Les spectres du passé : III

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Je n’avais qu’une envie : imiter Mana et partir me réfugier sur le cair. Je n’avais aucun désir de regarder ce combat. Et même si les menaces d’Arawn à mon égard étaient odieuses, je lui en voulais moins qu'à Krorgo, par exemple. Bizarrement, j’étais persuadée qu’avec le premier, je ne me serais jamais retrouvée les fesses en l’air, face contre terre.

Ce seul souvenir amena un grognement sur mes lèvres et plissa mon visage : Ren s’en aperçut, et dans un mouvement souple et ample, il produisit deux lames qui semblèrent sortir de nulle part. La configuration avait été si rapide que je n’avais même pas vu ses sigil.

Arawn l’imita, produisant pour sa part une sorte de longue épée et une petite dague, celle qu’on le voyait tout le temps manipuler, et qu’il avait placée sous ma gorge tout à l’heure. Puis les deux se jaugèrent, en silence.

Soudain, l’un d’eux attaqua. Honnêtement, je ne pouvais dire lequel : tout alla trop vite.

Les lames se fracassèrent l’une contre l’autre, produisant les étincelles caractéristiques de l’iridium. Je notai cette observation dans ma mémoire : les ældiens, par le biais des configuration, arrivaient également à changer une matière organique et minérale – l’os dont était fait leur sigil – en métal. Bien sûr : c’était ainsi qu’ils opéraient avec les cair.

Le combat, très rapide et violent, se déroulait dans un silence religieux. Les autres ædhil le suivaient sans émettre le moindre commentaire, ne poussant ni encouragement ni invective, ni même le moindre petit soupir de soulagement lorsque leur seigneur échappait à une botte bien placée. Ils ne réagirent pas plus lorsque la lame d’Arawn entailla la pommette de Ren, et que celui-ci, d’un bond agile, opéra une retraite en arrière.

— Tu es bon, observa-t-il, presque étonné.

Arawn sourit.

— Tu n’es pas mauvais non plus, répliqua-t-il avec un rictus de chat. Quoique j’imagine que le véritable Silivren m’aurait déjà tué !

Ren ne releva pas la provocation. Ses deux lames pointées vers le sol, il regarda son adversaire.

— Qui t’a formé ? Quand étais-tu sur Æriban, et sous la supervision de qui ?

Arawn le regarda par en dessous.

— Je n’ai pas été sur Æriban, avoua-t-il sans ambages. Je suis né après la Grande Extinction. Mais j’ai été formé par un instructeur d’Æriban, oui. Un sidhe renégat du nom de Śimrod Surinthiel. C’était un spécialiste du double sabre, mais je dois dire qu’il maniait ses lames bien mieux que toi. Il était plus grand, aussi, plus noir et plus massif.

Ren réussit à dissimuler sa surprise. Mais je le sentais déstabilisé : il n’avait pas prévu une telle sortie de la part d’Arawn.

— Où ? Où cet aios est-il allé ? Et quand ? demanda-t-il abruptement.

Arawn se mit à rire.

— Tu veux le combattre, lui aussi ? Il nous a quitté depuis bien longtemps. J’étais encore un jeunot comme Círdan lorsqu’il est reparti avec son cair.

Ren eut l’air de réfléchir. Puis il rengaina ses deux lames, qui se changèrent immédiatement en sigil.

— Je ne veux pas me battre contre toi, asséna-t-il. Donne-toi le titre de vainqueur si tu veux. Nous partons.

C’est le moment. Quitte la salle, résonna la voix spectrale d’Elbereth dans ma tête. Monte dans le cair. Le sas est ouvert.

J’essayai de cacher mon étonnement, et d’agir le plus naturellement possible. Effectivement, j’avais hâte de retrouver mes enfants et d’être à l’abri sur le cair, avec eux.

— Tu crois que tu vas t’en tirer si facilement ? grinça Arawn. Comme tu as du métier, il ne t’a fallu que quelques passes pour deviner l’issue du combat, et comprendre que je te dominais ! Maintenant, tu essaies de sauver tes billes avec l’esbroufe typique de ceux de Kharë… Mais cela ne fonctionnera pas. En garde ! Ce combat ne se terminera que par la mort de l’un de nous.

Et, joignant le geste à la parole, il fondit sur Ren, l’attaquant sans répit.

J’étais bien obligée d’admettre que, contre toute attente, Ren était bien dominé par Arawn. Même si ses mouvements étaient toujours aussi rapides et fluides, il avait en face de lui une créature qui pouvait suivre son rythme. Jusqu’ici, Ren n’avait été mis en danger que deux fois : face au CERG de Varma et à la force brute de Krorgo. Mais il l’avait remporté par son intelligence tactique et la rapidité de ses réflexes. Ici, son adversaire était un ædhel comme lui… Et un maître de guerre. Je compris alors que Ren avait raison lorsqu’il disait qu’il avait perdu en capacités martiales depuis qu’il avait quitté Æriban : il se mesurait à l’échelle des guerriers ældiens, et à elle seule.

Cesse d’hésiter, me morigéna une nouvelle fois Elbereth. Alfirin essaie de gagner du temps pour toi. Dépêche-toi de te réfugier dans le cair !

En entendant cette voix résonner dans ma tête, je réalisai que je ne pouvais pas abandonner Ren. Il m’avait dit, en cas de danger, de le laisser derrière…

Mais lorsque la lame d’Arawn s’abattit une nouvelle fois sur lui, et qu’il posa un genou à terre, étreignant son épaule, je me précipitai sans réfléchir. Arawn baissa sa lame, magnanime.

— Ton esclave est prête à se sacrifier pour toi… Rejoins-moi, Baran, et j’épargnerai ton maître.

Je relevai la tête vers Arawn, sentant la colère gagner mon cœur à nouveau.

— Je pensais que nous étions amis, Arawn, et que vous étiez quelqu’un de noble et de valeureux. Maintenant je découvre que vous êtes cruel, méprisant, et défiant. Pourquoi ?

Arawn me gratifia de son sourire désarmant.

— Une humaine qui me parle d’honneur ? Quelle ironie ! J’ai rarement vu une esclave plus insolente… Pendant tout le temps où tu me serviras, ton crâne sera rasé : je ne tolère pas que les renardes se promènent en cheveux dans ma cour. Et tu porteras un collier, comme les esclaves dorśari. Ils ont parfois des idées inspirantes !

Derrière moi, je sentis que Ren se relevait.

— Obéis à Elbereth et va te réfugier dans le cair, murmura-t-il à mon intention.

— Je ne vais pas te laisser ! piaillai-je.

Ren me jeta un regard dangereux.

— Les enfants, gronda-t-il seulement.

Et il me poussa sur le côté, rudement, de façon à ce que je passe derrière lui.

En regardant à nouveau Arawn, je compris qu’il était dément. Il avait peut être été quelqu’un de bien un jour, mais quelque chose l’avait rendu fou. Je jetai un nouveau regard à Ren, couvert de sang. Puis je me précipitai vers le couloir.

Le CERG. Si Ren ne revient pas… Je m'occuperai de la configuration, et j’anéantirai le Mirhendelas !

Mais le couloir était bloqué par une rangée d’ædhil, immenses, qui gardaient le passage. Une main blanche émergea de ces sombres silhouettes cachées par leurs shynawil mordorés : c’était Tanit, qui me tira à elle.

— Viens, me dit-elle. Je t’emmène sur l’Elbereth.

Elle me souleva dans ses bras comme si j’étais une simple gamine et courut dans les couloirs du vaisseau d’Arawn. Derrière nous, je pouvais entendre le fracas métallique des lames en iridium.

Tanit me posa sur le sol, alors que je m’approchai de la porte pour entrer le code en manuel. Mais le sas s’ouvrit tout seul. La silhouette de Dea apparut juste derrière. Lorsque la porte se fut ouverte complètement, je remarquai que cette dernière portait un collisionneur à plasma portatif, dont elle braqua le canon sur Tanit. Sans hésiter ni changer d’expression, elle lui tira dessus.

Choquée, je vis Tanit s’écrouler. Dea lui avait tiré dessus quasiment à bout portant.

— C’est une alliée, m’écriai-je. Emmène-là à l’infirmerie !

— C’est le protocole, m’annonça alors Dea d’une voix désincarnée. La menace doit être endiguée. Si elle est encore vivante, celle-ci sera enfermée dans la soute, puis éventuellement gardée à disposition pour échange d’otage ou interrogatoire.

— Très bien, mais fais-lui les premiers soins d’abord ! En attendant, donne-moi ton collisionneur.

Je le lui arrachai des mains. Dea chargea Tanit sur ses épaules, la maintenant d’une main comme s’il ne s’agissait que d’une poupée de chiffon, puis elle se dirigea vers l’intérieur du vaisseau. Quant à moi, je fis demi-tour, bien décidée à donner un coup de main à Ren.

Mais le sas refusa de s’ouvrir. Excédée, je passai la bretelle du collisionneur sur mon épaule et tapai le code en manuel. Cela ne donna rien. L’accès m’était refusé.

— Tu veux jouer à ça, Elbereth ? criai-je à voix haute, sachant très bien qu’elle m’entendait.

La wyrm garda le silence. Je me dirigeai à pas décidés vers mon ancienne cabine, celle où j’entreposais tout mon barda et qui me servait désormais d’atelier. J’en sortis deux charges à neutrons, une unité électronique portable et une scie-laser, déterminée à forcer la porte, par un moyen ou un autre.

C’est dans le couloir de sortie que je me trouvai nez à nez avec Elbereth.

— Les ordres sont formels, m’annonça-t-elle de sa voix glaciale. On quitte cette orbite immédiatement. Bronagh est déjà partie. Lorsqu’on l’aura rejointe, il sera temps de configurer le collisionneur CERG sur le Mihrendelas. Je t’aiderai à le faire, comme lorsque tu as remplacé Alfirin, la première fois.

Je la regardai, sentant les larmes me monter aux yeux.

— Et Ren ?

— Ce sont ses ordres. La sécurité du clan est plus importante. Il nous rejoindra.

— Après avoir été la cible d’un tir du CERG ? Sans véhicule ? Et sans être protégé par son armure ? Ça m’étonnerait !

Elbereth garda le silence.

— Laisse-moi passer, Elbereth, finis-je par lui dire. Chaque seconde passée ici à discuter le bout de gras met Ren en danger !

Mais elle ne se poussait pas. À bout de nerfs, je la mis en joue :

— Laisse-moi passer ! Dernière sommation.

La wyrm me regarda en silence, mais elle finit par s’écarter. Je la dépassai et la laissai là, sur place, courant vers le sas. Il s’ouvrit sans que j’ai à forcer.

Je courus comme une dératée. Pourvu que Ren tienne ! Si j’arrivais pour trouver Arawn brandissant sa tête, alors…

Je tombai sur lui au détour du couloir. Ren était debout, se dirigeant vers son vaisseau, accompagné de Círdan. Son bras était en sang, et une estafilade rouge coupait sa pommette gauche, mais on avait l’impression que c’était lui qui soutenait le jeune ældien, et non le contraire.

— Rika, souffla Ren en me voyant. Que fais-tu là ?

Je me jetai sur lui sans réfléchir. Je ne réussis à attraper que ses hanches, bien sûr, et le collisionneur créait un obstacle entre nous, mais l’intention y était.

— Ren, murmurai-je en posant ma joue contre son ventre. Si tu savais comme j’en ai assez de m’inquiéter pour toi comme ça !

Je sentis sa main sur mon dos. Il me le tapota, puis me chargea sur sa hanche, comme l’avait fait Tanit. Aux yeux d’un observateur, la situation aurait paru cocasse : un extraterrestre humanoïde à la peau d'onyx et aux yeux dépourvus de pupilles, qui portait une très jeune humaine, tenant un collisionneur à neutrons, comme une petite fille son nounours en peluche.

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