Le cratère Manann’an
En attendant d’en découdre, Varma avait fait installer la flotte amirale, les Aigles de l’Empyrée, au large de Jupiter, sur le satellite militaire Europa. Europa n’était pas le meilleur endroit pour une villégiature. Si on passait outre le message envoyé à tout vaisseau frôlant d’un peu trop près son orbite (« Site militaire. Ne tentez aucun atterrissage ici. »), encore fallait-il être un excellent pilote et posséder un corps résistant au froid. La lune de Jupiter était une masse d’eau abritant une forme de vie exogène, sous une couche de glace et de roche silicatée. Bien que l’atmosphère soit respirable, la surface à 130° kelvin rendait toute sortie impossible sans combinaison intégrale. Le satellite était pourtant habitable sans qu’il y ait besoin d’adjoindre à la colonie militaire qu’il accueillait un dôme géothermique. L’Amirale nous ayant fait installer dans un baraquement plutôt confortable de la base, je passais la majeure partie à l’intérieur de la structure surchauffée avec mes enfants, pendant que Ren arpentait la base et passait en revue la flotte avec Priyanca Varma. Cette dernière avait requis sa science de stratège d’Æriban, et comptait sur lui pour intervenir dans son conseil de guerre. Je me demandai comment l’état-major et les hommes de la flotte recevaient cette nouvelle excentricité de leur amiral… Mais je n’osai pas interroger Ren à ce propos. Je préférai qu’il reste ignorant de l’image désastreuse que les humains, y compris ceux de bonne volonté, avaient des ældiens, désormais.
Depuis Kharë, Ren rechignait à apparaître devant moi sous sa forme originelle. Et il refusait de me toucher autrement que configuré en humain. Il faisait déjà chambre à part tous les six mois, pendant sa période de rut, mais maintenant, cette séparation était quasi-permanente : plus d’une nuit, il ne rentra pas du tout dans le baraquement qu’on nous avait alloué. Que faisait-il ? Ren n’était pas programmé pour dormir la nuit. Le connaissant, je devinai qu’il passait tout ce temps en méditation de combat, cherchant la meilleure stratégie pour écraser les ennemis de la République. Mais je l’imaginais surtout en train de chevaucher sauvagement Varma, à la façon démon hybride. Avec son corps tuné à 90 % et ses orifices en polymère régénératif, l’Amirale de l’Holos pouvait lui faire bon accueil. Et ça restait une humaine, comme Ren aimait. Depuis le début, il était fasciné par elle. Il croyait qu’elle était son équivalent chez les homo sapiens augmentatis, le guerrier ultime de la République.
— Maman ! hurla Nínim de sa voix pointue dans mes oreilles. Je veux voir la neige ! Vite ! Avant qu’elle ne fonde !
— Elle ne fondra pas, Nim. Il fait moins 140°, dehors.
Les gosses étaient encore petits en taille, mais, à l’instar de Pas Douée et ses sœurs, ils étaient intenables.
Ce n’est qu’une phase, me dis-je en me penchant pour donner à mon fils toute l’attention qu’il réclamait.
— Isolda, lançai-je à la nounou, as-tu mis sa combi de grand froid à Caël ?
La jeune humaine hocha placidement la tête. Dans ses bras, Caëlurín tourna la tête vers moi, son petit visage sombre ressemblant à un coing enrobé de plumes.
Mon petit dernier était laid comme un troll. Elbereth avait beau me dire que ce n’était qu’une période chez les perædhil – les semi-ældiens – j’étais inquiète.
D’une main, je rentrai les oreilles – immenses et pointues – de Caël dans sa capuche. Il me lécha les doigts au passage, et gloussa. J’appuyai sur le bouton près de son cou, et le masque se verrouilla sur son petit visage.
— Et voilà, me félicitai-je. Au moins un gosse qui ne gèlera pas !
Après avoir vérifié si tout était en ordre sur leur combinaison, je rectifiai la mienne. Puis j’appuyai sur la commande d’ouverture du sas de la porte.
— Ouverture prévue dans H- 5 secondes. Avez-vous vérifié vos masques et vos gants ? Je détecte que vous êtes organiques à 99 % : le froid mettrait moins de dix secondes à détruire votre intégrité cellulaire.
Je triturai une dernière fois le tube qui me rentrait dans le nez. Un apport supplémentaire d’oxygène.
— Tout est bon, maman, ironisai-je.
— Porte ouverte, me répondit l’IA. Je vous souhaite une agréable sortie.
— De même, maugréai-je.
Nínim s’était déjà élancé, échappant à ma vigilance. Je me précipitai à sa suite, évoluant sur la plaque de neige et de glace comme un volatile empoté. Mon fils, lui, sautillait sur cette patinoire sans aucun problème. Il était agile et rapide !
— Attention, Nim ! lui rappelai-je. La glace est très fine par endroit. Si tu tombes dans l’eau, personne n’ira te chercher !
Sa sœur et lui étaient hystériques. Ils riaient aux éclats, semblant apprécier particulièrement ce paysage désolé. Après quelques glissades, ils s’amusèrent à faire des sculptures de glaces. Ils possédaient une compréhension innée des configurations qui leur permettait de faire de très jolies œuvres.
Caëlurín resta sagement dans les bras d’Isolda, observant le paysage de ses grands yeux miroitants. C’était la première fois qu’il allait à terre.
— Tiens, je vais le prendre, proposai-je.
Mais lorsque je fis mine de l’attraper, il enfouit sa tête contre la poitrine de la nounou.
J’avais déjà remarqué qu’il était très attaché à elle. Il faut dire qu’Isolda ne le quittait pas d’une semelle. Elle lui donnait son sein à suçoter, et, globalement, tout ce qu’il demandait. Elle le regardait avec vénération et avait toujours un sourire attendri en le contemplant. Je ne disais rien, car j’avais compris qu’Isolda avait perdu des enfants. Cette fille avait vécu des choses innommables, que j’étais loin de pouvoir appréhender, et la relation qu’elle avait avec Caëlurín lui permettait sans doute de se reconstruire, petit à petit.
Moi, je savais que j’étais une mauvaise mère. Ma poitrine, quasi-inexistante, n’avait donné que peu de lait. Tout le contraire d’Isolda, dont les seins généreux ressemblaient à deux appétissants gâteaux au fromage… Pendant mes classes, on m’avait souvent pris pour un garçon, ou un tertiaire. Le fait que j’ai toujours porté les cheveux courts, y compris aujourd’hui, parmi cette société de femelles à chevelure de déesse, n’arrangeait rien.
— Maman, où on va ? s’enquit Cerin.
Elle était bien plus sage que son frère.
— On va voir papa, leur appris-je.
Ren – qui avait fait une apparition éclair la veille afin de troquer son armure de seigneur de la guerre pour une vieille combi – m’avait dit que Varma et lui discutaient quotidiennement dans un baraquement situé de l’autre côté de la base, dans le cratère Manann’an. Il s’y rendait la nuit, à l’insu de tous, à l’exception notable d’un petit groupe de troufions triés sur le volet et tenus au secret, qui servaient d’escorte.
— Elle s’intéresse à la civilisation ældienne, m’avait appris mon mari en zippant la combinaison sur son torse musclé (sur lequel j’aperçus sa fente myorcardale, légèrement entrouverte). Elle me pose plein de questions. Elle a même fait aménager une sorte de serre, pensant que je me sentirais plus à l’aise avec beaucoup de végétation... (Il eut un rire bref, presque tendre). Elle se soucie de mon confort. C’est bon signe, non ?
Je levai le visage vers le ciel, vers l’Elbereth. Le vaisseau était toujours en orbite autour du satellite, là-haut, avec la partie ultari de l’équipage. Tanit, tout comme Angraema et Círdan, avait refusé catégoriquement de descendre sur la base républicaine.
Je me dirigeai vers le hangar à astrojets, déterminée.
— Je voudrais emprunter une barge, expliquai-je au préposé qui gardait les machines.
— Vous êtes une civile…
— J’ai un code d’autorisation, fis-je en brandissant le terminal implanté dans mon poignet, sur lequel Varma m’avait fait inscrire ce numéro provisoire. Reçu de l’Amirale en personne.
— Tout est en ordre, en effet, confirma le soldat après avoir scanné le code, presque à regret. Mais qu’en est-il de ces… enfants ?
— Ils viennent avec moi. Leur nounou aussi.
Je fis embarquer tout ce petit monde dans l’astrojet. Inutile de dire que les gosses étaient ravis.
Je pris possession des commandes, entrai les coordonnées du petit nid d’amour de Ren et Varma du bout des doigts et décollai. Vue d’en haut, l’environnement paraissait encore plus désolé que vu d’en bas. La base semblait minuscule, un assemblage de cubes épars sur une étendue de banquise, qui ne nous protégeait que très précairement de l’immense océan qui bouillonnait en-dessous. Ci et là, des panaches de vapeur et des geysers trouaient cette croute glacée. Le chlorure de sodium qui l’infusait formait comme des traînées de sang à l’apparence peu engageante. Ces traces rougeâtres faisaient écho à l’énorme boule orange qui se profilait derrière : Jupiter, la planète réacteur dont Varma nous vantait les prouesses énergétiques. Elle avait réussi à alpaguer Ren avec son babillage, lui qui détestait la technologie !
— Cratère Manann’an en vue, m’annonça le navigateur. Point B-4 verrouillé pour atterrissage. En attente de confirmation.
— Atterrissage sur point B-4 confirmé, ordonnai-je.
— Atterrissage amorcé.
Le cratère se profilait sous les propulseurs à plasma de mon astrojet. J’y discernai un petit habitacle au revêtement gris, presque invisible dans cet environnement. Varma avait habilement manœuvré, pour y attirer Ren : ce dernier m’avait expliqué, ravi, que Manann’an était un sidhe célèbre, doté d’un superbe cair, qui avait appris aux humains une nouvelle technique de forge à une époque où nos ancêtres ne savaient travailler que le fer. Le nom était passé à la postérité, bien après que le souvenir du sidhe ældien, lui, ait disparu. Il avait été préservé dans la mémoire collective comme un dieu des temps anciens, et, à l’instar de tous les éléments mythologiques humains – souvent d’origine ældienne, d’après Ren – utilisé dans la nomenclature astronomique aux tout débuts de l’exploration spatiale.
Une fois l’astrojet bien stabilisé, je coupai les propulseurs. Puis, après avoir défait ma ceinture, je me tournai vers Isolda.
— Attends-moi ici, lui conseillai-je.
Je n’étais pas trop sûre de ce que j’allais découvrir. Si Ren était véritablement en train de chevaucher Varma, ou le contraire, je ne voulais pas que mes enfants le voient.
Un légionnaire me boucha la vue.
— L’entrée est défendue aux civils, m’énonça-t-il en me barrant le chemin avec son gros corps blindé. Le site et tout ce qui se passe à l’intérieur est classé secret défense. Vous ne devriez pas être là.
— Ce qui se trouve à l’intérieur, rugis-je, c’est mon mari !
L’homme tiqua, mais il ne bougea pas d’un centimètre.
— Laisse-là, Dargov, lui intima son supérieur derrière. Elle dit vrai. Il s’agit de Rika Srsen, la naute qui sert à bord du navire ældien.
Le dénommé Dargov me jeta un regard dur.
— La déserteuse hérétique vendue aux exos… ! murmura-t-il si bas que je faillis ne pas entendre.
Je me figeai sur place et me retournai, gagnée par une colère sans borne. Ainsi, c’était comme ça que la flotte me voyait !
Son supérieur me prit par le bras.
— Venez, me pressa-t-il. Ne restez pas ici : il fait froid dehors.
Il me conduisit dans une antichambre presque aussi glaciale que l’extérieure.
— Attendez ici : ils ont presque terminé. Je vais vous chercher un nes.
Presque terminé… Terminé quoi ?
Je me levai et m’approchai de la vitre terne. Impossible de voir à travers. Elle ne laissait passer aucun bruit. Je tapai du poing dessus une fois, puis deux. Et très vite, je me retrouvai à hurler et gesticuler.
— Ren ! appelai-je. Ren !
Derrière moi, une petite LED rouge s’alluma. La voix froide et autoritaire de Priyanca Varma retentit dans la pièce.
— Rika Srsen ? Vous pouvez entrer.
La paroi transparente glissa dans le mur, créant une ouverture juste devant moi. Elle découvrit un paysage hallucinant : une espèce de jungle luminescente baignant dans une chaleur torride. Dans des volutes d’eau chaude, assommé par l’atmosphère lascive que Varma, telle une plante vorace, avait créé pour l’appâter, Ren se prélassait, nu. Sa peau d’obsidienne luisait, de luith et de sueur, alors que l’Amirale, en tank top, s’affairait à lui masser les épaules de sa poigne vigoureuse de cyborg.
— C’est comme ça qu’on fait ? eut-elle l’audace de s’enquérir en me regardant.
Elle essayait de me faire croire que Ren lui donnait un cours de massage ældien !
Je me plantai devant mon mari, répandant neige et cristaux de sodium gelés dans leur petit paradis aquatique.
— Allez, lui lançai-je sans jeter un seul coup d’œil à Varma. On rentre à bord de l’Elbereth. La récréation est terminée : ta fille et les trois gosses que j’ai eu de toi te réclament.
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