La maison des Marcheurs d'Ombre
Ren revint vaincu au vaisseau, dans le sens où il avait été obligé de reprendre sa forme originelle pour pouvoir évoluer en sécurité sur Kharë, et avait dû en venir aux mains avec un marchand d’esclaves de race goulelourde qu’il avait en outre été obligé de tuer. Une telle défaite par rapport à ses principes non-interventionnistes l’avait mis de sombre humeur, et je le laissai se décrasser du sang de son adversaire sans l’accompagner.
En outre, il n’avait pas appris grand-chose, ainsi qu’il nous le confirma pendant le dîner. Mais il avait emprunté un document aux archivistes sluaghs de Kharë.
« J’ai interrogé les archives de la ville sur cette famille Rilynurden, dit-il à sa fille en lui jetant un lourd volume qu’elle rattrapa au vol. Ce nom n’est mentionné que dans ce bouquin. Compile-moi ça et fais-moi un rapport dans une heure. »
Après lui avoir jeté un regard à la fois flatté et inquiet, Angraema ouvrit le volume, couvert par une peau d’espèce indistincte et fermé par une impressionnante fermeture à verrous, apparemment forcée par Ren. Lorsqu’elle l’ouvrit, des lueurs colorées s’en échappèrent – provoquant un net mouvement de recul de l’assistance – et se rassemblèrent au-dessus de la table en une image holographique scintillante et onirique.
« Pas ici », lui précisa Ren après avoir jeté un œil intéressé à la holo, qui représentait une ville souterraine aux toits encore plus tarabiscotés que ceux de Kharë.
De cette image irréelle en trois dimensions, dont la constitution s’accompagnait d’une bizarre petite musique aigre, une fumée s’éleva pour composer les caractères aux angles aiguisés et agressifs du syllabaire dorśari.
« Je ne sais pas lire le dorśari, admit Angraema.
Son père la regarda, plutôt durement.
— Je t’avais dit de l’apprendre au plus vite.
— J’ai pas eu le temps, se défendit-elle. Tu m’as dit qu’il fallait que je désarme au moins un bras de Maître Śimrod Surinthiel. J’ai toujours pas réussi !
Ren soupira.
— Laisse tomber cette quête pour l’instant. Tu y reviendras plus tard. Mais dépêche toi d’apprendre le dorśari.
— Je peux l’aider à faire cette compilation, si tu le souhaites, Ren, proposa Tanit.
Le susnommé lui jeta un regard pensif. Puis il hocha la tête.
— Faites ça. Et revenez me voir quand ce sera fini. »
Tout le monde s’éparpilla à ses tâches respectives. Je restai seule avec mon compagnon, qui poussa un soupir las.
« C’est vraiment une horrible ville, murmura-t-il en se resservant un verre de gwidth. Je suis content de ne pas y être né !
Passant dans son dos, je me juchai sur un tabouret et commençai à lui masser les trapèzes.
— Pourquoi y serais-tu né, Ren ?
Il me jeta un bref regard par-dessus son épaule.
— Mes ancêtres sont khari… Enfin, du côté de mon père.
Je lui tapotai le muscle, me voulant rassurante.
— On a déjà parlé de tout ça, toi et moi, lui rappelai-je. Et on est d’accord pour dire que ce n’est pas ce qu’ont fait nos parents ou grand-parents qui nous caractérise, mais les choix qu’on fait, nous.
Il posa sa main sur la mienne et la serra d’une petite pression, avant de la relâcher pour saisir sa coupe de gwidth.
— J’ai assisté à trois exécutions, rien qu’en une visite, précisa-t-il, et d’autres ædhil sont venus me chercher des noises… Cette femelle qu’on a rencontrée, le premier jour.
Je me crispai.
— Tu t’es battu avec elle ?
— Non. J’ai pris la tangente. Mais elle a déposé une requête au Conseil des Mères. Elle veut que je lui serve d’étalon pendant mon séjour ici… En refusant, je bafoue le règlement de Kharë.
— Encore une ! pestai-je. Il y a plein d’autres mâles, pourquoi doivent-elles absolument s’en prendre à toi ?
— Il n’y en a pas tant que ça, m’apprit Ren. Les lois sont tellement sévères pour les mâles, à Kharë… Ceux qui peuvent fuient. Qu’est-ce que tu fais ?
Je m’étais relevée.
— Je vais à terre, lui répondis-je. Je vais demander une audience à ces Mères de malheur, moi aussi.
Ren me jeta un regard que je jugeai alarmé.
— Tu ne peux pas faire ça ! Encore moins sous cette forme. Tu te ferais tuer !
— Je vais faire une configuration. Je ne peux pas laisser toutes ces femelles te revendiquer, Ren : je vais faire reconnaître notre statut de couple marié et demander à ce qu’on unisse sous les égides de Lethë.
— Ce n’est pas une bonne idée. On n’a pas besoin de ça pour faire exister notre union !
— Cette femelle khari a parlé de signe, lui précisai-je avec humeur, décelable par les ellith. Ainsi, ni Tanit ni Mana ni personne ne pourra plus demander à ce que tu fécondes ses embryons ou je ne sais pas quel autre prétexte elles auraient en tête pour te coller dans leur lit ! À moins que tu refuses de m’épouser ?
— Bien sûr que non. Je t’appartiens, Rika. Je t’ai donné mon panache ! Mais ce rite est horrible, mauvais. Il te détruira.
— Je sais, Lethë est la mère des araignées, et la patronne de Mana ! Je n’adhère pas à leurs délires, je te rassure. C’est juste pour tenir toutes ces prédatrices éloignées de nous.
Mais Ren n’était pas d’accord.
— Tu ne sais pas ce que c’est, protesta-t-il encore. Elles vont nous droguer, nous obliger à faire des choses affreuses, innommables… Et surtout, on va devoir faire l’amour devant eux ! Toutes les matriarches et maîtres d’armes des clans les plus influents de Kharë réunis, à nous regarder, tu te rends compte ?
— Mais ensuite, nous serons reconnus comme époux et épouse, n’est-ce pas ?
— Oui, mais…
Je l’empêchai de développer.
— C’est ça, que je veux, Ren. Que le monde, et surtout ton peuple si arrogant et hostile envers les humains, nous considère mariés. Qu’importe ce qu’il faudra faire pour cela. Tu m’as fait concourir au barsaman royal, affronter une araignée géante et un dragon cracheur d’anti-matière, accoucher en pleine bataille spatiale et manger mon propre placenta ! Qu’est-ce qui pourrait m’arriver de pire, franchement ?
Ren garda le silence. Il n’avait rien à objecter. Mais lorsque je fis mine de partir à nouveau, mon compagnon se releva brusquement.
— Il n’en est pas question ! Je te l’interdis !
— Tu n’as pas d’ordre à me donner ! » répliquai-je en l’esquivant.
Je poussai la commande de la porte et sortis de la cabine. Ren me courut après, mais il ne put m’attraper : comme Angraema l’avait fait, je me glissai sous une coursive et verrouillai le sas derrière moi. En me retournant, j’eus un petit coup de poignard au cœur face au visage catastrophé de mon commandant, impuissant devant cette mutinerie improvisée. Cependant, je n’hésitai pas à le laisser là, enfermé : j’avais pris ma décision.
Annotations