Le maître de guerre
Angraema eut droit à une « permission » environ un mois après avoir été enfermée dans la salle des armes par son père. Je la trouvais plus sèche et anguleuse, mais en assez bonne forme. La première chose qu’elle fit fut de se ruer à la cuisine, et elle mangea le repas que nous lui avions préparé pour son retour provisoire avec une joie manifeste.
« Si vous saviez comme je mange mal ! se plaignit-elle. Papa – Maître, pardon – dit que je dois subvenir à tous mes besoins toute seule. J’ai faim, mais faim !
Ren, qui arriva à ce moment là, lui jeta un regard rapide.
— De quoi te plains-tu ? Je t’apporte de quoi te sustenter, tu n’as même pas à chasser ou à faire pousser ta nourriture, seulement à cuisiner. Quand j’étais sur Æriban, je devais me débrouiller pour manger, et si je n’attrapais rien, je jeûnais.
Angraema profita de ce que son père était dans son dos pour rouler des yeux.
— Pas étonnant que sa croissance se soit arrêtée avant celle des autres, me murmura-t-elle en Commun. Je m’entraîne avec la mémoire fantôme d’un autre maître quand il n’est pas là, une grosse brute qui fait presque une tête de plus que lui ! »
Je lui fis une petite grimace, montrant mon déplaisir à cette remarque peu respectueuse sur son père, qui, justement, abattit sa main sur la table juste devant sa fille.
« Je comprends le Commun, lui rappela-t-il, et je le parle couramment. Quant à cette grosse brute, comme tu le dis si complaisamment, c’est Śimrod Surinthiel, ton grand-père, qui aurait pu te tuer d’un claquement de doigt. Alors sois un peu plus respectueuse.
—Pardon, ard-ael », s’excusa Angraema en utilisant l’appellation traditionnelle ældarin pour « maître ».
Sans répondre, Ren attrapa son assiette, dans lequel se trouvait encore une part de coimas tartiné de sauce sucrée.
« Tu manges trop », dit-il simplement avant d’avaler la part de gâteau à sa place.
Angraema fit mine de protester, mais elle choisit de se retenir. Visiblement, la sévérité de son père envers elle n’était pas qu’une simple plaisanterie.
Tanit jeta un petit regard en direction de mon compagnon, cachant un sourire discret. Cela aussi, je le remarquais. Il faut dire que c’était la première fois que Ren consentait à manger son coimas.
Círdan, qu’on voyait moins ces temps-ci, buvait des yeux sa dulcinée. Il avait mis la main à la pâte en aidant à la cuisine, tenant à préparer l’un des plats préférés d’Angraema. Malheureusement pour le jeune ældien, cette dernière avait tout mangé en pensant que c’était Tanit et moi qui avions tout fait, et fidèle à la discrétion qui sied aux mâles comme il faut, il ne s’était pas mis en avant en revendiquant la part qu’il avait prise à la confection du festin.
Pour ma part, je profitais de ce que Ren quitte la salle (en emportant un autre bout de coimas) pour assouvir ma curiosité envers son père.
« A quoi il ressemble, ce Śimrod Surinthiel ? demandai-je à ma nièce en me penchant vers elle.
Debout derrière moi, je sentis que Tanit s’était rapprochée pour écouter.
— Il ressemble à un sidhe tel qu’on peut se les imaginer, répondit Angraema en fourrant une nouvelle friandise dans sa bouche. Grand, menaçant et bardé d’iridium. Tu veux le voir ? Je peux te le montrer, si tu veux.
Je jetai un coup d’oeil rapide vers le couloir. Pour une raison qui n’était pas vraiment définie dans ma tête, je préférais que Ren reste ignorant de ma curiosité.
— Allons-y », dis-je à Angraema en constatant que mon compagnon n’était pas dans les parages.
Tanit, flanquée d’Isolda qui portait mon dernier-né, nous suivit. Je souhaitais faire cette visite discrètement, mais je ne voulais pas leur interdire expressément de venir, au risque de dévoiler le malaise que cette entrevue avec un mort me causait. C’est donc toute une petite procession qui se rendit dans la salle des armes à la suite d’Angraema. Círdan, pour sa part, resta pour aider à débarrasser, préférant attendre le retour de sa belle plutôt que de bafouer son intimité.
C’était la première fois que Tanit – et Isolda, bien sûr – entraient dans cette salle, et elles en furent aussi impressionnées que je l’avais été. Si ce n’est plus : j’ignorais à l’époque à quoi elle servait, et je n’avais pas relié les innombrables trophées de guerre qui y étaient exposés à Ren, « l’exo » qui m’avait embarqué sur son bord. Tandis que Tanit, silencieuse, admirait ces derniers, je notai la présence de la tête grimaçante de Brack’thal, posée aux pieds de la terrible statue du dieu de la guerre. Dans une alcôve, bien cachée derrière les innombrables arches qui ceignaient la salle tout le long, je distinguai un matelas et des draps repliés : le camp d’Angraema.
« Tu n’as pas peur de dormir là toute seule ? lui murmurai-je en avisant l’immensité de cette salle, sertie de toutes sortes de trophées macabres et de cette terrifiante statue dont je savais le regard glaçant capable de s’animer.
— Si, m’avoua Angraema, je suis terrifiée. Mais ce sont les ordres de mon maître, à qui je dois obéir en tout point. Il dit qu’il est nécessaire que les sí soient coupés de leur quotidien confortable pendant la durée de leur apprentissage.
Je l’observai, concernée.
— Il n’est pas trop dur avec toi ?
— Il est horriblement dur, tu veux dire, répliqua Angraema en tirant un objet de sa tunique. En tant que père, il n’a jamais été d’une tendresse exemplaire avec nous, ses filles. Mais en tant que maître de guerre, il est mille fois pire ! »
J’avais du mal à accepter cette donnée, mais je pouvais facilement l’imaginer. Il me suffisait de me rappeler à quel point Ren avait pu se montrer froid et impitoyable au début, avant que nos sentiments et notre relation se développent.
Songeuse, je regardai Angraema poser une espèce de cube ouvragé en métal irisé au centre de la pièce. Se pouvait-il que Ren favorise injustement les enfants que j’avais eu de lui, et délaisse ceux qu’il avait produit avec Mana ? Peut-être qu’Ardamirë et Erenwë avaient leurs propres raisons de quitter le bord de leur père. Cette idée me dérangeait.
Le changement subit de décor que connut la pièce me tira de ces sombres pensées. Tanit se retourna brusquement, se retrouvant à côté de la statue d’un sidhe en armure qui ne se trouvait pas là la seconde d’avant. Nous nous trouvions dans une autre salle, portant également des colonnades sculptées et des statues guerrières, mais différente, et, d’après la perspective infinie que je voyais se déployer de tous côtés, beaucoup plus grande. En outre, elle était ouverte : un ciel nocturne et étoilé s’ouvrait au dessus de nous, sur les côtés duquel j’aperçus des pics enneigés et monumentaux, qui, bien qu’immenses, apportaient une étrange sensation de réconfort à un observateur ayant passé sa vie dans l’espace. Le plus étrange, c’est que je pouvais sentir le vent vivifiant qui descendait de ces montagnes enneigées, et en regardant Tanit et Isolda, je vis qu’elles le sentaient aussi. La barde ferma un instant les yeux et écarta ses longs doigts, comme si elle voulait s’imprégner de cette réminiscence d’un très lointain passé.
« C’est la salle d’entraînement principale de l’académie d’Æriban, m’apprit Angraema en configurant son sigil. C’est là qu’on va pour bénéficier du savoir des maîtres des temps passés.
Je me tournai vers elle, curieuse.
— Pourquoi as-tu sorti ton arme ?
Angraema me regarda en secouant la tête, comme si j’avais fait une plaisanterie.
— Vaut mieux qu’il vienne m’attaquer moi que vous, répondit-elle d’un ton sibyllin. Même s’il me met une raclée à chaque fois ! »
Elle avait à peine proféré ces mots inquiétants que je sentis une présence supplémentaire dans la pièce. On ne pouvait pas se tromper sur sa nature, tant l’air se modifia pour se charger d’une vibration lourde et menaçante. En voyant ma réaction, Angraema me jeta un coup d’oeil appréciateur, puis elle resserra la prise sur son arme.
« Si tu ressens ça, me dit-elle, c’est que tu es faite pour être sidhe, toi aussi. Personnellement, je l’ai toujours su : tu devrais demander à papa de te former. Il n’osera jamais te dire non, et il sera sans doute plus gentil qu’avec moi ! »
Mais il me mettra entre les pattes de Śimrod Surinthiel, songeai-je en apercevant la haute et sombre silhouette de ce dernier, qui était apparue de derrière une alcôve juste dans le dos d’Isolda. La jeune fille, qui tenait toujours mon bébé dans les bras, ne se doutait de rien. Elle fut tirée sur le côté par Tanit juste au moment où le fantôme – qui ressemblait à un ædhel bien vivant, en chair et en os – se décida à marcher d’un pas martial et déterminé droit sur Angraema.
Je vis cette dernière se concentrer, et réajuster à nouveau sa prise. Elle avait peur. Cela pouvait se comprendre : son adversaire, avec sa froide détermination, son silence et son expression glaciale, dégageait une aura qui hérissait l’échine. De très haute taille, il était nettement plus grand qu’Angraema, qui avait l’air d’une frêle adolescente à côté de lui – ce qu’elle était, en réalité. Aussi puissant physiquement qu’un orcanide, il arborait deux yeux rouges sans pupilles qui luisaient comme le feu de l’enfer dans un visage si sombre qu’on avait peine à en discerner les traits. Ses longs cheveux blancs lui arrivaient jusqu’en bas du dos, et ils étaient retenus en arrière par une demi-queue tressée qui dégageait ses oreilles noires et pointues, chargées d’anneaux en mithral. Cette chevelure d’un blanc électrique et ces trois anneaux formaient les seules touches de luminescence sur cette créature qui exsudait les ténèbres par tous les pores de sa peau onyx. Śimrod Surinthiel était vêtu d’une armure noire recouverte d’un piwafwi de la même couleur, passé derrière ses épaules. Il croisa bientôt les bras sur ses hanches, produisant en moins d’une seconde deux fois deux mètres d’iridium courbe et acéré dans une sinistre vibration de métal, tout cela sans cesser de marcher sur Angraema. Puis il attaqua, sans transition ni fioriture.
Direct, observais-je. Pas d’effet d’annonce, pas de présentations, de défi ou de petite phrase didactique… Il l’attaque tout de suite, et sans rien dire.
Angraema para son premier coup – deux coups en un, en fait – avec une difficulté évidente, ainsi qu’en témoignaient son visage serré et ses dents crispées. Je constatai que le métal, lorsqu’elle paraît les attaques violentes du Śimrod virtuel, faisait le même bruit qu’avec un véritable adversaire. Ce n’était pas un hologramme, ou une quelconque représentation en trois dimensions : c’était le véritable Śimrod, qui, par le miracle d’une technologie aussi fabuleuse qu’inconnue, se trouvait présentement avec nous, relevé d’entre les morts.
« Tu ne peux pas lui parler ? lançai-je à Angraema qui se débattait avec le fantôme, complètement submergée.
Elle couina lorsqu’il l’envoya au sol d’un coup de pied vicieux au ventre, puis se releva dare-dare, se mettant hors de portée.
— Quand je le fais, il me rit au nez ! protesta Angraema. Pas tout le temps, mais ça arrive. Et je déteste ça ! »
Je le comprenais aisément. Le fantôme de Śimrod ne tarda pas à laisser éclater son rire sardonique lorsque la pauvre Angraema tenta une botte qui n’eut aucun effet, avant de revenir à son expression glaciale et de lui asséner un méchant coup du revers du poignet, qui la laissa complètement assommée.
« Bon, vous avez vu, maintenant ? murmura Angraema. Je peux le laisser me tuer ?
— C’est obligatoire ? m’étonnai-je, horrifiée.
Occupée à parer un nouveau coup brutal, Angraema ne répondit pas tout de suite.
— C’est le seul moyen de le renvoyer. Ça, ou le battre. Ou appeler papa, mais ça, c’est hors de question !
— Qu’est-ce qui se passe, quand il te tue ? demandais-je tout de même.
— Je tombe dans les pommes pendant quelques petites secondes. Pas agréable, mais pas horrible non plus. »
Je fixai la jeune ældienne, stupéfaite. Combien de fois par jour était-elle obligée de vivre ce cauchemar ? Au moment où je me posais cette question, Isolda, qui jusqu’ici avait observé le combat avec un intérêt peu concerné, fit cinq pas en avant et alla se planter devant le terrifiant guerrier. Je hurlai, croyant sa dernière heure arrivée, mais le fantôme de Śimrod se figea instantanément et resta planté là, immobile devant elle.
« Où est mon bébé ? glapis-je en me précipitant, inquiète à l’idée que le fantôme de Śimrod Surinthiel le catalogue comme ennemi et ne l’écrase comme un fruit mûr.
— Il est dans mes bras, me rassura Tanit. Je le lui ai pris dès que le maître d’armes est apparu. »
Je soupirai de soulagement, puis reportai mon attention sur Isolda. Debout sur la pointe des pieds, la jeune humaine observait Śimrod.
Cette scène me marqua dans toute son étrangeté : une petite humaine à côté d’un ædhel à l’aspect particulièrement menaçant, qui faisait deux fois sa taille et dont une seule pichenette de l’index aurait pu la décapiter. Glacée, je me remémorai l’histoire rapportée par Mana, celle de Śimrod avec son esclave humaine. Le cauchemar que cela avait dû être pour cette pauvre fille !
« Tu n’as pas peur ? soufflai-je à l’imprudente en allant la rejoindre.
Isolda mit temporairement fin à son observation pour me regarder.
— Non… Vous avez peur, vous, avec votre mari ælfe ?
Je la regardai sans rien dire. Etait-ce donc ainsi que j’apparaissais à ses yeux ? Me voyait-elle de la même façon, moi, à côté de Śimrod ?
— Ce n’est pas pareil, lui répondis-je. Mon époux est gentil, alors que celui là... »
Je le regardai à nouveau. De près, Śimrod Surinthiel ressemblait beaucoup à Ren. En plus grand, plus épais, et cent fois plus méchant.
« Si un jour tu tombes sur un elfe comme ça, fis-je à Isolda en me tournant à nouveau vers elle, je te conseille de fuir. Comme tu le sais déjà, tous les elfes ne sont pas aussi bien intentionnés que le commandant de ce vaisseau.
— Mon père n’était pas méchant, coupa la voix sévère de Ren. C’était un sidhe, qui accomplissait son travail de sidhe.
L’image disparut. Ren, lui, apparut dans mon champ de vision, le cube magique dans la main.
— Ne gronde pas ta fille, lui murmurai-je en cherchant sa main. C’est moi qui ai demandé à voir ton père. Les autres ont suivi. »
Le premier réflexe de Ren fut de se soustraire à ma prise, mais j’insistai et glissai ma paume dans la sienne. Ce contact sembla le calmer immédiatement, comme cela se passait lorsque je prenais son panache et le caressais, à l’époque où il l’avait encore.
« Ce n’est pas un jeu, grogna-t-il entre ses dents. Et il s’agit de mon père, un maître respecté d’Æriban !
— Je sais, Ren. Viens avec moi. Allons voir nos petits, un peu. »
À force de persuasion, je réussis à le pousser hors de la salle. Angraema afficha un visage empli de soulagement, et s’éclipsa bien vite. Isolda fut la dernière à sortir, et la porte se referma derrière elle.
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