Interlude : Confrontation
Debout devant la grande baie de son bureau, l’Amirale Priyanca Varma observait la plaine de glace qui s’étalait devant elle, puis l’énorme boule orangée de Jupiter à l’horizon, la planète-réacteur, la fierté de la République de l’Holos.
Un signal sonore la tira de ses réflexions.
— Grand Inquisiteur Friedmath, Excellence, l’informa l’IA.
— Faites-le entrer.
Fidèle à son habitude, Friedmath était à l’heure. Impossible de prendre en défaut ces agents du SVGARD. Après un salut raide et minimaliste, le techno-prêtre prit place en face du bureau de Priyanca Varma. Comme la plupart des cadres supérieurs de cette police secrète, il était fortement augmenté : seuls la peau blafarde qui tendait son endosquelette de titanium et le cerveau contenu dans son crâne blindé étaient d’origine. Le tout était recouvert d’un uniforme austère, entièrement noir, dont le col remontait jusqu’au titanium à nu de sa mâchoire carrée.
— Alors ? Vous avez trouvé ce que je vous ai demandé ?
La voix froide du cyborg résonna dans la pièce insonorisée.
— Les archives déclassées confirment bien nos hypothèses. L’influence du cristal S² sur les tissus humains est prouvée, il ressemble à ce qu’on a pu voir sur les infectés revenus des zones contaminées du Crypterium. Ses effets, lorsque le cristal est à son état actif, sont les suivants : ralentissement de l’activité cellulaire, suspension du processus de vieillissement, réécriture de l’ADN par les rayons solénoïdes.
— Et quels sont les effets inverses ?
— Lorsque le sujet n’est plus soumis à l’influence de la source irradiante, son ADN s’écroule et se dissout comme de la cendre dans l’eau. Les archives font néanmoins état d’exceptions : c’est le cas de l’Inquisiteur Zrivian.
Priyanca Varma leva l’un de ses fins sourcils.
— Gerald Zrivian ? L’hérétique semi-exo converti ?
— Oui. Il s’est servi des capacités conférés par son hybridation pour inverser avec succès le processus sur lui-même. Il l'a fait également sur un autre : une civile, décédée de mort naturelle il y a une cinquantaine d’années. Elle avait refusé toute modification ou inscription dans le Crypterium, tout comme elle avait refusé l’ersatz d’immortalité apporté par l’irradiation au rayonnement S² de Zrivian.
— Je vois, acquiesça Varma, concentrée.
L’Amirale de L’Holos laissa son regard de glace flotter un moment dans l’espace vide entre Friedmath et elle.
— Vous pensez donc que le protocole est viable, dans l’état actuel des recherches ? demanda-t-elle enfin.
— Je dirais qu’il l’est. S’il ne s’agissait pas d’une telle hérésie, bien entendu.
Varma poussa sa chaise et se leva.
— Le Président Singh pense qu’une alliance humano-ældienne pourrait être profitable à la République, annonça-t-elle en se retournant vers la baie, les mains croisées dans le dos. Il se fonde sur l’aide apportée par les ældiens lors de la Guerre de Fondation, ainsi que sur les témoignages des vieilles alliances et des pactes passés par nos lointains ancêtres, sur Terra.
— Ces pactes n’ont jamais été profitables qu’à un seul parti, asséna Friedmath d’un ton glacial. Des marchés de dupes, qui maintenaient nos prédécesseurs dans la soumission et l’hérésie et dont les termes ne laissent aucun doute sur le mépris, l’arrogance, l’orgueil et la condescendance dont fait preuve cette race exogène à notre égard.
— Que faites-vous d’Ahmed Aden, alors ? s’enquit Varma en se retournant.
— Pour nous, Aden n’est qu’un hérétique parmi tant d’autres, lâcha froidement Friedmath. Il a délaissé l’Unique pour adorer ces monstrueux cultes ældiens. De toute façon, il était contaminé !
Varma prit un moment pour réfléchir à l'argument de Friedmath. Même si elle était loin d'adhérer au culte de l'Unique, elle devait reconnaître que le techno-prêtre disait vrai. Ahmed Aden, souvent décrit comme le sauveur de la race humaine à une époque où elle se comptait en survivants épars errants dans l'espace, avait remporté la Guerre contre l'oppresseur korridite en gagnant les ældiens à sa cause. Mais il y avait une face plus sombre au mythe. On disait l'homme fidèle – pour ne pas dire mignon – d’un tyran exogène qui se faisait vénérer comme un pharaon. Contre son aide, l'ældien l'aurait asservi corps et âme, lui imposant une odieuse soumission, qu’Aden accepta de son plein gré en enterrant définitivement sa fierté de soldat… Une fois la guerre terminée, il a suivi ce faux dieu dans le Grand Vide.
— C’est vrai que cette propension qu’ont les ældiens à se faire vénérer est un problème, concéda Varma. Un problème qu'il faudra régler, comme les autres.
— Vous ne pourrez rien faire. Même le plus discipliné des inquisiteurs peut basculer dans l’hérésie, une fois face à ces exogènes. Ils possèdent une aptitude surnaturelle à inspirer stupeur et folie.
— Une molécule tout ce qu’il y a de plus quantifiable, agent Friedmath, le corrigea Varma, agacée. Ils appellent ça le luith. Une tenue keihilin et un masque dûment verrouillé, et le problème est réglé. Du reste, il ne semble pas concerner ceux qui, comme vous et moi, possèdent plus de 80 % d’augmentations cybernétiques.
— La foi et la discipline sont notre seul rempart contre la perdition et les hordes hérétiques ! tonna Friedmath d’une voix de stentor, semblant soudain grandir dans la pénombre de la pièce. Faire une forteresse de notre corps par la technologie ne nous aidera en rien. Tout au plus cela nous permettra-t-il de résister un peu plus longtemps aux stimulations sensorielles insidieusement proposées par ces créatures. La prière et la contrition du corps et de l’esprit : le voilà, notre bastion !
L’Amiral tint bon, solidement campée sur ses jambes.
— Nous pensons que la République se passe très bien de prières, agent Friedmath, asséna-t-elle froidement. D’un côté comme d’un autre. Nous reconnaissons les services exceptionnels rendus par votre ordre dans la pacification du Réseau. Pour cela, nous tolérons vos entreprises de conversion et la multiplication sauvage des monastères orbitaux. Mais le Président est formel : seules la connaissance scientifique et la force de frappe de nos armées peuvent nous préserver de la menace de l’Abîme. Que les choses soient claires : aucun dieu omnipotent ne dictera notre conduite.
Friedmath s’abstint de répondre. Varma estima ce mutisme appréciable.
— Bien. De toute façon, d’après ce que l’on sait, ces ældiens sont dénués de logos. Ils ne raisonnent pas comme nous. Nous sommes d’accord avec les conclusions de l’Ordo Exo pour convenir qu’ils obéissent à leurs instincts les plus primaires et suivent pour seule logique la satisfaction de leurs besoins du moment. J’en donne pour preuve leur entropie et leur manque criant d’ambition. Ils ont progressivement perdu leurs colonies – si on peut appeler ainsi les territoires terraformés par leurs soins – d’une façon étonnamment passive. Nous savons désormais qu’ils se cachent en nombre dans une dimension interstitielle de la Trame, depuis des dizaines de milliers d’années ; pourtant, ils n’ont toujours pas l’idée de s’unifier pour nous attaquer. Ils ne constituent pas une menace sérieuse pour l’instant, mais nous pouvons les utiliser à notre profit. Un, en particulier.
— Cet individu dont vous conservez l’image holographique dans votre cockpit ?
— Celui-là même. Mais ne changeons pas de sujet, rétorqua Varma, contrariée.
Comment ce pisse-froid sans imagination de Friedmath savait-il cela ? Il lui faudrait mener une enquête interne. Quelqu’un devait la surveiller pour le compte du SVGARD.
— Les ældiens sont loin d’être les grands idiots dépeints dans ces sources datées que vous avez l’imbécillité de croire, railla insolemment Friedmath. Ces archives décrivent des êtres dégénérés, coupés du reste de leur société, qui sont restés sur Terra lorsque les plus puissants des leurs se sont retirés du système solaire. Terra n’était qu’une colonie mineure, pour eux. Elle n’avait attirée l’attention que de quelques factions peu importantes.
— Et alors ? contrattaqua Varma. Cela suffit-il à doter ces créatures d’intellect ? Leur technologie est certes impressionnante, mais surtout parce qu’elle nous est encore incompréhensible. En réalité, il semblerait que les ældiens se servent avant tout des capacités formidables de leurs organes S² et des vestiges laissés dans la Voie par la civilisation stellaire : pour le reste, ce sont des mammifères soumis à des lois biologiques les mettant au niveau des bêtes. Une fois que nous aurons percé tous leurs secrets, nous pourrons les asservir.
Friedmath émit un rire froid et désabusé, puis verrouilla son regard abyssal sur l’Amiral.
— Je dirige la station religieuse de CoRot 7-b, système Beta Monocerotis, dans la constellation de la Licorne, commença-t-il.
— Je sais où se trouve CoRot 7-b. Pas la peine de me donner un cours d’astronomie, agent Friedmath. Poursuivez.
— Très bien. Connaissez-vous la particularité de ce système ?
— Il abrite en son sein un trou noir stellaire, 1A0620-00, le plus proche de Solaris.
— Exactement. Un trou de ver, qui communique directement avec la face cachée de Pluton… Yuggoth.
Varma poussa un soupir agacé.
— Yuggoth. Je vous avais dit de ne pas utiliser ce jargon mystico-fumeux avec moi, agent Friedmath !
— C’est pourtant bien une réalité. Yuggoth, l’autre nom de Pluton. Appelé également Dorśa, l’ombre… Il s’agit d’un mot d’origine ældienne, passé sur Terra dans les antiques langues du Nord-Ouest du continent autrefois désigné sous le nom d'Europe.
— Et alors ?
— Yuggoth – Dorśa – abrite le repaire ældien par lequel décollent ces pirates hérétiques qui saignent nos colonies. Mon monastère de CoRot 7-b fait partie des premières sentinelles qui se dresse contre ces hordes démoniaques… Nous les observons. Au prix du sang et de l’âme de nos frères, nous parvenons à les contenir. Parfois, un de leurs navires de guerre rate sa manœuvre de sortie et se perd dans le trou noir, atterrissant ainsi chez nous. Le contraire arrive également. Bref, nous sommes en contact avec eux, en quelque sorte. Et je peux vous dire qu’ils sont loin d’être bêtes. Pervertis jusqu’à la moelle, oui, damnés sans espoir de rédemption… Il s’agit d’êtres sans âmes, de machines biologiques, après tout. Mais ils sont capables de planification très fine. Ne sous-estimez pas leur rouerie. Vous le regretteriez. Ne sous-estimez pas non plus le pouvoir sans mesure qu’ils exercent sur leurs fidèles humains. Il est plus fort que la foi de nos meilleurs soldats !
Les ongles de Varma tapotaient sur la table de silicium. Elle en avait assez entendu.
— Avez-vous autre chose à ajouter, agent Friedmath ?
— Négatif.
— Vous pouvez donc vous retirer.
L’inquisiteur salua, de sa manière raide et robotique, puis il se leva. Une fois debout, il planta ses yeux sans fond sur l’Amirale.
— Que l’Omnipotent vous garde, vous et la République, susurra-t-il alors d’une voix sinistre en déposant ostensiblement une unité mémorielle sur le bureau. Qu’il vous préserve des tentations de l’hérésie. Je penserai à vous dans mes prières.
— Merci, fit Varma, sa fine bouche pincée. Rompez.
Lorsqu’il fut sorti, elle posa un œil presque effrayé sur le pack de sauvegarde miniaturisé, estampillé aux armes du SVGARD, à savoir un trigramme représentant les trois anciennes religions du Livre. Elle savait ce que contenait ce colifichet que les fidèles de l’Église portaient parfois autour du cou, comme le dernier des superstitieux : un condensé de l’enseignement de l’Ordre, probablement agrémenté d’un exemplaire de la Doctrine de la Tempérance du patriarche M’Badi. Un corpus de prières à l’Omniscient en six langues différentes et des représentations antiques de la dimension infernale. Un bon ramassis de foutaises !
Elle saisit la clé, puis la jeta directement dans son broyeur à documents.
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