La guilde du Chemin Voilé

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Angraema était en difficulté. Ren l’avait envoyée affronter, seule, tout un vaisseau orcanide. Tanit, qui avec sa vision d’ældienne pouvait suivre tous les détails de la scène, nous la décrivit avec forces mimiques. Si la petite s’en sortait entière, elle allait probablement obtenir sa chanson !

— Qui est cette Angraema dont vous parlez ? s’enquit Priyanca Varma, à qui Dea traduisait tout.

— C’est la fille de Ren. Et une apprentie sidhe.

— La fille de Ren ? s’étonna l’amiral. Votre fille a déjà cet âge là ?

— Il l’a eu avec une autre, précisai-je. Une femelle ældienne : celle qui a été retrouvée avec lui.

Varma hocha la tête d’un air entendu.

— Je vois. Cela me semble logique que les deux derniers ældiens se reproduisent ensemble.

Je lui jetai un regard agressif. En disant cela, elle sous-entendait que ma relation avec Ren était moins importante, une simple tocade bizarre de mon compagnon.

Ce dernier revint sur notre bord rapidement. Il jeta un objet tâché de sang noir sur la console – le masque de son armure, que normalement il faisait directement disparaître dans la matrice de l’Elbereth après usage – et se débarrassa de son piwafwi, qui reluisait encore d’avoir été utilisé comme camouflage.

— Drorgo a filé, annonça-t-il d’un ton haché. Droit dans l’Ethereal. Vous ne l’avez pas vu passer sur vos radars ?

Je hochai la tête, lentement. J’avais vu le navire qu’avait accosté Ren sombrer dans l’espace, mais aucune barge orcanide n’en était sortie.

— On aurait pas su le reconnaître, Ren, précisai-je tout de même pour faire un peu d’humour.

Les orcanides se ressemblaient tous : de grosses masses de muscles à la peau sombre et tachetée, aux petites yeux méchants et aux crocs proéminents, qui dépassaient de leurs horribles bouches.

— Tu ferais mieux de ressortir, Ren, ajoutai-je en attrapant son masque pour le lui redonner. Ta fille est en difficulté.

Ren s’en saisit immédiatement et le fit disparaître dans son piwafwi. Mais il ne fit pas mine de bouger.

— C’est à elle de trouver la solution pour s’en sortir, dit-il impitoyablement.

— Mais elle est seule contre tout un équipage d’orcanides ! protestai-je.

Ren me jeta un regard dur.

— Tu crois que c’était plus facile, le barsaman ?

Sa réplique m’avait cloué le bec, mais je continuai à ne pas être d’accord. Angraema était différente de Ren. D’abord, c’était une jeune femelle, menacée des pires sévices si elle était prise vivante. Je m’inquiétai vraiment pour elle.

— Vous avez sabordé ce bâtiment orcanide tout seul ? s'enquit Priyanca Varma, qui semblait soudain réaliser ce que Ren avait fait.

Ren se tourna vers elle vivement, comme s’il venait de se rappeler de sa présence.

— Pas tout seul. J’ai un équipage derrière moi, fit-il en nous désignant.

Personne, parmi cet équipage, ne chercha à la contredire. Nous savions tous que nous n’avions rien fait pour l’aider, et que, de toute façon, il aurait refusé cette aide, nous ayant donné une mission différente. Mais il n’était pas question de faire perdre la face à Ren devant Priyanca Varma. S’il voulait lui expliquer les choses ainsi, alors, il fallait suivre.

— N’essayez pas de me faire croire n’importe quoi, protesta pourtant l’amiral. Je vous ai vu sortir – seul – et revenir, seul. Personne ici ne vous a fourni le moindre appui tactique. Je le sais, puisque j’y étais.

Ren la regarda en silence.

— Qu’importe, finit-il par dire. Je savais qu’ils étaient là, derrière moi, à pouvoir réagir en cas de coup dur. Il s’agit d’une aide non négligeable : le facteur psychologique est important, dans ce genre de cas. C’est une chose tout à fait différente de partir à la guerre sans personne derrière. Vous devriez le savoir.

Cette dernière petite pique – qui mettait poliment et habilement en doute ses capacités de soldat, eut-elle osé répliquer – dissuada Varma d’insister. Ren se tourna alors vers moi :

— Comment s’en sort Angraema ?

— Demande à Tanit, murmurai-je.

Ren s’avança vers la baie. Les bras croisés, il vint observer la situation du vaisseau pris d’assaut par sa fille avec la barde, et Círdan, dont l’inquiétude était grandissante.

— Ædelharn, supplia ce dernier, je sais que j’outrepasse mes attributions, mais ne laissez pas Angraema mourir, s’il vous plait.

Le jeune ældien faisait peine à voir.

— Ne t’inquiète pas, le rassura Ren en posant une main réconfortante sur son épaule, brièvement. Angraema s’en sortira. Mais tu devras t’habituer à la voir combattre : elle s’est engagée sur ce chemin. Il y aura d’autres moments comme celui-là, plus durs.

Círdan baissa la tête. Il n’osa pas en dire plus.

Cependant, défiant les pronostics de Ren, la situation s’envenima lorsqu’un autre vaisseau orcanide vint à la rescousse du premier, en s’y dockant pour envoyer des troupes. Visiblement, la jeune sidhe faisait beaucoup de dégâts. Les orcanides avaient dû estimer que cela méritait l’envoi de renforts.

Sans un mot, Ren tourna le dos à la baie et se dirigea vers la sortie, les yeux baissés. Il se décidait à donner un coup de main à sa fille, enfin ! Mais il n’eut pas y aller.

— Il y a du nouveau, annonça Dea. C’est un vaisseau de guerre ældien, mon commandant ! Il vient de détruire le second bâtiment orcanide.

Ren revint vers la baie. Effectivement, on pouvait voir un cair de guerre non loin, positionné au-dessus de ce qui restait de la flotte orcanide. Sur sa proue s’affichait clairement l’héraldique ældienne : un glyphe composé d’un triangle inversé surmonté d’un trait barré et de deux croissants de lune.

— Des filidhean, murmura Ren en voyant l’énorme vaisseau se positionner pour aborder le navire orcanide restant. Les enfants de l'Amadán.

Alarmée, Varma croisa les bras.

— Des filidhean ? Qu’est-ce que c’est, comme faction ældienne ? Que faut-il faire ? À quel niveau estimez-vous leur dangerosité, Ren ?

Les questions de Varma fusaient à cent à l’heure. Poussant un soupir sonore – elle l’avait encore appelé par son diminutif – je vins me positionner entre eux.

— Les filidhean figuraient parmi les plus talentueux des corps de guerre de notre peuple, expliqua Ren. Les plus rares, aussi. Je suis étonné d’en voir ici. Comme quoi, il restait encore beaucoup d’ædhil dans la Voie, finalement…

— Ceux-ci ne viennent pas de la Voie, c’est évident, corrigea Priyanca Varma, nerveuse. Ils viennent de l’Ethereal. C’est toujours de là que semblent surgir vos pairs, commandant Ren !

Ce dernier continua de fixer la baie d’un air habité. Oui. C’était évident. Les ældiens se servaient en priorité du Dédale pour naviguer : Ren me l’avait bien expliqué, au début.

— Alors, que préconisez-vous ? continua-t-elle. Dois-je donner l’ordre à nos troupes de les considérer comme un ennemi ?

Ren secoua vigoureusement la tête.

— Non. Les filidhean sont là pour vous aider, nous apprit-il. Du moins, s’ils jugent vos actions conformes.

Varma tiqua.

— Conformes ? Conformes à quoi ?

— Conformes à leur plan d’action, aux prophéties du sældar qu’on appelle l’Amadán, et à leurs valeurs, répondit Ren en dardant un regard minéral sur elle.

Tanit suivait la conversation d’un air goguenard. Les bras croisés, elle jeta un œillade à Ren. C’était une barde, elle aussi. Elle devait se sentir en terrain connu.

— Ren, demandai-je, que sont ces filidhean ? Pourquoi sont-ils là ?

Ren se tourna vers nous.

— Filidh veut dire barde. Mais il ne s’agit pas de bardes de cours : ceux-là sont des troubadours errants. Des bardes-guerriers.

À l’écoute de ce dernier mot, Priyanca Varma faillit sauter au plafond.

— Des bardes-guerriers ! Ils sont hostiles, donc ?

Ren lui jeta un regard froid.

— À l’origine, ils étaient spécialisés dans les performances artistiques. Ils conservaient, jouaient et mettaient en scène les mythes de notre race, qu’ils gardaient vivants grâce à leur danse, leur art dramatique et martial. On raconte qu’ils se sont mis à faire la guerre à force d’être attaqués par des monarques rendus furieux par leur humour acide et le goût de vérité qu’avaient leurs paroles… Même si leur science du combat est particulièrement efficace – du niveau d’un sidhe d’Æriban – ils sont neutres par essence, et servent des causes justes. En tout cas, ils ne pratiquent pas l’esclavage, ni la torture ou la débauche. Et ils se mêlent peu des affaires des autres races. C’était comme ça de mon temps, en tout cas.

Tanit affichait un grand sourire satisfait, les yeux modestement baissés.

— Ren a raison. Les filidhean ne sont probablement pas venus pour les humains. Ils doivent poursuivre une faction orcanide, ou d’autres buts.

C’était apparemment vrai. Le gros porteur amiral orcanide fut en effet abattu d’un seule salve par un mystérieux rayon violet, qui annihila au passage une bonne partie de leur flotte.

Tanit, relevant le menton, jeta un regard crâne à Priyanca Varma.

— Vous avez de la chance que les filidhean soient là. Nous n’aurons probablement pas besoin de nous battre !

Varma– tout comme moi – n’avait jamais vu autant d’ældiens que ces derniers temps. D’espèce officiellement éteinte à l’époque du réveil de Ren, la race était devenue particulièrement active. Pourquoi ? Cette question m’intriguait.

Les filidhean, avec un seul vaisseau, nettoyèrent rapidement la zone. Puis ils disparurent dans l’Ethereal. Leur disparition des radars soulagea Priyanca Varma, et, je dois l’avouer, moi également.

Jusqu’à ce que soudain, Dea relève la tête, les yeux blancs.

« Ar-waën Elaig Silivren. La guilde du Chemin Voilé demande à accoster. »

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