.

— Juste le temps nécessaire, Mère.

Je jetai un regard à Pas Douée. De taille, c'était la plus grande de ses sœurs, et elle dépassait même Mana, qui était plus petite que la plupart des dames ældiennes que j'avais vues sur ce vaisseau. D'après ce que j'avais compris, avec la peau anthracite, les cheveux blancs et un visage particulièrement harmonieux, c'était là l'une des caractéristiques des sil-illythiiri, les ædhil à la robe couleur de lune. Mais Pas Douée était plus massive que ses sœurs plus frêles (ce qui ne veut pas dire que ces dernières n'avaient pas de force, loin de là !), tout en conservant la grâce et la légèreté typiques de cette race. En la regardant, je me surpris à l'imaginer avec une lame à triple configuration dans les mains, triomphant d'un orcanide dans l'arène du barsaman.

Les trois sœurs firent un dernier tour dans le vaisseau (les cuisines, notamment), profitant de l'absence quotidienne des autres ædhil. Moi, je restai avec Mana qui finissait d'emballer ses nombreuses affaires, empilant robe après robe et bijou après bijou dans des coffres, qui étaient ensuite transportés par une armada d'eyslyn : la vision de ces coffres précieux volant dans un sillage scintillant dans les couloirs valait le coup d'oeil !

— Mana, finis-je par murmurer, qu'est-ce que c'est que ces histoires de trow ? Pourquoi votre couleur de peau et celle de vos cheveux provoquent-elles une telle réaction ? Il y a des précédents ?

Mana soupira. Se faisant, elle s'assit sur le lit, ce qui laissait pressentir une bonne histoire.

— Pour te dire la vérité, Rika, je n'en sais rien. J'ai déjà entendu ce terme, qu'on ne murmurait qu'à voix basse, bien sûr... Il désigne quelque chose de très laid, un ædhel sauvage à l'opposé de tout ce qui est valorisé dans notre civilisation : le raffinement, la beauté, la lumière, l'honneur et les grands sentiments. Ce mot a donné celui de troll dans les langues humaines, et servait à désigner des ædhil retournés à l'état sauvage – souvent des petits placés par leurs parents chez des nourrices humaines puis abandonnés par ces dernières avant qu'on ne puisse les récupérer – ayant conservé leur queue, gîtant dans des grottes, vivant de chasse et se reproduisant n'importe comment.

Mana soupira avant de reprendre.

— Mais jamais je n'aurais pensé qu'il s'appliquerait à moi. Je suis née seule reine, fille unique du mâle chéri par ma mère, reine d'une cour dorśari, au sein d'une portée nombreuse issue de plusieurs pères. Très tôt, j'ai été habituée à recevoir honneurs, attentions, cadeaux et serviteurs, et jamais on ne s'est adressé à moi autrement que pour chanter mes louanges. Grâce à mes cheveux d'une blancheur pure et à la délicatesse de mes traits, les mâles se pressaient au portillon pour recevoir mes attentions. Puis est né Silivren, mon petit demi-frère. Il était couleur de lune comme moi, mais c'était un mâle, non noble, donc sans appui pour le protéger. On murmurait à voix basse en le voyant. J'ai entendu ce mot maudit, alors : trëowan... Sa mère, qui n'avait pas de nourrice humaine et craignait pour la vie de son petit, m'a donné la tâche de veiller sur lui pendant ses premiers mois. Ma position me le permettait : j'étais protégée par une véritable armée d'aios affectés au service de la Maison de ma mère, sans compter Śimrod, mon père. Étant adolescente, je n'ai pu le nourrir de mon lait, mais je l'ai souvent calmé lorsque, affamé et esseulé, il attendait le retour de sa mère, qui vaquait à ses affaires, loin de son unique petit.

— Sa mère... La meilleure amie de la tienne, c'est ça ? l'interrompis-je.

Mana hocha la tête.

— Meilleure amie de ma mère, assurément. Mais pas de moi. Je t'ai dit tantôt que j'avais une bonne entente avec la mère de Ren... Mais en réalité, elle me haïssait. Elle m'a menacée de mort plus d'une fois !

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