La douloureuse désillusion de Pas Douée

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Toute la petite troupe d’ædhil en goguette se réunit dans une fraîche clairière, comme de coutume autour d’un arbre, sur l’appel d’Arawn. Je notai la présence d’un individu portant fièrement un cor comme Ren avait produit sur Æriban, pour appeler les wyrms en imitant le cri d’une femelle en chaleur. Peu rassurée, je regardais au-dessus de moi, craignant de voir arriver à tout moment un mâle en rut, beuglant et vrombissant. Mais il ne se passa rien de tel.

— Tout va bien, dame Baran ? s’enquit Arawn avec un sourire moqueur.

Je repris contenance en tirant sur la boucle qui fermait mon shynawil – et qui, accessoirement, m’étranglait.

J’en avais ras le bol de devoir porter cet encombrant manteau dès que je posais le pied en dehors de ma chambre, mais ne pas le mettre m’aurait signalé en tant qu’usurpatrice : pour les ældiens, ne pas se couvrir d’un piwafwi en toute circonstance équivalait à se balader nu dans la nature.

— Alors ? Que chasse-t-on ?

Arawn me gratifia d’un sourire suave.

— Quelques renards aux dents rouges et aux ruses maléfiques, répondit-il en faisant danser son couteau sur le dos de sa main.

Un peu énervée, je constatai qu’Arawn était aussi adroit que Ren, et probablement ambidextre comme lui. Mais, à quelques degrés près, tous les ældiens me semblaient posséder une agilité et une dextérité hors-norme. Tous… Sauf moi, évidemment.

— Et comment les chasse-t-on ? demandai-je, tout en songeant que j’ignorais à quoi ressemblait le mystérieux animal précité par Arawn.

Mais je m’étais déjà ridiculisée avec les chevaux. Je ne pouvais pas non plus ignorer ce qu’était un renard : cela aurait pu éveiller les soupçons.

— Eh bien, le piqueur sluagh va les débusquer avec ma meute de chiens – il me désigna d’un geste élégant et nonchalant toute une petite troupe de chiens blancs et rouges qui attendaient, langue dehors – et nous les poursuivrons. Ceux qui sont habiles à l’arc en tireront deux ou trois, les autres, et bien, ma foi, ils feront ce qu’ils veulent. S’il leur prend l’envie de rouler dans les buissons, grand bien me fasse ! lâcha-t-il avec un air entendu.

J’ignorai l’invite et tendis la main.

— Donnez-moi une de vos armes, comme celle-ci, là.

Arawn leva un sourcil, intéressé.

— Vous savez tirer à l’arc, dame Baran ?

— Je ne suis pas mauvaise tireuse », lui dis-je en me rappelant mes scores lors de mes classes.

Mais j’ignorai totalement ce qu’était un arc. Et lorsque Círdan s’avança, sur un signe de tête de son maître, pour me donner l’espèce de longue perche qu’il portait dans le dos, j’avoue que je restai perplexe.

Comme arme, il n’y avait pas plus primitif. Une tige sculptée étirée au maximum par une corde qu’on tendait, et qui servait de propulseur à une arme de jet. Étonnée, je relevai les yeux sur Arawn. Que ces ældiens étaient bizarres ! Associer leur merveilleuse technologie – à bien des égards supérieure à tout ce que l'Holos ne serait jamais capable de produire – au refus obstiné du feu, du fer et de l’électronique, et le recours à des armes qui, chez nous, avaient disparu depuis déjà des centaines de milliers d’années.

Mais le prestige l’emportait sur toute autre considération. Et réussir à envoyer un projectile avec cette arme nécessitait plus d’adresse que d’actionner le bouton d’un bâton à plasma, il fallait le reconnaître.

Arawn me regarda me débattre avec l’instrument d’un air goguenard.

— Et bien, dame Baran ? Je croyais que vous n’étiez pas une mauvaise tireuse ? me tança-t-il, impitoyable.

— Avec un collisionneur à neutrons, je ne suis pas mauvaise », maugréai-je en souhaitant soudain être aux commandes d’un gros-porteur de guerre pour pouvoir mettre en joue cet ældien content de lui et arrogant, et lui envoyer une bonne charge de bosons.

Círdan dut penser que c’était le moment d’impressionner sa future tante, car il sauta à bas de son cheval d’un mouvement leste et tendit ses mains fines.

— Permettez ? demanda-t-il.

Je lui rendis son arme d’un air maussade. Soudain sûr de lui, il planta la pointe basse de son grand arc dans le sol et tendit la corde, une flèche encochée entre ses deux doigts, le regard alerte.

— Voilà, m’expliqua-t-il. Vous tendez la corde comme ça, vous visez… Vous relâchez, sur une expiration.

La flèche partit, dans la direction de Pas Douée, qui la rattrapa au vol, d’une main. Puis, bâillant ostensiblement, elle fit pivoter son carcadann, sous le regard intense de son chevalier servant.

— Tiens, concéda-t-elle en lui relançant sa flèche. Essaie de ne pas me viser, la prochaine fois.

Prise dans les feux croisés de la bluette naissante entre Círdan et Pas Douée, je me sentis soudain très vieille. Pourtant, je n’avais pas vingt ans, et même le vert et très puceau Círdan, avec ses quelques siècles au bas mot, me battait à plate couture.

— Je crois que j’ai compris, fis-je en lui reprenant l’arc.

Je l’armai comme il me l’avait montré, et réussis à tirer ma première flèche. Arawn se fendit d’un rire dentu (les crocs qu’il avait !) :

— Vous êtes douée !

— Je crois surtout que j’ai un très bon professeur », répliquai-je pour redorer un peu le blason de ce brave Círdan.

Ce dernier s’inclina, la main sur le coeur. Il me remerciait !

Pas Douée, toujours prête à relever un défi, s’approcha.

— Donne ton arc, ordonna-t-elle avec un geste de ses longs doigts.

Intrigué, Círdan s’exécuta. Il ne lui avait pas donné que Pas Douée s’en était déjà emparée, l’avait armé, et avait tiré un trait qui, après avoir décrit un arc complet en l’air, alla se ficher en plein milieu du tronc de l’arbre, transperçant un fruit au passage.

Un murmure admiratif s’éleva. Arawn lui-même décrocha flèche et fruit, et lança ce dernier à Pas Douée.

— Impressionnant, concéda-t-il.

— J’ai eu un très bon professeur, fit Pas Douée du haut de son cheval – où elle était remontée, avec l’arc. Mon père, premier sidhe d’Æriban, quatre fois invaincu au barsaman !

Arawn eut un sourire suave. Mais il ne dit rien, et annonça le départ.

Pas Douée trottait joyeusement en tête, toute fière de sa démonstration. Derrière nous, Círdan fermait la marche, comme il seyait à un chevalier servant. Nous avions distancé le gros de la troupe depuis longtemps, déjà.

— Ren t’a appris à te servir de cet instrument primitif ? m’enquis-je, surprise. Quand ?

— Juste avant que je te rejoigne avec les carcadanns, avoua ma belle-fille. Quand je lui ai appris qu’on avait besoin d’eux pour une chasse, il est allé chercher un arc dans la salle des armes et m’a montré comment m’en servir, en me demandant de te le montrer également. Ah, et ça me fait penser qu’il l’a mis sur ta selle !

Je baissai les yeux. Effectivement, il s'y trouvait un arc, d’une belle couleur argentée, sur ma selle. Une fois de plus, Ren avait pensé à tout, même si dans son excitation, Pas Douée avait oublié de me prévenir !

Le cœur gonflé d’amour pour mon compagnon, je me concentrai sur le paysage enchanteur qui se donnait à découvrir autour de nous. Tout n’était qu’arbres délicats, petits chemins aux tapis de mousse, sur lesquels les pieds de nos montures avançaient silencieusement. De temps en temps, une petite goutte tombait des feuilles rougies sur mon visage, et quelques oiseaux se faisaient entendre. Ça me changeait de l’espace, ou des sombres planètes de la bordure !

Quel lieu merveilleux, pensai-je. Je pourrais y rester toute ma vie.

Mais Ren, lui, ne serait jamais d’accord.

Soudain, Círdan tira sur ses rênes. Il nous arrêta également, d’une main levée.

— On ne peut pas aller plus loin. Nous nous sommes déjà bien éloignés des autres : allons les rejoindre.

Mais ni Pas Douée, ni moi n’en avions envie. Et, après avoir échangé un coup d’oeil, nous partîmes au galop, nos montures extraordinaires doublant bien facilement celle de Círdan.

— Dame Baran ! appela le malheureux. Dame Angraema !

Cachée dans un bosquet, Pas Douée pouffa.

— Qu’il est niais ! se moqua-t-elle. Il ne nous voit même pas.

Je lui jetai un regard indulgent.

— Círdan est un beau et gentil garçon, tentai-je. Il a l’air très sérieux, en plus.

— Tu dis ça parce qu’il est puceau et coincé ! répliqua cruellement Pas Douée, ses crocs luisant à la lumière. Ce n’est même pas un guerrier. Il ne s’intéresse pas aux choses de la guerre et n’aime pas les aventures : qu’est-ce que j’irais faire avec un sang bleu comme lui ?

— Justement, c’est toi qui seras la guerrière, entre vous deux. Vous ne serez pas en concurrence.

Pas Douée émit un soupir sonore.

— De toute façon, les mâles ne m’intéressent pas. Tout ce qu’ils veulent, c’est nous mettre leur truc entre les jambes et nous faire une portée de marmots ! grimaça-t-elle d’un air dégoûté. Et quand ils sont en rut, ils font pipi partout et encombrent les toilettes !

Je soupirai face à la sévérité des jugements de la jeunesse, et suivis Pas Douée alors qu’elle descendait un doux vallon s’enfonçant dans les bois. Bavardant avec elle de choses et d’autres, je ne me rendis compte que bien après que les bois s’étaient clairsemés et que nous étions sortis de la forêt.

— Des habitations, soufflai-je en voyant les petites maisons cossues, avec la fumée qui sortait de leurs toits recouverts de tourbe et de gazon.

— Tu crois que c’est une autre colonie d’ædhil ? Allons les saluer ! clama Pas Douée en pressant les flancs de sa monture, avant même que je puisse faire quoi que ce soit pour la stopper.

Ce n’était pas des ædhil, mais des humains. Je l’avais deviné à cause de la fumée.

L’un d’eux, un gros homme à la tête chauve, mais fort barbue (ce qui le signalait comme un homme primitif, puisque ceux de notre dimension n'avaient quasiment plus de poils), était en train de bêcher ce qui ressemblait à un potager comme il y en avait sur les colonies terraformées. Pas Douée passa à sa hauteur, et lui lança en ældarin, persuadée que tous les humains étaient comme moi, au fait de sa race et bien disposée à son égard :

— Bien le bonjour, mon brave !

L’homme se redressa et la regarda, horrifié. Ses yeux tombèrent sur l’immense monture cornue, puis sur le visage de Pas Douée, dont les yeux dorés et le sourire dentu luisaient sous la capuche.

Non loin, un claquement, suivi d’un glapissement se firent entendre. Les gens se barricadaient. Me rappelant ce que m’avait raconté Ren, je me penchai en avant pour saisir la bride du carcadann de Pas Douée.

— Viens, il faut faire demi-tour, la pressai-je dans un murmure.

— Mais…

Une flèche sifflante passa à deux centimètres de son visage. On nous attaquait. Alarmé, Telaith renâcla, prêt à partir au grand galop à tout moment. Je compris alors que c’était pour ça que Ren me l’avait donné : il le savait nerveux, et me pensait plus en besoin de protection que sa fille.

Il avait tort, car une seconde flèche, mieux guidée celle-là, vint se planter dans les fesses de son carcadann, qui se dressa en l’air en hurlant de douleur. Et Pas Douée, surprise, tomba.

Horrifiée, je vis la foule en furie se jeter sur elle, en brandissant des armes de toutes sortes. Ils étaient plus petits qu’elle, certes, mais mille fois plus agressifs. Pas Douée réussit à se dégager en bondissant en arrière, et elle tira le sigil que lui avait confié son père dans un mouvement délié et sifflant, l’arme se changeant immédiatement en une lame fine et recourbée.

— Ne m’approchez pas ! menaça-t-elle, le cimeterre brandit devant elle. Je ne veux pas vous faire de mal, ne m’y obligez pas !

Mais personne ne la comprenait. Pas plus que nous ne comprenions ce qu'ils disaient.

La foule se rapprochait. Toujours à la lisière, j’appelai Pas Douée, souhaitant qu’elle me rejoigne d’un bond et s’enfuie avec moi sur Telaith. Mais elle ne voulait pas abandonner son carcadann, à terre et blessé, qui essayait de se relever en émettant des hennissements pathétiques.

— Renvoie-le dans la matrice de l’Elbereth ! Elbereth le saura, et elle appellera les renforts ! indiquai-je à Pas Douée.

Mais, pour faire cela, Pas Douée aurait dû lâcher son arme. Et elle ne le pouvait pas : les petites gens la harcelaient, pressant piques et armes diverses sur ses flancs.

Soudain, une longue flèche empennée de vert siffla de derrière moi, allant se ficher dans le gourdin de l’homme qui représentait la plus proche menace pour Pas Douée. Une autre suivit, puis une autre encore. Stimulée par cette aide inattendue, je pris mon arc et tirai aussi.

— Occupez-les avec vos flèches, me lança Círdan en passant au galop devant moi. Je vais chercher Angraema !

Le jeune ældien se jeta héroïquement dans la foule hostile, attrapant sa dulcinée par la main, qui sauta lestement en croupe derrière lui. Rengainant son arme, ma nièce se saisit de la clé ISB et renvoya le carcadann. C’était moins une !

Comme s’il n’avait attendu que ce signal, Telaith se mit soudain à partir ventre à terre. Derrière moi, Círdan suivait.

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