L'ombre de Krorgo

8 minutes de lecture

Je pris mes enfants, aidée par Tanit, et me tournai vers Círdan et Angraema.

— Amenez-les à l’abri, leur demandai-je.

— Et toi ? m’interpella Angraema, m’adressant la parole pour la première fois depuis des jours. Où tu vas ?

— Tu le sais. Seconder ton père.

— Je viens avec toi !

— Non ! J’ai besoin que tu protèges mes enfants.

Círdan les prit dans ses bras.

— Je m’en occupe. Allez retrouver Ædhelharn, toutes les deux. Dame Tanit, dame Ardamirë, dame Erenwë et moi, allons dans la soute.

Tout en sachant que les ældiens détestaient cela, je le remerciai chaleureusement.

— Merci, Círdan. N’oublie pas de prendre le chien, Dio.

— Dio. D’accord.

Je le laissai partir au pas de course. Mais Arda et Eren se figèrent soudain.

— Et Maman ! Elle est toute seule sur son vaisseau !

Angraema se figea.

— Je vais la chercher ! Je sais piloter l’astronef.

J’avais eu le malheur de lui apprendre.

— Non, l’arrêtai-je. Tu ne feras rien tant qu’on ne sait pas ce qui se passe exactement.

Arda et Eren se mirent à gémir, mais Círdan prit la situation en main en les poussant devant lui.

— Allez ! les pressa-t-il. Il faut se hâter.

Je profitai qu’il disparaisse dans les étages inférieurs pour courir sur le pont, Angraema sur mes talons. Lorsque j’arrivai dans la salle des opérations, c’était déjà le branle-bas de combat. Dea était en train de détailler les cibles, alors que Ren, debout, se triturait la lèvre en cherchant à analyser la situation. Il n’avait même pas pris le temps de revêtir son armure.

— Des orcanides, m’annonça Elbereth en se tournant vers moi. Toute une armada. Je ne sais pas trop ce qu’ils font là, mais visiblement, ils reviennent d’une bataille. Victorieuse, vu l’état de leur flotte. Il y a six croiseurs.

Je me tournai vers Ren.

— Pourquoi ne les a-t-on pas vus venir ?

Ren baissa les yeux.

— Ils viennent juste d’entrer dans l’hyper-espace. C’est de la pure malchance.

— Bon, statuai-je en attrapant le câble de connexion. Ils nous ont tiré dessus, non ? Qu’est-ce qu’on attend pour les atomiser ?

Le visage sombre, Ren pointa un glyphe sur la carte.

— Qu’est-ce que c’est ? m’étonnai-je en avisant les petits triangles rouges – l’ennemi – entourant un triangle violet.

— Le Bronagh, me répondit Elbereth, les bras croisés. La flotte orcanide a réussi à l’isoler et s’en sert comme pare-feu. Si on tire, on risque de le toucher.

Angraema s’avança, les poings serrés.

— Maman est toute seule là-bas, quasiment aux mains de l’ennemi ! Il faut faire quelque chose !

— C’est ce à quoi je suis en train de réfléchir, grogna Ren.

— Mais il faut agir maintenant ! Et s’ils la capturaient ? Je sais ce que les orcanides font aux ædhellith, quand ils en attrapent ! Ils leur font dun...

— Tais-toi ! l’interrompit Ren. Tu m’empêches de réfléchir !

Je le devinai horrifié. Et il y avait de quoi. Malheureusement, pour Angraema, ce fut la goutte de trop. D’un geste aussi vif que soudain, elle attrapa le sigil dans la tunique de son père – le Silevril – et bondit vers la porte.

— Je vais porter secours à Maman ! hurla-t-elle en se jetant sur le pont. Regarde moi, père, et sois témoin !

Ren se précipita à sa suite. Mais Angraema, maligne, avait enclenché la fermeture manuelle de la porte de la salle avant de partir, ce qui l’arrêta.

— Elbereth ! tonna-t-il, furieux. Ouvre la porte !

La wyrm s’exécuta, mais cela fit perdre de précieuses secondes à Ren. Angraema était rapide. Pour gagner du temps, elle avait sauté directement sur le pont inférieur, sans même prendre l’escalier. Probablement paniqué à l’idée que sa fille se jette dans l’espace aux commandes d’un astronef qu’elle savait à peine piloter, Ren lui avait emboité le pas sans réfléchir. Mais, de la salle des commandes, on pouvait accéder à la soute où étaient stockés les deux astronefs solariens, sans passer par les interminables et monumentaux escaliers du vaisseau, et de façon beaucoup plus rapide.

— Je vais intercepter Angraema dans la soute atta, annonçai-je à Dea et Elbereth qui me regardaient passer ma combinaison en silence. Elbereth, tu devrais rappeler Ren. C’est ici qu’on a besoin de lui.

Elle hocha la tête.

— Je m’en occupe.

J’atteignis la soute avant Angraema. J’eus le temps de décrocher un collisionneur, trois chargeurs et un caisson de grenades thermonucléaires dans l’armurerie, et j’étais fin prête à partir lorsqu’elle débarqua, toute échevelée et pantelante de sa course avec son père.

— N’essaie pas de me retenir ! hurla-t-elle en se précipitant vers moi. Je dois aller secourir ma mère ! Hors de question de la laisser tomber aux mains des orcanides !

— Je ne viens pas t’en empêcher, lui annonçai-je. Je viens t’aider.

Angraema avait raison. Pour l’avoir vécu, je ne pouvais pas laisser Mana tomber entre les sales pattes des orcanides.

Angraema se figea net, et pendant un court instant, je retrouvai sur son visage l’expression de Pas Douée. Puis elle sourit.

— Dépêche-toi de monter dans l’astronef, lui dis-je. Ton père va arriver, et il ne sera pas content.

— J’ai bloqué la porte, m’annonça-t-elle fièrement. C’est une porte pare-invasion : même Elbereth ne pourra pas la débloquer tout de suite, elle sera obligée de retourner dans sa matrice dimensionnelle pour le faire !

Je hochai la tête. Angraema était vraiment redoutable !

La porte était en train de s’abaisser : c’était une énorme dalle en iridium, absolument inexpugnable. Lorsqu’elle arriva aux deux tiers de sa fermeture, je vis Ren, qui venait tout juste d’arriver, se jeter au sol pour passer de l’autre côté. Mais la porte était déjà trop basse. Toujours aussi réactif, Ren comprit et accepta immédiatement la nouvelle donne, en décidant du même coup de mettre toutes les chances de notre côté : je le vis me lancer son sigil sous la porte, juste avant qu’elle ne se referme.

Je le ramassai et le serrai contre moi. J’étais désolée de faire un coup comme ça à Ren, surtout dans ce moment-là. Mais, en un sens, c’était nécessaire.

— Ton père nous a donné son sigil, lui annonçai-je en brandissant l’artefact. Au moins, on pourra se battre un minimum.

Dans l’astronef, je laissai Angraema s’occuper du décollage pendant que je revêtais mon armure blindée. Hors de question de tomber entre les pattes des orcanides sans au moins 200 kg d’iridium sur la peau. La connexion de la machine sur mes ports terminaux, à laquelle je n’étais plus habituée, me fit grimacer, ainsi que la pression de ma combinaison pare-balle lorsque je l’ajustai sur mon ventre. Angraema me regarda avec un air stupéfait et horrifié : elle venait probablement de se rappeler que j’étais enceinte.

— Je dois probablement être la première légionnaire enceinte de l’histoire de l'Holos, lui dis-je avec un sourire pour essayer de la décoincer.

— Tu ne devrais pas être là, murmura-t-elle. Je veux pas être responsable de la mort de mes petits frères et soeurs !

— Tu n’en seras pas responsable, lui dis-je pour la rassurer. En revanche, moi, je le serais, si toi tu meurs. Je ne peux pas te laisser mener cet astronef contre toute une flotte orcanide, alors que tu n’y connais rien en navigation militaire !

C’était vrai. J’avais appris à Angraema à décoller et à diriger un astronef, mais pas à enclencher des tirs de missiles, ou à voler de manière à éviter de se faire canarder ou abattre en plein vol. Ça, c’était ma spécialité.

D’ailleurs, je pris les commandes rapidement. La flotte se déployait devant nous en formant une ligne de front très menaçante. Le cair de Mana se trouvait derrière cette ligne. Il était complètement isolé. Il était malaisé de les distinguer, car les vaisseaux orcanides ressemblaient plus ou moins aux ældiens, en plus déglingués et trafiqués. C’était déjà la deuxième fois que je me faisais cette réflexion : les orcanides ressemblaient aux ældiens, en version moche et cradingue. Ren avait été le premier à souligner la ressemblance entre les deux espèces, lorsqu’il m’avait dit que pour un sidhe, les orcanides représentaient l’ennemi suprême, car comme eux, ils combattaient pour « l’honneur et la collecte de trophées ». Cette similarité entre les ældiens et les orcanides ne me plaisait guère, mais si on poussait plus loin cette analyse, toutes les créatures du système d’Ultar se ressemblaient plus ou moins et étaient en relations étroites les unes avec les autres.

— L’ennemi nous a vu, annonça Angraema, le regard verrouillé sur la baie de notre cockpit. Je crois qu’ils vont nous attaquer !

Trois astronefs plus petits venaient de quitter un des croiseurs orcanides, et se dirigeait vers nous.

— Ennemi engage, annonça justement l’IA rudimentaire de mon astronef. Le tir de missile est recommandé.

— Engage C1, C2, C3, ordonnai-je en verrouillant le viseur sur les cibles. Exécution !

Mon premier tir élimina deux cibles sur trois. La troisième nous croisa et nous prit en chasse, cherchant à verrouiller ses tirs sur nous : pour lui échapper et l’empêcher de nous coller un missile aux fesses, je fus obligée d’entamer une série de loopings qui colla Angraema au plancher. Je l’entendis piailler lorsqu’elle se retrouva littéralement scotchée au plafond, mais elle réussit à s’accrocher quelque part et à remonter sur son siège sans dégâts.

— Mets ta ceinture, lui conseillai-je, on va rapidement passer les 5G.

Jamais je n’avais fait passer ce seuil de gravité à Angraema. Mais si elle devenait sidhe un jour, il fallait bien qu’elle apprenne ! Et c’était aujourd’hui le grand jour. Il n’y aurait pas un second.

— T’as une conduite sportive ! gémit-elle lorsque l’astronef fit une nouvelle embardée.

— Avec ce chasseur aux fesses, on a pas le choix, lui expliquai-je.

La pauvre Angraema vomit tripes et boyaux quand je décrochai derrière le petit croiseur orcanide, passant de 4 à 6G en quelques secondes. Mais comme d’habitude, elle récupéra rapidement. Je survolai le gros porteur en rase-mottes, suffisamment près pour voir les grosses faces sombres de l’ennemi à travers les minuscules meurtrières percées dans leur coque blindée, le chasseur toujours derrière nous.

— C’est le moment de leur balancer quelques charges, dis-je à Angraema en lui indiquant le bouton de commande des charges explosives. Vas-y, fais-le !

Malheureusement, elles explosèrent avant de toucher la coque du vaisseau ennemi. Ils avaient un bouclier. En passant devant leur nez, je les entrevis en train d’exulter, tous crocs et défenses dehors, l’un d’eux – le commandant, visiblement – brandissant une grosse massue hérissée de clous. En nous apercevant, ils s’excitèrent deux fois plus.

— Ils nous prennent pour du menu fretin, s’énerva Angraema, piquée au vif par leurs provocations. C’est parce qu’on est des femelles !

— Et alors, y en pas chez eux ? demandai-je en cherchant un minois féminin parmi ces faces de cauchemar.

Angraema secoua la tête.

— Papa dit qu’il n’en a jamais vu. Les orcanides n’emmènent pas leurs femelles sur le front, s’ils en ont : du coup, ils s’imaginent qu’ils vont pouvoir nous vaincre facilement !

Alors qu’Angraema répondait à leur invectives par forces grimaces et menaces, je décrochai de là et passai derrière le gros-porteur. Le cair de Mana était juste derrière, dans mon champ de vision.

— Le vaisseau de Maman n’est pas un bâtiment de guerre, m’apprit Angraema. Il n’est pas configuré comme tel. Mais elle possède quand même un bouclier. Si on le franchit, on pourra l’aborder facilement.

Mais le chasseur orcanide nous collait toujours au train. Soudain, une explosion nous aveugla : notre poursuivant venait d’être oblitéré par un tir venant de notre dos. C’était l’Elbereth.

— J’aurais dû embarquer une eyslyn, pestai-je. On aurait pu coordonner nos attaques, comme ça.

— Tu n’avais pas le temps, ni l’aval de papa, me répondit Angraema. C’est déjà extraordinaire d’avoir réussi à monter dans cet astronef sans sa permission !

Extraordinaire, oui… Et probablement suicidaire.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0