Rivalités

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Suite au fiasco de mon entrevue avec Pas Douée – en pleine crise d’adolescence, la mienne étant suffisamment fraîche encore pour que je puisse le reconnaître – j’étais déterminée à user de beaucoup de diplomatie avec le père. Mais le découvrir en train de jouer à la guéguerre torse nu avec Elbereth, tout muscle luisant et saillant, fit voler en éclats toutes ces bonnes résolutions.

Je savais que Ren avait ses « fièvres », un euphémisme ældien pour dire qu’il était en rut, c’est-à-dire fécond et par conséquent désireux de s’accoupler à tout moment de la nuit et de la journée. Puisque je n’étais pas disponible, il aurait dû se trouver au fond de son lit, avec ses bouquins et une tasse de tisane calmante concoctée par Dea (qui, je le rappelle, est une machine sans organes génitaux), en train d’attendre que cette embarrassante et – paraît-il – douloureuse période s’achève. Loin de là, Ren était présentement en train de rouler par terre avec la wyrm, cette même wyrm qui avait pris l’apparence d’une terrifiante, mais séduisante, elfe noire de petite taille, selon ses propres dires inspirée par moi. Elbereth avait décidé de s’incarner pour la première fois depuis des millénaires à la suite de mon arrivée sur le vaisseau : qui ne trouverait pas cela bizarre ?

Je les observai un moment, attendant qu’ils me remarquent. Ils jouaient à se battre, s’empoignant dans tous les sens, cherchant à s’attraper dans un ersatz de lutte nippo-romaine à la sauce ældienne. Un moment, Elbereth produisit une impressionnante paire de griffes et attaqua Ren – avec une fureur hallucinante – mais il dévia son coup et la jeta par terre, avant de l’immobiliser sous lui. C’était le moment de se manifester.

— Ren, appelai-je, il faut que je te parle !

Le susnommé, interrompu en plein milieu de son contrôle au sol, releva le regard vers moi, haletant, les fines tresses blanches qui parsemaient sa chevelure, collée à son dos trempé. En dessous, Elbereth attendait les bras et les jambes nouées autour des reins de mon compagnon, son visage hiératique et nonchalant tourné vers moi. Je savais trop comment ce genre de bagarre pouvait finir.

Au diable la diplomatie, décidai-je, énervée par la façon dont la wyrm me regardait.

— Alors comme ça, vous comptez mettre le cap sur une enclave hérétique ? attaquai-je sans préambule. Pas Douée vient de me dire que vous aviez décidé de vous rendre sur Kharë. Il s’agit bien de cet astroport coupe-gorge où il y a des sacrifices humains à chaque coin de rue et dont les habitants représentent tout ce que la Voie compte de créatures démoniaques ?

Ren, qui m’avait écoutée en silence, le regard alerte, repoussa Elbereth sur le côté avec un air résigné, lui mettant une petite tape amicale sur l’épaule au passage.

— J’ai quelque chose à y vérifier, annonça-t-il en se levant. Et j’ai promis à Mana de l’y accompagner. Bien sûr, je n’y resterai pas, et tu n’auras pas à y mettre les pieds. Tu resteras bien à l’abri avec les petits, dans le vaisseau.

— Faire la potiche pendant que toi tu t’amuses en bas avec elle ? fis-je en pointant du doigt Elbereth. Hors de question. Je te rappelle que je suis une naute, et ancien soldat qui plus est ! Je ne te laisserai pas affronter le moindre danger tout seul, Ren. Pas cette fois.

Ren soupira. Il se laissa tomber par terre, où il s’assit en tailleur, repoussant ses cheveux mouillés par la sueur en arrière.

— Elbereth, dit-il d’une voix étonnamment douce, tu veux bien nous laisser ? Il faut que je parle à Rika.

La susnommée lui jeta un regard neutre, puis elle passa devant moi sans dire un mot. La porte de la salle se referma derrière elle, et se verrouilla avec un claquement sinistre.

— C’est quoi, son problème, à elle, en ce moment ? susurrai-je, incrédule. Le tien, je le connais : tu t’ennuies, tu es jaloux d’Arawn et tu es en chaleur. Mais Elbereth ?

Toujours assis par terre – je savais qu’il faisait ça en signe d’apaisement, pour que je puisse l’engueuler sans être gênée par sa taille – Ren posa un regard agacé sur moi.

— Mon problème, ce n’est ni l’ennui, ni Arawn, ni même les « chaleurs », comme tu le dis si élégamment. C’est mon instinct de combattant qui me dit qu’il y a quelque chose qui cloche, et que le début des hostilités est imminent.

Ton instinct de combattant, raillai-je en posant mes mains sur mes hanches. Eh bien moi, mon instinct de mammifère femelle me dit que ton wyrm de bord m’a prise en grippe, et qu’elle a décidé de me mettre en orbite pour s’accaparer mon mâle.

Alors ? Qu’est-ce que tu dis de ça ?

Ren haussa les épaules.

— Je dis que tu débloques. Elbereth est un organisme dont le fonctionnement dépasse ta compréhension et elle est bien au-delà de ce genre de considérations. Ce qui est sûr, en revanche, c’est qu’elle s’inquiète lorsque le clan s’obstine à rester sans raison valable dans un couloir d’avalanche, alors que le guide leur crie de se dépêcher de vider les lieux. Elbereth ne comprend plus ton attitude : elle ne te comprend plus. C’est sans doute cela, que tu interprètes comme de l’hostilité.

Ren avait le don des métaphores percutantes.

— Tu te vois comme le guide du clan, alors ?

— Je me vois comme le protecteur du clan, corrigea-t-il, celui qui part devant en éclaireur lorsque le chemin est couvert et qui reste derrière quand il est clair. Pour faire ce travail, je n’ai besoin que d’Elbereth. Elle est à mes côtés depuis toujours : j’avais l’équivalent de quatorze ans en âge humain lorsque je l’ai rencontrée. Elle et moi, on a vécu des choses que tu n’imagines même pas, et on a affronté des ennemis puissants. Elle me connaît par coeur, comprend mes émotions sans que j’aie besoin de les lui dire, et tous les deux, nous communiquons sans parler. Elbereth est une amie, Rika, ma meilleure amie : mais ce n’est ni la femme que j’aime, ni mon amante, ni la mère de mes enfants. Ce rôle, c’est toi qui le tiens, et personne ici ne songe à te le disputer – même pas Mana.

Je gardai le silence, pensive.

— On reparlera de tout ça, statuai-je. Mais arrête de prendre des décisions à ma place sans me le dire.

— Je n’ai pris aucune décision à ta place, Rika, murmura Ren doucement.

— Kharë !

— Ce n’est pas moi qui ai lâché cette proposition, c’est Mana, objecta-t-il. Et regarde… On est encore là. Pour partir, on attend tous la décision d’une seule personne, Rika : la tienne.

Je réalisai soudain que c’était vrai. Personne ne m’avait embarquée de force dans ce vaisseau et attachée sur le fauteuil du co-pilote en allumant les moteurs. Et, évidemment, on ne songeait pas non plus à partir sans moi.

Je jetai un œil à l’utilitaire sur mon poignet.

— Une semaine, déclarai-je en réglant le calendrier sur la petite machine. Une semaine pour explorer à fond les mystères du vaisseau d’Arawn. C’est tout ce que je demande.

Ren soupira.

— D’accord, concéda-t-il en baissant la tête.

— Ensuite, on pourra aller s’encanailler dans l’Abîme, faire du tourisme dans une ville satanique et ouvrir des trous noirs avec le CERG. Ça te va ?

Il hocha la tête.

— Oui.

Rassurée, je me penchai sur lui et l’embrassai rapidement. Ren me regarda partir d’un air piteux, les oreilles un peu basses. Bien sûr, il n’était pas d’accord. Mais il avait accepté. Il se releva alors que je quittais la salle : sa haute silhouette debout, les bras ballants et ses longs cheveux blancs tombant librement sur sa peau anthracite fut la dernière vision que j’eus avant que la porte ne se referme.

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