Cauchemar

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Les heures suivantes se déroulèrent dans l’angoisse. Lorsque Ren revint, j’étais allongée dans mon lit, prise dans un demi sommeil agité, rêvant de monstres arachnides et autres horreurs.

Je sentis le poids de mon compagnon sur le lit.

— Alors ? murmurai-je. Tu l’as trouvé ?

De dos, Ren secoua la tête.

— Non, répondit-il simplement.

J’étais surprise qu’il abandonne aussi vite. Mais d’un autre côté, Ren devait être épuisé. Il avait dû mener une dure bataille la veille et avait à peine eu le temps de récupérer.

— Viens », l’appelai-je en tapotant le matelas.

Ren se débarrassa de sa tunique et me rejoignit sans se faire prier. Je commençai à lui masser les épaules, mais il me repoussa sur le matelas et m’observa, ses longs cheveux blancs pendant de manière sauvage sur les muscles sombres de son torse. Sa main dessina des cercles sur mon ventre, puis effleura mes seins, avant de glisser entre mes cuisses.

— Arrête, souris-je en faisant mine de me dérober. Je viens d’accoucher. Même si Dea m’a badigeonnée de raffia, je ne le sens pas.

Mais Ren ne sembla pas rebuté. C’était plutôt étonnant, car d’habitude, il suffisait de la plus petite hésitation de ma part pour qu’il cesse immédiatement de me toucher.

— On n’a qu’à faire dun-dun, proposa-t-il avec un demi-sourire.

Un peu choquée, je me redressai.

— Dun-dun ?

Avais-je bien entendu ?

— Tu ne connais pas la signification de ce mot ? C’est du dorśari, à la base. Dialecte khari.

— Je viens de te dire que je ne pouvais pas, répliquai-je plus durement.

— Ça ne se fait pas par le même orifice, m’apprit-il.

Je le fixai. Ren avait bu, ou quoi ?

— Tu plaisantes, Ren ?

— J’estime qu’on se connaît suffisamment assez pour pouvoir passer à la vitesse supérieure, Rika. Tu as eu deux portées de moi. Tu n’as pas envie d’explorer autre chose ? Pourquoi continuer à faire l’amour comme des humains ? Je croyais que tu voulais découvrir les manières ældiennes. Tu as mangé le piwafwi de Caëlurín, je sais que tu es aventureuse... »

Il esquissa un sourire suave, les gemmes félines de ses yeux posées sur moi d’un air inquisiteur. Je sentis quelque chose s'enrouler autour de mon ventre et glisser lentement entre mes cuisses. Lorsque la chose en question vint titiller mes fesses, je sursautai.

— Ren, soufflai-je, arrête s’il te plaît. Je ne te reconnais pas !

— Bon. Si tu ne veux vraiment pas… Je peux toujours te mordre », sourit-il en me dévoilant ses canines.

Un tremblement brutal secoua mes épaules. J’avais peur, comme au tout début de notre relation. Je me sentis ramenée des mois en arrière, lorsque j’avais senti son désir impérieux contre ma cuisse dans les thermes du vaisseau, et les caresses possessives de ses grandes mains noires et griffues sur mon corps.

— Stop, soufflai-je en le poussant en arrière. Ce n’est pas drôle !

Il se mit à rire, mais cruellement. Et soudain, il me saisit entre ses bras puissants. Je me retrouvai collée à lui. Il me serrait très fort, si fort que je ne pouvais rien voir d’autre que sa peau anthracite.

— Ren ! grinçai-je en me débattant. Lâche-moi !

Son contact était aussi dur et froid que de la pierre. Et il me faisait mal ! Son étreinte n’avait plus rien à voir avec la sensation confortable et rassurante que j’éprouvais d’habitude en étant contre lui.

— Je me suis suffisamment retenu, gronda-t-il d’une horrible voix de gorge. Mana a raison. À quoi ça sert d’avoir une femelle humaine, si c’est pour se priver du véritable plaisir ?

Son panache s’était enroulé autour de moi comme une tentacule de kraken de l’espace autour d’un navire en perdition. Jamais Ren ne s’était servi de sa queue de cette manière ! La vue d’un volumineux appendice de chair pourpre et palpitante, qui émergeait de la fourrure blanche à son extrémité, me fit redoubler de hurlements.

Puis je me souvins que Ren n’avait plus son panache. Je le lui avais coupé !

En réussissant à dégager un peu ma tête et à la tourner sur le côté, je compris où se situait le problème : j’étais dans les bras de Tínin ! Sur le côté, de part et d’autre du lit, se dessinaient les huit pattes rayées de l’infâme créature hybride qu’il était devenu.

Je hurlai à m’en décoller les poumons. La panique était telle que j’en perdis toute faculté de raisonnement. J’étais contre l’arachnide, sous son abdomen ! Et pendant ce temps-là, l’horrible Tínin fouillait mon cou pour me mordre, deux épouvantables chélicères sortant de sa bouche.

Mes hurlements de terreur durent s’entendre dans tout le vaisseau. Et la cavalerie arriva, impuissante, alors que je me débattais en hurlant : d’abord Elbereth et Dea, qui pointait vainement un collisionneur :

— Tire, mais tire ! la pressait la wyrm.

— Je ne peux pas sans risquer de la blesser ! répliqua Dea.

Puis Angraema, qui hurlait aussi, paralysée de terreur devant cette abomination.

Je continuai à lutter en glapissant, hystérique. L’horrible Tínin fouillait dans mon cou, tandis que l’araignée frottait quelque infâme organe contre moi, cherchant à percer mon corps.

Mon tourment prit fin lorsque Ren planta sa lame dans l’abdomen de la créature, qui déversa ses fluides verts et jaunes sur moi alors que je continuai de hurler, ses chélicères plantées profondément dans le cou…

— Rika ! Calme-toi !

J’ouvris les yeux, tout en continuant à me débattre et à crier. Ren me tenait les bras, aidé, justement, de Dea et Elbereth.

— Ça va aller Rika, me fit cette dernière de sa voix posée. Ce n’était qu’un cauchemar. Une illusion causée par une portion contaminée de l’Ethereal.

Je mis du temps à me calmer. Il fallut une piqûre de silentium administrée par Dea, et la voix douce et mélodieuse de Ren qui me murmurait des sons rassurants à l’oreille, tout en me tenant contre lui avec délicatesse. S’il m’avait serré juste un petit peu plus fort, j’aurais paniqué, mais mon compagnon avait un sixième sens pour discerner mes peurs.

— Tínin… finis-je par balbutier. L’araignée… !

— Je lui ai donné la paix, murmura Ren. On en parlera demain.

Du coin de l’œil, j’osai un regard vers lui.

— Il est venu ici ?

Ren secoua la tête.

— Non. Il était dans la soute. Dans le vaisseau de Mana. L’autre soute. Il n’est jamais monté sur l’Elbereth : il ne le pouvait pas.

Vu les précautions que prenait Ren pour en parler, je devinai qu’il avait lui-même été horrifié par cette confrontation. Combattre cette chose avait dû être atroce.

J’eus des difficultés à me débarrasser des lambeaux de ce cauchemar. C’était la première fois que j’expérimentai une illusion de la Trame. Je savais que ces fantasmagories représentaient un risque, lorsqu’on naviguait dans cette partie de l’univers. Un risque souvent mortel : nombreux étaient les équipages qui, pris par la folie et prisonniers de leur enfer personnel, avaient commis des massacres ou sabordé leur propre vaisseau. Si j’avais eu un collisionneur à portée de main, ou un émetteur à faisceau gravitationnel miniaturisé… J’aurais tiré sur Ren et troué la coque.

Le plus terrible, c’est que ce cauchemar sorti de mon subconscient par les sombres forces de l’Ethereal eut des répercussions durables sur ma façon de considérer ceux qui m’entouraient. En mêlant des traumatismes partiellement résolus et des éléments réels à mes pires peurs, cette illusion avait semé le doute dans mon esprit. Pour commencer, je ne pouvais plus regarder Ren. Ses cheveux blancs m’évoquaient ceux de Tínin ou la soie d’Unëlianth, tandis que son corps sombre et puissant me rappelait le viol sauvage auquel j’avais échappé de justesse dans les arènes de Keteres. Aux débuts de notre relation, Ren lui même avait constitué une menace de cet ordre là : c’était un exogène dont j’ignorais les modalités de reproduction et à qui je prêtais les pires intentions. Jamais je n’avais eu de rapport avec lui sans l’assistance des configurations et je savais bien que s’il me forçait sous ma forme humaine, ce serait tout à fait suffisant pour me tuer, ou du moins, me blesser gravement. Par la grâce de l’Omnipotent, il n’avait plus son panache ! La petite voix vicieuse de l’Abîme m’avait fait comprendre ce que les mâles ældiens pouvaient en faire. Cet usage était probablement la véritable raison pour laquelle les femelles le leur coupaient.

— Ça tombe vraiment mal que cette attaque psychique lui tombe dessus pile à ce moment-là, alors qu’elle vient d’accoucher, entendis-je murmurer Elbereth sur mon lit de délires, le jour où je parvins enfin à en émerger.

— Ce qui tombe mal, surtout, chuchota Dea en réponse, c’est cette découverte dans le cair de Míriel !

— On aurait dû sortir du Dédale immédiatement, ajouta Elbereth. J’aurais dû le dire à Alfirin. Elle n’est pas encore prête pour ça et il ne peut pas tout le temps lui servir de bouclier. La prise de l’Abîme est trop forte, chez elle.

— Ça devait arriver… Ses parents étaient des hérétiques, tu sais. Et elle a été très affaiblie par la naissance de Caëlurín.

— Justement, soupira Elbereth.

Je gardai les paupières soigneusement fermées. Je prenais un plaisir nostalgique à entendre Dea et Elbereth parler ensemble ainsi, comme un enfant impuissant face aux décisions de ses parents. Le bavardage des deux navigatrices avait un côté étrangement rassurant.

Elbereth resta avec moi, même lorsque Dea quitta la pièce. Lorsque je finis par ouvrir les yeux, je la trouvai assise sur le rebord de mon lit.

— Tu ne veux plus voir Alfirin ? me demanda-t-elle de but en blanc.

J’évitai lâchement son regard en tournant le visage vers la paroi opposée à ma couchette.

— Je n’ai jamais dit ça, murmurai-je.

Elbereth me fixa en silence.

— Au final, c’est pourtant ce qui se passe, observa-t-elle.

Elle se leva et regarda autour d’elle. On m’avait couché dans la cabine que j’occupais lors de mes premiers temps sur l’Elbereth : sûrement une idée de Ren, pour m’éviter de me repasser le film du traumatisme que j’avais cru vivre dans nos appartements.

— Pourquoi ? Il te dégoûte ? lâcha Elbereth en me regardant à nouveau.

Je secouai la tête en signe de dénégation.

— J’ai eu très peur, Elbereth.

La wyrm me regarda sévèrement.

— Je pensais que tu étais assez forte. Que tu étais différente des autres humains.

— Je ne suis pas plus spéciale que les autres, admis-je avec un soupir. Comment vont les enfants ?

— Ils vont bien. Tanit les nourrit.

Cette nouvelle acheva de me réveiller.

— Tanit ? Mais comment…

Elbereth se tourna vers moi.

— Tanit attend une portée, asséna Elbereth en me regardant dans les yeux. Elle nous l’a annoncé il y a quelques jours : juste le soir de ton délire, en fait. Du coup, elle a été à même de nourrir tes petits pendant que tu délirais.

Le cœur battant la chamade, je m’appuyai contre le mur de ma couchette. Sans savoir exactement pourquoi, je me sentais déclassée. Tanit… Contrairement à moi, elle pouvait donner à Ren ce qu’il voulait vraiment.

— Ça fait combien de temps que je délire, exactement ?

— Presqu’une semaine. Il fallait bien trouver une solution pour nourrir les petits. Tanit s’est proposée pour ce faire. Et comme c’est la seule femelle gravide sur ce bord...

J’aurais probablement dû ressentir du soulagement et de la reconnaissance. Mais l’idée de Tanit donnant le sein à mon dernier né – et aux autres aussi, selon toute vraisemblance – et devant Ren, étant donné le manque de pudeur des ældiens, me rendait folle de jalousie. Et qui s’occuperait du suivi de sa portée ? Les embryons avaient besoin d’apports génétiques réguliers pour rester viables !

— C’est qui le père ? m’enquis-je rapidement. On le sait ?

Elbereth me regarda.

— Arawn-Arowed. Tanit était sa concubine. Elle ne te l’avait pas dit ?

Je secouai la tête en silence. Elle ne m’avait rien dit. Elle m’avait même caché qu’elle était enceinte.

— Je pense qu’elle a attendu le bon moment pour l’annoncer à tout le monde, fit Elbereth pensivement. Elle voulait attendre que tu mettes bas, par politesse… Ou pour frapper un grand coup.

Je la fixai dans les yeux.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Elle ouvrit ses mains fines.

— Oh, je dis ça sans intention particulière, ricana-t-elle. Mais désormais, on ne peut plus faire demi-tour. Et qui va devoir s’y coller, à ton avis ? Si on ne fait rien, les petits de Tanit mourront. Et nous représentons peut-être la dernière colonie ældienne dans toute cette galaxie, à présent.

En voyant ma tête déconfite, Elbereth cessa de rire et revint s’asseoir sur le lit.

— J’ai désapprouvé ta présence ici, au début, avoua-t-elle avec sa brutalité habituelle. Je pensais que tu étais mauvaise pour Alfirin, que tu allais l’affaiblir. Pour te tester – et t’éliminer si besoin – j’ai même truqué les épreuves sur Æriban en utilisant ma matrice dimensionnelle pour invoquer les sældar, sans savoir qu’ils avaient eux aussi été contaminés par cette menace qui touche votre réseau. Mais tu as fini par me convaincre. Lorsque tu t’es synchronisée avec moi, et que j’ai vu ce qu’il y avait à l’intérieur de ton cœur, j’ai compris que tu étais la meilleure chose qui pouvait arriver à mon seul ami. Bien sûr, cela m’arrive de te jalouser. Avant que tu n’apparaisses, il m’appartenait exclusivement. Je ne recevais d’ordre de personne d’autre que lui et il me traitait en égale. Et Alfirin refusait de s’unir à une autre créature : j’étais la seule, l’unique. Certains croient bon de comparer la synchronisation entre un wyrm et l’ædhel à qui il s’est voué à une union charnelle… Bien que je connaisse son corps par cœur, que j’en ressente les moindres blessures et états, cette comparaison reste largement exagérée. Non seulement je n’ai aucune appréhension physique d’Alfirin dans mon corps à moi, mais en plus, je n’ai pas envie d’en avoir. Je n’aime pas les organismes mâles, pas de cette façon là. Alors je te le laisse. Mais ne l’abandonne pas. Il en mourrait, tu sais ? Et moi, je me retrouverais seule, à errer dans l’espace.

Elle se leva.

— Je considère qu’on a eu cette discussion que tu attendais, statua-t-elle. Maintenant, trouve une solution pour les renards que j’ai déstockés dans la soute, et va retrouver tes enfants et leur père. Ne les laisse pas aux mains d’une étrangère, aussi bien intentionnée soit elle. Avec un peu de chance, on trouvera Kharë avant qu’Alfirin n’ait besoin d’inséminer la portée de Tanit. Tu ne peux pas savoir comme cette idée le révolte… Je voudrais lui éviter ça.

Ayant proféré ces avertissements, Elbereth me planta là. Je n’avais pu en placer une, et même si j’avais eu envie de parler, cela aurait été impossible. Elbereth avait répondu à toutes mes questions.

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