Trahison finale
Je n’avais jamais couru aussi vite de ma vie. J’étais revenue à mon point de départ, lorsque j’étais une petite fille qui fuyait les inquisiteurs sur BK192. J’étais revenue à ce jour où tout avait commencé, quand le vaisseau que j’appelais ma maison avait été attaqué par des pirates, ceux qui me tenaient lieu de famille froidement exécutés. Encore et encore, l’histoire se répétait. Sauf qu’à présent, j’avais quelqu’un à protéger. Mes enfants. Ils étaient prisonniers de l'Holos.
La base de Jupiter était en état d’alerte. La plupart des techniciens et des soldats avaient déjà évacué la planète jaune, dont les réacteurs s’emballaient les uns à la suite des autres. Les navettes et autres barges de secours fusaient dans le ciel noir comme des missiles, alors qu’une sirène lancinante hurlait dans les couloirs vides, le long des coursives et dans les salles immenses que je traversai en courant, mes bottes rebondissant sur les passerelles au-dessus de vides immenses. Je courus droit devant, ouvrant des trous dans les portes avec mon arme, ne m’arrêtant que pour armer le GBE. De temps en temps, un soldat ou deux – même trois – déboulaient devant moi. Pour moi, ils étaient des obstacles. Plus qu’une seule chose comptait : retrouver Ren et mes enfants.
Je parvins enfin à la coursive où j’avais laissé mon astronef. Ren, qui ignorait son existence, ne l’avait pas pris. Je me jetai dedans et sautai directement sur le fauteuil du pilote, allumant d’un doigt rapide les commandes des rétrofusées. Puis je lançai le décollage. Les couloirs de sortie défilèrent sous mes yeux, les LED qui les bordaient ne formant plus que des traits lumineux. Le noir de l’espace, enfin. Les milliers d’étoiles. J’étais aux commandes. Armée. Bizarrement, je ne m’étais pas sentie aussi vivante depuis des lustres. Le réflexe du cortex reptilien, stimulé par l’instinct de survie ?
Je n’étais pas seule dans l’orbite géothermique. Des centaines de vaisseau quittaient les bases voisines. Et au loin, sur le périgée extérieur, se profilait le super-croiseur amiral de Priyanca Varma. Je sus tout de suite que Ren était à l’intérieur. Lorsque je vis le GBE tirer sa charge maximale sur la base, j’en eus la confirmation. Ren, après avoir gagné pour eux la bataille de Solaris, avait détruit la base de Jupiter, et son réacteur, la fierté de l'Holos. Je n’attendis pas qu’il le fasse pour passer en hyper-espace. L’explosion – et les radiations – allaient tout oblitérer à des millions de km² à la ronde.
Ma première impulsion fut bien sûr d’entrer les coordonnées de la nouvelle Arkonna. Mais comment retrouver mes petits sur cette immense plateforme artificielle ? Varma n’avait sans doute pas eu le temps de donner mon signalement, mais peut être que certains soldats l’avaient fait. Et un certain nombre d’entre eux avaient réussi à quitter Jupiter avant que Ren ne la détruise.
Non. Ce qu’il fallait faire en premier lieu, c’était rallier Pas Douée – Angraema – et Círdan en rade de Sibalba. Les prévenir du désastre, et requérir leur aide.
J’entrai donc les coordonnées de Sibalba dans mon navigateur. Et au moment où je m’apprêtais à appuyer sur « envoi », une main blanche et fine, aux griffes soigneusement taillées et entretenues, se posa sur mon bras.
C’était Tanit. Je croisais son regard céruléen un instant : elle était vêtue d’une armure blanche épousant les lignes sensuelles de son corps, ses longs cheveux couleur sang coulant dessus en formant un contraste saisissant.
— Tanit, murmurai-je. Tu as survécu !
Un sourire mutin apparut sur son superbe visage.
— Bien sûr. Je n’ai pas pu les empêcher de prendre tes enfants – ils m’ont eu comme une débutante, là-dessus – mais j’ai pu quitter le cair à temps, et sauver ce qu’il y avait à sauver », fit-elle en agitant une chaînette sur lesquelles pendait tout un lot de sauvegardes mémorielles : une en forme de carcadann, une en forme de wyrm, une unité de sauvegarde et… le cristal de Ren.
— C’est toi qui l’a, murmurai-je, au bord des larmes. Anwë soit loué !
Tanit me fixa d’un regard dur.
— Anwë… Peut-être. Seule la nourrice humaine n’a pas pu être sauvegardée : elle s’est enfuie dans la salle des armes avec Caëlurín, qu’elle portait dans les bras, dès que les humains ont envahi le cair. Ce n’est pas une grande perte. Ton dernier-né, par contre...
Une larme – une seule – coula le long de ma joue. Isolda était morte, et avec elle, mon plus jeune enfant, unique petit de ma dernière portée.
— C’est dommage. Cela aurait fait un bien joli mâle : comme son père, il avait un très beau visage », dit Tanit avec une insensibilité qui, vu mon état mental, ne me choqua pas.
Priyanca Varma, fine comme elle était, nous avait caché cette information, à Ren et à moi. Elle savait que nous serions tous les deux devenus fous furieux en apprenant que sa trahison immonde, en plus de nous coûter le vaisseau qui était notre maison et abritait tous nos amis, avait pris la vie de notre dernier enfant.
— Angraema et Círdan sont sur Æriban, fis-je d’une voix dure en essuyant ma joue d’un revers de main rageur mais déterminé. Avant toute chose, il nous faut les retrouver. Ensuite… Ren. J’imagine qu’il a dû tenter de retrouver son cair, comme il l’avait fait il y a deux ans, lorsque je l’ai rencontré. Avec un peu de chance, il y sera encore lorsque nous arriverons en rade de Sibalba. Il suffira de lui rendre son cristal, et il retrouvera la mémoire. Une fois tous les cinq réunis, nous retournerons sur Arkonna et reprendrons ce qui est à nous !
Tanit m’avait écouté en silence, avec un bizarre air narquois sur le visage. Lorsque j’eus fini, elle sourit carrément.
— Ce qui est à nous ? ricana-t-elle. Mais que t’imagines tu, Rika ? Tu crois donc être des nôtres ? Oui, Amarriggan t’as grandement favorisée en t’octroyant les faveurs d’un mâle aussi exceptionnel qu’Ar-waën Elaig Silivren. Mais c’est fini, maintenant. Le roue du destin a tourné. Amarriggan a porté son visage terrible ailleurs, et elle regarde quelqu’un d’autre. Tes deux autres petits seront élevés parmi les humains, ou peut-être tués, je ne sais pas. Peu m’importe. Angraema… Si elle survit à Æriban, qu’elle continue sa quête de son côté, avec Círdan. Jamais elle ne retrouvera son père. Ce dernier ignore son existence, tout comme il ignore la tienne. Il continuera sa voie comme il l’a toujours fait, et un jour peut-être, si Amarriggan le veut, je croiserai son chemin à nouveau. Cette fois, je saurais le faire mien. Mais de toi, jusqu’à ta mort, il ignorera tout !
Je la fixai, à la fois révoltée et choquée. La colère que je ressentis à ses propos cruels submergea la tristesse et la déception qu’elle provoqua : cela faisait longtemps que je ne considérai plus Tanit comme une amie véritable, mais elle avait été un membre de notre équipage, de notre tribu.
— Parce que tu crois que je vais rester à ne rien faire ? lui dis-je froidement. Tu ne me connais pas. Oui, je ne suis pas une ældienne. Je suis une humaine, et comme tous les miens, je suis combattive et obstinée. Je ne me laisserai pas entraîner dans l’oubli sans lutter. Surtout, je n’abandonnerai pas mes enfants. Ni Ren. Je lui ai fait une promesse, et j’entends la respecter !
Je sortis mon arme – le GBE – de ma veste de combinaison, et la pointai sur Tanit.
— Maintenant, quitte mon bord, avant que je ne troue ton cœur de traître avec un rayon gravitationnel ! lui ordonnai-je.
Tanit plissa les yeux, mais son sourire se fut plus large – et plus acide.
— Tu comptes vraiment tirer avec cette arme ici ? fit-elle, narquoise. Cela percerait la coque de ton astronef : ce n’est pas à toi que je vais l’apprendre. Non, tu ne peux rien contre moi. Sans le pouvoir que t’as confié Elbereth, tu ne peux même plus opérer de configuration. Tu fais la fière, mais tu es finie, Rika !
J’hésitai une seconde de trop. Bien sûr, elle avait raison : je ne pouvais pas utiliser le GBE dans l’espace. Le rayon gravitationnel, à son plus bas niveau, avait une portée effective de 38, 5 km.
Tanit me désarma aisément. Je luttai avec elle un moment, regrettant de ne pas avoir un exosquelette blindé branché sur mes ports terminaux. Je n’étais pas de taille contre une ædhel : Priyanca Varma, peut-être, avec son corps cybernétique, aurait pu affronter Tanit, mais moi, sans le recours de la technologie, je ne le pouvais pas. D’une simple claque administrée du revers de sa main fine et griffue, elle m’assomma, comme si j’étais une simple poupée de chiffons.
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